Journal de Marie Lenéru/Texte entier

G. Crès et Cie (p. photo-TdM).

Marie LENERU
à 10 ans
JOURNAL
DE
MARIE LENÉRU
AVEC UNE
PRÉFACE
DE
FRANÇOIS de CUREL
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ET DEUX PORTRAITS DE L’AUTEUR


TOME PREMIER


“MÉMOIRES D’ÉCRIVAINS ET D’ARTISTES”
Éditions G. CRÈS et Cie
PARIS
il a été tiré de cet ouvrage :
huit exemplaire sur hollande
teinté van gelder zonen, dont six
hors commerce, numéroté 1 et 2
et de 3 à 8, et cinquante exemplaires
sur vergé pur fil lafuma,
dont quinze hors commerce,
numérotés de 9 à 43 et de 44 à 58.

PRÉFACE



Marie Lenéru est née à Brest le 2 Juin 1875. Son père, entré dans la marine à 16 ans et décoré de la Légion d’honneur à 25 ans pour sa belle conduite pendant le siège de Paris, mourut en 1878 laissant une petite fille de deux ans.

Son grand-père maternel était l’amiral Dauriac qui mourut en 1878.

Au point de vue littéraire Marie n’héritait pas de tendances particulièrement accusées. Elle appartenait à une famille de marins, et c’est en contact intime avec la mer qu’elle vécut une radieuse enfance, dans une maison située sur le port de Brest. De sa fenêtre elle découvrait, au delà du grand port de guerre, toute la rade.

C’était une rieuse petite fille adorée de ses amies, et qui charmait les siens par son aimable caractère. Elle apprit à lire en quelques heures, mais ce brillant début fut quelque peu trompeur ; car malgré sa facilité elle était paresseuse. D’ailleurs nous allons être admirablement renseignés sur ses qualités et ses défauts, en parcourant un journal qu’elle se mit à écrire vers l’âge de dix ans. En voici la première page, datée de Montpellier, 30 novembre 1886. J’en respecte les défaillances d’orthographe et l’indigence de la ponctuation :


« C’est maman qui m’a forcée à faire mon journal car moi je n’aurais pas du tout envie : c’est maman qui m’a achetée mon cahier en sorte que ça m’amuse réellement. Ce matin quand je me suis levée il me restait encore à préparer mes exercices de grammaire et à repasser mes leçons j’ai eu le temps de le faire quelque temps avant déjeuner je suis descendue me coiffer ou du moins me faire coiffer par maman, ensuite quand je suis remontée ça a été à la suite d’une discussion commencée hier à propos de longitude et de latitude nous avons finit par voir que nous étions tous d’accord sauf tante Alice. J’ai lu dans les Veillées du Château Delphine ou l’heureuse guérison mais je ne l’ai pas encore fini puis nous sommes allés déjeuner, après maman m’a fait sortir avec Fernande acheter mon cahier et acheter une lampe qui nous éclaire en ce moment et même qui nous joue de très vilains tours… etc. »

Le compte rendu de cette première journée se termine par une décision calligraphiée en gros caractères :

« Je continuerai mon journal toute ma vie. »

Marie Lenéru est restée fidèle à son engagement, non sans avoir à lutter contre elle-même les premiers temps, car à la date du 13 décembre 1886 je note cette première phrase :

« Que ce journal m’assomme ! Il me scie, mais absolument. »

Chose remarquable, la fillette était déjà préoccupée du côté moral de sa conduite. Je dis « déjà » car cette préoccupation du devoir envers Dieu, le prochain et soi-même fera plus tard le fond de toutes ses œuvres.

Sans cesse dans le journal d’enfant on relève des phrases comme celle-ci :

« … Je n’ai pas bien fait ma prière car je dormais trop, je dois dire que cela m’arrive depuis quelques jours.

« Aujourd’hui en fait de promenade nous sommes allés à la foire, j’ai fait la gourmande (j’ai mangé deux gaufres et une tranche de coco) en plus j’ai menti à Fernande en lui disant que j’avais faim.

« Ce matin j’ai été parresseuse, maman m’avait dit de repasser mes leçons et je n’ai repassé que ma leçon de grammaire et ce qu’il y a de pis encore c’est que quand je suis descendu pour me faire coiffer j’ai dit à maman que je savais très bien toutes mes leçon donc voilà parresse et mensonges, moi qui voulait tant être exemplaire, je commence bien ma journée, quand on pense qu’il n’est pas encore midi !

« Ce matin je n’ai pas bien fait ma prière du tout, du reste le matin je ne la fait pas trop bien, je crois que c’est parce que je n’ai pas tant peur de mourir que le soir. »

À la date du 24 décembre 1886 :

« Que je suis heureuse ! Je suis en état de grâce depuis ce matin, car je communirai ce soir à la messe de minuit ; c’est en revenant de chez Rendall que nous sommes allées nous confesser maman, tante Alice, Fernande et moi ; d’abord j’ai été très effrayée d’y aller de si bonheur. Il était onze heures et je trouve qu’on avait bien trop de temps de commettre d’autres péchés, mais enfin malgré ce temps je crois que je ne me suis pas encore rendu coupable d’autres fautes.

« Je crois que j’ai eu la contrition parfaite, je serai si heureuse !

« Demain ! que j’aurai de choses à dire. »

Possible, mais le journal n’en porte pas trace.

Du 1er février 1887 :

« Je n’ai qu’un tout petit bout de temps car nous allons dîner, alors je commence vite. Je suis assez contente de moi aujourd’hui je n’ai pas perdu mon temps, seulement je crois avoir fait une ou deux petites craques assommantes qui viennent me gâcher toute ma journée.

« Hier j’ai lu dans Victor Hugo Zaharie en somme c’est son histoire ; son éducation a été faite par un prêtre qui lui enseignait son à peu près car comme il le dit car toutes les religions sont des à peu près et qu’on brise l’esprit des enfants en la leur enseignant mais qu’heureusement il ne leur en restait pas toujours tant que cela preuvre Voltaire, où a-t-il la tête ? eh bien est-ce que c’est la chose que Voltaire a fait de mieux ? est-il permis de penser comme cela, dans ses poésies il a bien recours à Dieu ! pourquoi blâme-t-il son culte, ce n’est pas non plus lui aussi ce qu’il fait de mieux, maintenant qu’il est mort il ne doit plus penser comme cela ! ah ça j’en ai bien la conviction. »

Le Dimanche 13 février, elle prend une grande résolution :

« Encore une nouvelle entreprise ! Espérons qu’elle réussira ! J’ai entrepris de faire un idéal de la vie que je tâcherai de suivre autant que possible mais je ne promets rien ».

Et maintenant, un peu de coquetterie :

« Oh ! que je suis contente ! que je suis contente ! Voilà que quand je suis rentrée maman me dit de remonter parce qu’elle a des choses à ramasser, moi, je remonte tout tranquillement, puis voilà que quand je viens faire mon journal je vois que maman a oublié une boîte sur la table je vais, je regarde, qu’est-ce que je vois ? un ravissant onglier, mais ravissant, ravissant ! aussi tout à l’heure je vais l’essayer et j’essayrai de tout, de la lime, du ciseaux, de la brosse et de la peau, plus tard, quand il y aura de la poudre, dans la boite à poudre, je ne manquerai pas de m’en servir. »

Elle en est encore à s’étonner de peu :

« Madame L. G. est partie il y a quelques jours et nous a invitée à dîner pour quand nous passerons à Paris, tant mieux car elle est très aimable, mais elle est un peu drôle, par exemple elle appelle son gendre monsieur et lui l’appelle madame, puis elle a une horreur profonde pour l’embrassage ah quelle typesse ! »

À présent, un petit drame :

« Je tiens aujourd’hui à écrire longuement, nous sommes allées au cours comme à l’ordinaire, c’est Marie qui nous y a conduit avec Carl, nous étions arrivées trop tôt mademoiselle n’y était pas, comme il fallait que Carl promène, Marie dit à Fernande : « Mademoiselle nous n’avons pas le temps d’attendre, madame m’a donné une lettre pour remettre à Mlle  C…, voulez-vous la lui donner » certaiment dit Fernande, mais voilà qu’elle reconnaît l’écriture de tonton et bien vite elle s’empresse d’ajouter : mais après tout Marie puisque maman vous a dit de la remettre vous même vous le ferez. D’où venait que Fernande changea si vite dès qu’elle reconnut l’écriture de son père, c’est que depuis longtemps tonton Lionel trouve qu’on nous donne trop à faire et qu’il a dit qu’il l’écrirait à mademoiselle C…, de sorte que toutes deux nous avons eu très peur en pensant à l’accueil qu’elle allait faire à cette lettre, sûrement elle va faire sa bouche, heureusement qu’elle l’a lue pendant la leçon de Monsieur Chab… et que je ne l’ai pas vue le faire ; mais quel changement ! voilà qu’elle a été charmante ! une pluie de minette ! ce qui ne lui arrive pas tous les jours et de plus j’ai décroché un 10 pour mes dattes, mais avec Mlle  C… cela ne pouvait pas se passer comme cela, nerveuse comme elle l’est et maman l’a bien vue ; en allant lui dire au revoir, elle avait une paltitation si forte qu’elle en était toute tremblante. Elle a répondu à tonton Lionel, je voudrais bien savoir ce qu’elle lui dit, pauvre Mlle  C…

« La leçon de M. Chab… a été très interressante, elle était sur Molière, mais ce que je trouve très triste c’est que ce pauvre Molière ait terminé sa vie comme pour rire, en jouant le malade imaginaire ; c’est tout de même bien heureux qu’il soit français, car aucun pays ne peut lui opposer un rival ; il est universel comme disait un anglais (mais ça n’empêche pas qu’il est toujours bien français) ».

Le 17 février 1887, l’idée de guerre fait une première apparition sous la plume du futur auteur de « la Paix » :

« Un seul mot seulement avant de dîner ; la GUERRE ! on n’entend parler que de cela mon Dieu ! que ce soit franc au moins, si ça doit être guerre qu’on le sache qu’on le dise (que j’écris mal, aussi je suis si pressée) ; mais après tout je ne crois pas que l’on connaisse l’avenir sans cela cette bavarde presse aurait il y a longtemps crié cela sur les toits ; mais s’il y a la guerre et que je ne puisse servir qu’à faire de la charpie c’est cela qui ne m’irai pas, encore si je pouvais aller dans les ambulances ; maman y aurait été si je n’étais pas là, quelle scie PATRIOTIQUE ! comme les enfants sont gênants tout de même ! Mais maman pourrait bien m’y mettre avec elle voilà tous les avantages que ça aurait : 1o  rendre beaucoup de services, 2o  que maman pourra satisfaire l’envie qu’elle a d’y aller 3o  et la mienne, de pouvoir servir à quelque chose 4o  de m’habituer à voir du sang, à entendre les détonations et à ne pas servir à rien » les désavantages que ce serait très triste, il n’y en a pas d’autres ; il faut espérer cependant que la guerre ne viendra pas nous troubler car combien de gens mourrait ! pourquoi vouloir toujours avoir tant de terrain que cela à quoi ça sert-il ? »

Nouveau scrupule de conscience, mais avec tendance aux accommodements :

« … il m’a interrogé sur l’Avare c’était de la chance, j’ai eu 9 ; quand à mon histoire je me suis mise à la fin pour ne pas la réciter car je ne la savais pas très bien, j’ai fait la désolée et à vrai dire j’étais enchantée,

« Je crois qu’à part cette espèce de petit mensonge d’aujourd’hui, et j’en suis même sûr je n’ai pas menti depuis ma confession ah si pourtant, le jour même j’ai dit que j’avais écrit ma composition de style aussi serrée qu’une certaine chose que j’avais montrée à maman et pas du tout, je n’avais pas du tout écrit comme cela, mais quel besoin a-t-on de mentir, c’est assommant, à quoi ça me servait-il ? il faut absolument que je me corrige. Fernande qui croit ne pas même avoir exagéré depuis sa dernière confession ! à propos de confession ça me fait penser que je n’ai pas fait ma pénitence, aussi tout à l’heure vais-je la faire ».

Monseigneur qui devait lui donner la confirmation tombe malade. La cérémonie est remise au grand chagrin de Marie, et puis l’évêque meurt. Elle raconte ses derniers moments :

« M. le Curé nous a raconté la mort de monseigneur, il est mort comme un saint il n’a pas manqué une fois de dire la messe quoique malade et il l’a même dit le jour de sa mort : comme il sentait qu’il allait mourir il est allé dans une de ses salles de réception, revêtu de ses habits sacerdotaux on est venu en procession lui porter le viatique, il était entouré de beaucoup de prêtres et de personnes après leur avoir dit adieu il a pris sa croix l’a embrassé puis quelques instants après il rendit le dernier soupir. Il a eu sa connaissance jusqu’au bout cependant par moment il avait le délire et il ne faisait que parler de confirmation.»

Trouble enfantin et sagesse maternelle :

« J’ai eu bien peur Mercredi de ne pas avoir la contrition parfaite mais maman m’a dit que puisque je désirais beaucoup l’avoir et que je faisais tout ce que je pouvais pour l’avoir c’est que je l’avais alors cela m’a rassurée. »

Maintenant nous voyons apparaître à son horizon littéraire une rivale :

« Je suis extrêmement paresseuse pour faire mon journal et aujourd’hui je ne cache pas qu’il m’assomme ce n’est pas comme Mlle  Courb.... qui en trois mois avait écrit 1.500 pages. »

Le 27 juin 1887, Marie nous livre le secret de sa tendance au mensonge, et il me semble qu’elle en donne une raison tellement louable chez un futur auteur dramatique, que ce n’est plus le moins du monde un défaut :

« Les péchés dont j’ai à me corriger sont : le mensonge, car quoique je trouve que je mente beaucoup moins je déguise souvent la vérité par exemple pour donner plus d’intérêt à une histoire que je raconte ; puis je ne suis pas toujours gentille pour mes amies et pour Henriette, mais en particulier pour Mathilde qui m’agasse, il y a des moments où j’ai envie de la claquer, ainsi avant-hier nous jouions à la corde je disais de la faire grande à cause de mon chapeau et la voilà qui s’amuse à donner des coups de poing dessus ; je ne fais pas non plus assez attention aux observations que maman me fais et c’est pourtant une des choses qui devraient m’aider à me corriger ; puis je trouve que je m’occupe de l’effet que je pense produire et je trouve que c’est peut-être mon plus gros péchés car il peut nous faire poser et il n’y a rien dont j’ai plus horreur que ça je devrais plutôt m’attacher à plaire au bon Dieu ; j’ai encore un autre défaut c’est que je ne fais pas assez attention dans mes prières et quand je suis à l’église. Voilà donc beaucoup de péchés et pourtant je ne suis pas encore bien vieille (Elle a 12 ans !) il faut absolument que je m’en corrige car dans un sermon de la retraite on nous a dit que plus on allait plus les péchés s’agravaient. Mais ce qui est encore bien pis c’est que quand je vais me confesser je ne regrette pas assez tous ces péchés là aussi pour que j’aie la contrition parfaite dans la confession qui précédera ma Confirmation je dirai tous les jours malins et soirs une dizaine de chapelet.

« Maintenant que j’ai vu tous mes défauts il faut que je vois les vertus qui leur sont opposées pour que je les pratique, car comme on nous l’a dit aussi pendant la retraite, il n’y a pas seulement des péchés d’actions mais il y a aussi des péchés d’omissions ; désormais je pratiquerai donc toutes les vertus que je pourrai mais particulièrement : la franchise, la charité, l’obéissance, la piété et la simplicité et je viendrai tous les jours à mon journal dire le résultat de mes bonnes résolutions. »

On voudrait connaître le titre de l’ouvrage dont Marie parle dans le passage suivant :

« Ma littérature est délicieuse aujourd’hui j’en ai appris l’introduction, le style est élégant, léger, nette et poétique il y a une description de la Grèce c’est quelque chose de ravissant. »

Plus loin elle raconte qu’on lui a distribué un rôle de Grande Duchesse dans une comédie dont le titre est : « La journée de la princesse ». C’est un acheminement vers le théâtre !

S’amuser aux dépens du prochain n’empêche pas d’avoir bon cœur. L’historiette que voici le prouve :

« Hier j’ai bien ri ; j’ai été acheter des bonbons au vieux bonhomme, je lui demande de me donner des roses, il me donne des blancs, je lui répète non des roses alors il me met des violets, Henriette qui était là me souffle qu’il ne sait pas ses couleurs je pars d’un formidable éclat de rire le pauvre vieux me regarde et pour ne pas qu’il croit que ce soit de lui que je riais j’ai dit à Henriette : Veux-tu bien ne pas faire tant de grimaces. »

Marie ne semble pas encore très ferrée sur le calcul, car à la date du 2 juillet nous lisons ceci :

« Je vais à partir de maintenant m’occuper énormément de mes fleurs, hier j’ai trouvé mon pauvre rosier en proie à des milliers de petits pucerons j’en ai ôté pas mal mais Mlle L… m’a dit qu’un seul puceron faisait 8 petits par jour, donc en admettant que j’en ai laissé 8 aujourd’hui il y en aura 56 par conséquent il faut que je recommence encore aujourd’hui la même histoire alors j’y vais. »

Elle prend le 5 juillet la résolution d’écrire un ouvrage d’imagination :

« Hier j’ai lu dans l’Énéide et un passage de pêcheurs d’Islande j’ai trouvé cela très joli, justement en regardant l’Illustration anglais j’ai vu une image qui représentait de pauvres gens chassés de leur chaumière parce qu’ils ne pouvaient pas la payer et je me suis dit qu’il fallait que je fasse une histoire là-dessus (puisque j’ai la manie d’en faire) au lieu de faire toujours des avantures belliqueuses ; alors après mon journal je ferai le plan de mon histoire, je la soignerai le mieux que je pourrai car c’est un très joli sujet et et qui mérite d’être bien traité ; avant de commencer à m’y mettre, je ferai une petite prière au bon Dieu pour lui demander de m’inspirer et que je ne fasse trop mal mon livre. »

Le lendemain elle mit son projet à exécution :

« Enfin ! j’ai fait le canevas de mon histoire je trouve qu’elle sera très jolie aujourd’hui il s’agit de la commencer, c’est à mon avis la chose la plus difficile ; tous les lundis je prendrai l’habitude de corriger l’ouvrage que j’aurais fait dans la semaine et j’espère que comme ça je réussirai à faire quelque chose de pas trop mal ; je dédierai mon histoire à Fernande.

La littérature ne la détourne pas complètement de la musique, car elle nous apprend qu’elle étudie au piano l’accompagnement de « Dites la jeune belle », et comme la musique adoucit les mœurs, elle trouve plus gentille cette Mathilde qu’elle avait naguère, la tentation de gifler et elle lui prête une histoire intitulée « La petite Duchesse ». Mon Dieu que l’imagination des enfants se développe dans un monde distingué !

Je rencontre à la date du 26 juillet une recette pour se bien conduire :

« … Je suis bien disposée car je me suis fait une bague et je me suis dit que pour que je sois digne de porter cette bague là il faut que je mène une vie tout à fait exemplaire pourtant elle n’a rien d’extraordinaire c’est une simple bague blanc mat et rose mais à cause de l’importance que j’y ai attachée j’espère qu’elle m’aidera à être plus sage. »

« Je suis bien ennuyée car Fernande a pour la troisième fois la fièvre typhoïde et il paraît que le système nerveux s’en mêle, mais cette pauvre Fernande a du moins un grand plaisir c’est qu’elle a deux religieuses comme garde-malade et moi qui la connait je suis sûre que ça la fera peut-être moins malade. »

Cette prévision se réalisa, quelques jours après je lis que Fernande va beaucoup mieux.

Samedi 21 Août :

« Je dois avouer que si je suis venue faire mon journal c’est que maman m’y a obligée car je n’étais pas du tout disposée à le faire, je jouais au crocket, seule il est vrai, mais je m’amusais beaucoup et l’idée de le quitter ne me réjouissait guère ; enfin puisque maintenant j’y suis, ce que j’ai de mieux à faire c’est de ne pas le bâcler.

« Nous sommes donc parties le mardi matin à 10 h. Alexandrine est venue nous conduire et tonton nous a rejoint à la gare. Mme de P… et sa fille partait aussi, je crois qu’elles changeaient de résidence car elles avaient six malles et trois ou quatre colis, le renouvellement du voyage de M. Périchon. Nous avons fait le trajet jusqu’à Kerhuon avec Mme  et Mlle F… ; puis nous avons changés de train à Landernau, nous étions dans le même compartiment qu’un Monsieur et une dame qui bien des fois m’ont donné envie de rire ; ils faisaient un voyage d’agrément, pour visiter le pays, ils prenaient des notes et comme il n’y avait qu’un crayon ils s’en servaient chacun à leur tour. Le Monsieur était obez et la dame n’était pas à plaindre, en s’asseyant elle avait relevé sa robe presque jusqu’aux genoux en sorte que j’ai pu bien juger de son enbonpoint ; à un moment j’ai cru qu’ils allaient se disputer, malheureusement ils se sont tus, ça m’aurait tellement amuser de les entendre ! La dame comme son de voix et comme manière de porter la tête m’a un peu rappelé Mme B… mais en plus mal ; puis le Monsieur a mangé du pain et de la galantine truffée dans des petites assiettes de poupées et la dame une tarte aux mirabelles ; nous nous étions les mieux partagées nous avions emporté des gâteaux, des pêches et du raisin. À Quimper il est monté un Monsieur tous parfumé et qui se peignait la moustache avec un peigne encore de poupées il était accompagné d’un soldat comme lui tiré à quatre épingles ils ont tout le temps causé armée et politique ; ce qui m’a fait les biens juger c’est qu’à Rosporden ils ont jetés de l’argent à un joueur de cornemuse, ils sont descendus à Quimperlé. Maintenant assez parlé des compagnons de voyages, parlons un peu de nous et de nos impressions. En quittant Brest j’avais emporté un jeu de taquin au quel j’ai joué mais sans réussir ; il ne faut pas oublier non plus de dire que j’avais un voile et que j’en étais très fière. La route a été délicieuse, d’abord la magnifique vue qu’on a sur la rade et ensuite l’intérieur des terres, les propriétés etc., etc. ; mais ce qui m’a le plus frappée ce sont les environs de Châteaulin c’est quelque chose de charmant ces petits coteaux tout verdoyants et cette jolie vallée où passe la rivière toute bordée de peupliers l’horizon était excessivement pur, ce que j’ai fait observer à maman qui m’a raconté que M. D… lui avait dit qu’aux environs de je ne sais plus quelle ville près de Nancy l’horizon est tellement clair que l’on voit d’un côté le soleil se jouer sur les vitraux de la cathédrale de Metz qui est à quinze lieues… »

Nous trouvons à la date du 25 septembre un passage vraiment révélateur :

« Comme je fais mon journal avec peu de régularité je devrais en être toute honteuse, je ne le suis pourtant pas, je ne prend pas mon journal assez au sérieux, cependant j’y met bien tout ce que je fais et tout ce que je pense, mais le rôle que j’ai à jouer dans la vie est si secondaire que je ne fais rien de bien important… c’est mal ce que je dis, car c’est me plaindre de la vie que je mène qui pourtant est une des plus heureuse que je connaisse et il ne tient qu’à moi de la rendre plus importante, ce que je dis ici n’est point de l’orgueil, cas si je désire avoir une vie plus importante ce n’est pas pour qu’on parle de moi, au contraire, mais c’est pour ne pas être un « inutile fardeau pour la terre. »

Les scrupules de conscience l’assiègent toujours, mais ils ne sont pas inexorables :

« J’irai demain avec maman et Henriette me confesser, ça m’ennuie même un peu parce que hier nous nous sommes un peu moqué du petit D… pas précisément moqué car Louise G… dit même que nous n’avons pas commis de péché, mais c’est égal j’aime mieux m’accuser. Je viens de faire mon examen de conscience et je suis désolée de voir que je retombe toujours dans les mêmes fautes, il est vrai que je la fait bien moins grande, par exemple quand je mens c’est en exagération ou en enjolivant un fait et ainsi pour tout, mais ce qu’il faudrait c’est m’en corriger complètement. Eh bien je ne désespère pas ; surtout si je fais tous les jours un peu de lecture religieuse ; je voudrais bien que ce que disait un saint prêtre fut vrai : « Je répond du salut d’une enfant qui ferait tous les jours cinq minutes de méditation. »

Un peu plus loin, elle observe que c’est surtout sur la promenade qu’elle fait des péchés.

Faut-il pour cela éviter d’y aller ? Cas de conscience ! D’ailleurs le diable nous guette partout, car Marie témoigne peu d’empressement à se vêtir d’un manteau de peluche, parce que la peluche grossit et qu’elle désire paraître svelte. Coquetterie !

Le 27 Septembre le temps n’est pas beau ce qui lui épargne la tentation de se montrer en taille sur la promenade :

« En ce moment, il tombe une pluie torrentielle, si torrentielle que j’ai été obligée de laisser mes plans que je soignais, de rentrer mon bégonia et mon Pelargonium et de couvrir mes oiseaux. Je dois beaucoup remercier Dieu de cette bonne pluie (bon ! il faut que j’aille chercher des serpillères l’eau coule à torrent par les fenêtres) car sans elle je serais restée sur le balcon et je n’aurais pas fait mon journal.

« Heureusement, ce n’était qu’un grain, voilà la pluie finie, le nuage parti, le soleil nous inondant de lumière, et le ciel, d’un indigo admirable. De la fenêtre où j’écris, on ne voit pas un seul nuage. Mon Dieu que votre ciel est beau ! Maintenant je vais découvrir mes oiseaux et sortir mes plantes, car il faut bien que tout le monde profite du beau temps que le bon Dieu nous envoie. »

Le 3 Octobre, Marie écrit :

« Au cathéchisme je suis placée entre Nanine et Louise. En face de nous il y a Mlle Lafaille et Mlle Lemoine qui habite en face de chez nous ; j’ai été même très ennuyée de l’y voir parcequ’autrefois je lui avais tiré la langue, mais j’espère qu’elle l’a oublié. »

Le jeudi 14 novembre, Marie nous annonce une grande résolution :

« Voici bientôt près d’un mois que j’ai pris une bien sérieuse décision : c’est celle d’entrer en religion ; Andrée et Henriette sont mes deux confidentes. Combien j’ai hâte (d’être) à l’été prochain pour pouvoir confier mon secret à Fernande qui sait comprendre. Mais ce que je désirerais bien vivement c’est qu’après avoir passé mes années de jeunesse dans un ordre de missionnaires, une fois arrivée à un âge où je ne pourrais plus rendre autant de services entrer en un cloître austère et me préparer à mourir en sainte. Si Dieu me trouvant assez bonne pouvait me descerner la palme du martyr, mes plus grand vœux seraient exaucées… »

Cependant le bon sens maternel la plonge dans une grande perplexité, à en juger par le passage suivant :

« Maman a lu mon journal de jeudi je l’ai bien regretté parce qu’elle s’est moqué de moi, pourtant je n’ai pas du tout changé d’avis pour la question des ordres, mais j’ai complètement changé sur ma façon d’envisager la religion, tandis qu’avant me fiant à un peu de mérites pour gagner le Ciel, m’appuyant sur la grande miséricorde de Dieu, il me semblait qu’il était absolument impossible d’aller en enfer, maintenant j’ai compris qu’il fallait travailler, travailler et persévérer qu’il ne fallait pas se contenter du bien qu’il fallait mieux rechercher le mieux. Maman me disait l’autre jour que les femmes mariées avaient bien plus de mérites que les religieuses, je ne comprend pas cela ! Comment, voilà des filles qui quittent leurs parents, leurs amis, tout ce qu’elles ont aimés, qui renoncent aux plaisirs, qui ne mènent qu’une vie de travail, qui font des chrétiens[1] dans tous les pays, qui travaillent sans relâche pour la gloire de Dieu au péril même de leur vie ! Je ne peux pas comprendre qu’une femme qui à son foyer, qui reste chez elle, se repose, si ses enfants lui donnent de la peine à élever elle en jouit plus tard ! non je ne peux pas comprendre cela. Naturellement je ne parle pas des religieuses cloîtrées, elles ont tous les bonheurs et je trouve même dans plusieurs des entrées dans ces cloîtres une certaine nuance d’égoïsme et une certaine carmélite dont tante nous a parlée hier est à mon avis une lâche, une ingrate et une égoïste. »

Le 11 janvier 1888, Marie est désolée à en pleurer, car elle se découvre un autre défaut, lequel, à l’en croire, pourrait bien devenir un horrible vice :

« Il me semble que je suis orgueilleuse, je n’en suis pas bien sûre, mais chaque fois qu’on se moque un peu de moi, ça me blesse et je me sens prêtre à pleurer. »

En y réfléchissant elle aperçoit un autre point noir :

« Ah mon Dieu, plus je vais, plus je me trouve de défauts, j’ai peur d’être coquette. Oh c’est si laid ! »

Son admiration pour la vie religieuse ne préserve pas Marie de certaines désillusions :

« Hier j’ai vu au cours un moine de St-François d’Assise, il est déchaussé et décoiffé ; il ne m’a pas plu du tout oh ! mais du tout et j’espère que tous les moines ne sont pas comme lui. »

Plus loin elle observe qu’il fait bon avoir des amis haut placés :

« … J’ai retrouvé mon livre ; j’en suis bien contente, c’est aussi que j’ai prié St-Antoine de Padoue, je me demande ce que je pourrait faire pour le remercier il m’a déjà fait retrouver : une image à évangile, un cahier sur le quel j’avais copié des vers, un cahier improvisé avec des vers aussi, la bague que Gabrielle B… m’a donnée, ce livre, enfin je ne sais combien d’autres choses ; c’est très triste à dire, mais j’ai tellement de désordre, qu’il ne se passe pas un jour sans que je perde quelque chose, je me demande comment je ferais si St-Antoine de Padoue n’existait pas. »

« Je sens que mon journal me fait beaucoup de bien, il aide à se connaître, ce qui est difficile, puis c’est très agréable, il vous semble qu’on cause avec son âme, puis quel bonheur de se rappeler toute sa vie ses moindres sentiments, de se rappeler soi, enfin, puis je vais entrer dans les plus belles années de ma vie, quand même celles de la jeunesse, mais d’une jeunesse qui sait jouir des réunions de la famille, de ces bons moments qui parfument toute une vie (je ne crois pas que ce soit poseur de dire cela, puisque personne ne le verra, excepté maman). »

Voici un passage qui nous apprend combien étaient pendables les tours que jouait à Marie son imagination :

« … J’ai perdue ma journée en mentant oh mais en mentant bien fort, (bien sûr, Fernande, que de mettre cela dans mon journal sachant que tu le liras, suffira à ma pénitence) eh ! bien donc, j’ai dit que j’ai monté à cheval et que j’ai une amazone, puis en racontant un tas de choses sur Pierre Loti[2] et sur son dîner, j’ai dit qu’il m’avait promis de me dédier un livre, que son fils était déguisé en ménestrel, (je ne sais seulement pas ce que c’est) puis j’ai eu l’air de connaître une certaine dame de Gif dont je n’ai vu le non que dans l’Illustration et enfin bien d’autres choses. Je n’ai dit que ce qui me coûtait le plus, mais j’en ai dit bien d’autres. Mon Dieu ! que c’est donc laid de mentir, mais c’est que c’est très difficile de dire la vérité, même dans son journal. »

Elle ne se tracasse cependant pas outre mesure, ainsi que le démontre ce passage :

« … J’ai le grand malheur d’avoir une conscience scrupuleuse qui voit des péchés où je suis certaine qu’il n’y en a pas mais j’aime mieux les dire tout de même. »

Cette conscience ultra-scrupuleuse se dévoile une fois de plus dans les lignes qui suivent et nous montre en même temps combien une âme, aussi glorieuse d’un succès de jeu, devra plus tard se tendre vers la gloire :

« … nous sommes allées toutes les quatre jouer au tonneau, et c’est moi qui ai gagné, mais je n’était pas bien contente parce que je trouve que c’est trop difficile d’être charitable et humble quand il vous arrive des petits succès comme ça… »

Le samedi 14 octobre 1888, elle écrit :

« Lorsque j’examine mes souvenirs et que je recherche les passages de ma vie, lesquels je voudrais tant faire repasser, il est un moment délicieux auquel je ne peux penser sans que mon cœur batte bien fort, ce moment, après ma première communion (ah ! ma pauvre chère 1ère Communion, tu es bien loin dans le temps, mais bien près dans mon cœur !) a été le plus doux de ma vie, par ce moment j’entends les 3 jours de ma retraite de Confirmation, Andrée me disait : Ah ! cette chère retraite, je ne puis y penser sans avoir envie de pleurer ! Eh bien voici bien des mois et en écrivant ces lignes qui me la rappelle, j’ai presque des larmes aux yeux. Jamais dans mes deux autres retraites, je n’avais tant d’empressement à me rendre à ces exercices, jamais je ne m’y était sentie si en famille ; notre prédicateur (esprit excessivement large) avait trouvé le chemin de tous les cœurs, très simple, un prêtre de campagne, il nous expliquait l’Évangile, si clairement, si nettement ; humble de cœur et d’esprit. Dieu lui avait donné l’intelligence des écritures et jamais après une instruction nous n’étions fatigués. Puis j’étais là entre Andrée et Gabrielle, j’avais finie par connaître plusieurs des enfants du cathéchisme et je me sentais tellement rapprochée d’eux que je les aimais beaucoup et m’intéressais à eux bien plus qu’avant… »

Après un long silence, elle écrit, le 14 avril 1889, ces lignes dans lesquelles apparaît une première menace de la catastrophe :

« Dimanche des Rameaux. — Je ne suis point allée à la messe aujourd’hui, d’ailleurs voilà bien des dimanches que je n’y suis allée, parce que, ce que mon journal ne sait pas encore, c’est que mon rhume d’oreille commencé à la Grande Rivière a beaucoup augmenté et que maintenant je n’entends plus rien, aussi vais-je retourner à Paris consulter M. Boucheron (c’est le nom de mon auriste) pour la 3e fois : de plus je viens d’avoir une petite maladie de la cornée, qui n’est pas encore tout à fait guérie et qui m’a rendu l’œil très sensible et m’a longtemps empêché de lire (je ne lis encore que très modérément) j’ai encore un gros rhume, un peu de névralgie (j’y suis sujette). Depuis un rhumatisme au genoux gauche, ils sont très raides, et je ne marche pas droit, je ne peux pas sortir sans donner le bras. Mes oreilles m’ennuient encore avec de gros bourdonnements. J’ai expliqué tout cela, quoique le journal soit plutôt un journal de l’âme, parce que je comprendrai mieux les dispositions dans lesquelles je suis. Aujourd’hui je suis d’assez mauvaise humeur (mais je crois que c’est en train de passer) je ne peux guère faire de lecture de piété, les livres de messe étant écrits trop fins. Comme lecture édifiante, j’ai la correspondance du père Lacordaire et de Mme Swetchine (j’en parlerai plus loin). »

Le journal n’avance plus que par bonds très irréguliers. Nous sommes au 19 juin :

« 14 ans. Est-ce assez singulier, je n’ai pas écrit une seule fois mon caractère, le récit de ses actes ne suffit pas seul à se faire connaître, il faut aussi savoir quelle disposition vous a poussé à les accomplir ; me voici telle que je me connais en toute franchise : pas précisément orgueilleuse, je veux dire que je ne me préfère pas aux autres, mais cependant je suis très portée à m’élever au-dessus d’eux, au dessus de ceux que je n’aime pas et que je crois inférieurs à moi-même, généralement au dessus de tous ceux que je ne connais pas ; il me semble que c’est plutôt de la fierté très outrée, par conséquent approchant bien plus de la vanité que de l’orgueil parce que je préfèrerais être la dernière dans une société très choisie que la première dans n’importe laquelle ; chez moi c’est surtout l’orgueil de l’esprit, quand je me compare s’entend, car quand je m’examine je me dis que cet orgueil naît d’une intelligence médiocre et je ne me confie en rien dans mon intelligence dont je reconnais toute la fragilité ; quand je pense que si telle était la volonté de Dieu je deviendrais aussi bête qu’une oie et précisément parce que je le serais je ne m’apercevrais pas avoir baissé. Quand à l’esprit je crois que je l’aime trop et que parfois je le rapproche de la moquerie ; moi qui ne déteste rien plus que d’être moquée, ce n’est pas à cause de l’opinion particulière de la personne qui se moque de moi, les opinions particulières me sont assez indifférentes (à moins qu’elles ne viennent de personnes que j’aime et que j’estime) mais ce sont ces opinions privées qui font l’opinion générale ! Et je dois avouer que l’opinion générale m’occupe assez, je crains énormément le ridicule.

« Quand au jugement je crois en avoir, en voyant une personne pour la 1re fois je sais de suite son caractère ; mais je sais que le jugement se fausse si facilement et je subis tant les influences ! Ce n’est pas que je sois faible et que je renonce à mes opinions, mais c’est que je n’en ai pas encore et comme une fois qu’on en a je n’admets pas qu’on les abjure, avant de m’en faire j’attends à avoir plus de jugement et d’expérience. C’est la fidélité à ses sentiments et à ses convictions qui dans sa suprême extansion fait des martyrs !

« Je suis très loin d’être douce et pourtant mon naturel est plutôt doux mais depuis quelque temps je me suis fait sur la résistance des idées déplorables. Ainsi ces temps-ci, je lutte beaucoup avec maman pour ma toilette, ce n’est pas que je tienne énormément à être bien habillée (quoique je m’en occupe un peu trop à mon avis) mais il me semble qu’à mon âge on peut disposer de plus de liberté en ce qui vous concerne.

« La sincérité et la charité sont moins difficiles ; ce n’est pas que je sois charitable et très très franche, en ce moment je n’énumère pas mes qualités mais mes dispositions ; ainsi il m’arrive des mensonges légers il est vrai mais fréquents. Quant à la charité j’en manque énormément extérieurement car intérieurement je n’en veux à personne et j’aime mon prochain, mais ce qui me semble en eux des ridicules ne m’échappe pas et j’ai toutes les peines du monde à ne pas le laisser voir : cela c’est un ridicule à moi.

« La paresse, le défaut que je méprise le plus et que je n’avais pas naturellement, est pourtant celui que j’ai le plus à combattre, peut-être à cause de ma surdité ce qui vous éteint pas mal et cependant la faute est loin d’être toute à mes oreilles, car j’ai mes jours. C’est une honte ! surtout le temps que je mets à m’habiller, je flâne constamment.

« Je ne puis pas dire que je sois réellement gourmande, car la mortification sur les desserts ne me coûte guère ; c’est-à-dire qu’une fois que je suis résolue à m’en passer, je n’en ai nulle envie, mais je suis un certain temps à m’y décider et il ne faut pas croire que je me mortifie souvent ! Très rarement au contraire ! »

Les lignes qu’on vient de lire dans lesquelles on assiste à une tentative, rare chez un si jeune être, d’essor psychologique, n’évoquent-elles pas l’image d’un petit oiseau essayant ses ailes encore maladroites aux alentours de son nid ?

Voici, à la date du 20 Juin 1889, l’exposé d’une indifférence dans laquelle nous ne la verrons pas persévérer :

… Cependant, nous demeurerons toujours dans le cœur de ceux qui nous auront aimés. Il est vrai qu’eux, à leur tour passeront ; mais alors, que notre souvenir soit gardé ou non, ici bas, dans la mémoire des indifférents, qu’est-ce que cela nous importera ? Nous passerons du cœur dans la mémoire, de la mémoire dans l’oubli, et les cercles qui se seront formés au-dessus du gouffre qui nous aura engloutis seront remplacés par un calme plat.

Peu à peu le journal d’enfant nous achemine vers le journal de la jeune femme. Voici ce qu’elle écrit le 24 Juin 1889 :

Je lis avec énormément d’intérêt le récit d’une sœur : Oh ! la vie de famille, la vie de famille, avec ses joies même avec ses douleurs, comme je l’aime !

… Ce livre est très triste, c’est pour cela que je l’aime tant, mais j’aime ce qui est triste parce que c’est ce qui est vrai, et puis il faut que j’essaye de décrire un de mes sentiments qu’il a encore avivé c’est-à-dire que j’aime la douleur ; j’en souffre et c’est justement pour cela que je l’aime car on ne souffre que lorsqu’on aime, et on n’est quelque chose qu’en aimant, et les souvenirs tristes me sont aussi chers, même plus, que les souvenirs joyeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô Fernande, ô maman, si vous me lisez pour me trouver un ami et un guide qui ressemble à Albert de la Ferronnays. C’est drôle, mais je meurs de frayeur d’être aveugle sur mon mari !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’aime mieux ne pas m’appesantir sur la rapidité du temps, cela porte à la mélancolie ; je l’aime, assez chez les autres, mais pas chez moi.

J’ai bien hâte de recevoir mes livres d’études ; mon esprit s’endort un peu. Pendant le mois que j’ai passé à Montpellier, il allait si bien ! Je n’ai pas le droit de laisser baisser mon intelligence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hier je me suis endormie tard, mais c’est que j’ai médité de la musique et que cela m’exalte et que je ne peux plus dormir. Autrefois dans mon lit je me faisais jouer des histoires, maintenant, je me chante en dedans mes airs préférés et je crois que cela me donne un peu de fièvre, mais cela m’est égal, c’est si agréable ! Voici surtout ceux que je médite : l’Adieu, le Lac, de vieux airs du temps de Louis XIV, la Romance de Chateaubriand, et un air que j’ai peut-être inventé… puis « Guide au bord ta nacelle », d’abord parceque je l’aime beaucoup, et ensuite parceque la première fois que je l’ai entendue, maman et tante la fredonnaient pendant qu’un soir nous jouiions…

Quelques jours après elle ajoutait :

« Je viens de finir un livre intitulé « Nouveaux Anneaux de la chaîne de Marguerite ». Ce n’est pas tout à fait aussi joli que le commencement, mais cela ne m’a pas empêchée de dévorer les deux volumes en deux jours. Malheureusement… il y a un effleurement de guerre entre Français et Anglais. J’avais beau tâché de retourner les nationalités, c’est-à-dire me figurer que les May étaient Français, j’ai été sur le point de lâcher mon livre. Pour la réalité je suis certainement plus tolérante, mais pas du tout pour les livres et quand je lis un roman anglais, pour moi, tous les Anglicans deviennent catholiques. Avec quelques restrictions en n’y regardant pas de trop près, cela peut aller.

Il pleut, je suis au bonheur. J’aime tant la pluie et le vent. Je trouve qu’on se sent vivre quand il pleut ou qu’il vente. »

À table d’hôte, dans le couvent des Augustines de la rue de la Santé où elle loge pour se soigner, il arrive à Marie une petite aventure :

« Il faut que je raconte une de mes petites histoires intérieures, écoutez : il y a à table une très vieille demoiselle (Mlle X…) qui a une demoiselle de compagnie (Mlle P…) très laide de face, assez jolie de profil et très coquette de tous les côtés, qui ne lui laisse pas dire un mot, elle répond tout le temps à sa place, sourit aux amies de sa maîtresse d’un air protecteur, etc. etc. On comprend que je ne la porte pas dans mon cœur, aussi ai-je réfléchi que je répondais à son sourire comme si je l’aimais, j’ai trouvé que c’était hypocrite et je ne l’ai plus regardée, elle s’en est aperçue et maman m’a dit de recommencer à lui dire bonjour, c’était au déjeuner que je devais faire cet acte d’héroïsme, comme elle ne me souriait plus et que je ne voulais pas faire le premier pas, j’attendais, me promettant après déjeuner d’aller à elle et de lui dire d’un air assez singulier : « bonjour mademoiselle ! » heureusement la postulante a servi de trait d’union à nos regards, nous avons regardé en même temps quel plat elle portait et les deux nuages chargés d’électricité se rencontrant ont produit l’éclair ! »

À partir du 11 décembre l’écriture du journal change complètement. Les lettres ont un centimètre de haut, il y a trois ou quatre mots par ligne. Marie vient d’être cinq mois sans pouvoir écrire, et cette opération lui reste terriblement difficile. On voit cependant que ni elle ni sa mère ne prennent au tragique la douloureuse épreuve. L’année 1890 arrive et avec elle la fin du cahier de souvenirs d’enfance.

Le journal d’enfant de Marie Lenéru s’arrête en Janvier 1890 et son journal de femme, celui que l’on va lire, commence en Septembre 1893. Trois ans et demi séparent la gamine de 14 ans de la jeune fille de 17 et quel abîme entre ces deux personnes !

Il n’est pas facile de suivre les étapes de cette évolution. Marie ne livrait d’elle-même que ce qu’il lui plaisait de laisser voir, beaucoup en surface et fort peu en profondeur. Il m’a été donné de parcourir de nombreuses lettres écrites à ses proches au cours de cette période de transformation, lettres remplies de tendresses limpides, d’impressions littéraires, de détails sur ses études que l’on devine conduites avec acharnement. Rien de tout cela ne donne idée de ce qu’elle écrivait pour elle-même. « Ce que cette lecture fut pour moi, me disait sa mère, on le comprendra ! Certes, je savais que ma fille devait souffrir plus qu’une autre à sa place. Mais à ce point-là ! Pouvais-je le supposer quand toute sa vie ne fut qu’un doux et constant sourire de vaillante gaîté qui voulait m’aider à supporter notre double épreuve et à rendre ma vie possible, heureuse presque. » Le principal événement de cette époque semble avoir été un séjour à Lourdes dont pouvait sortir une guérison. Avant le départ voici comment elle s’exprime au sujet de cette tentative :

« Tu connais mes idées. J’irais à Lourdes toute ma vie sans être guérie que cela ne porterait pas ombre à ma foi en la Providence. Je n’y vais même pas pour tenter une épreuve. Je considère ces miracles (puisqu’ils sont historiques) comme un hommage rendu à la foi des humbles auquel je n’ai aucun droit. Tu vois donc que je peux y aller sans que la raison ait à me reprocher d’être en désaccord avec moi-même. On m’a dit que le site était d’une véritable beauté et que nous irions au Cirque de Gavarnie, n’est-ce pas suffisant pour vous consoler que le Ciel ne fasse pas pour vous un miracle ? »

Ah ! ne vous laissez pas prendre à cette impassibilité ! Je suis sûr que prosternée parmi les misérables qui rampent au seuil de la grotte sacrée, leurs yeux de fièvre implorant la Vierge au manteau bleu, Marie adressa la plus désespérée, la plus affolée de toutes les supplications. Mais elle ne se trompait pas en disant qu’il fallait, pour être exaucée, une humilité qui ne lui était pas donnée. Une femme qui, en se précipitant aux genoux de la Mère du Sauveur, se préoccupe d’être d’accord avec sa raison n’a pas la moindre chance de rien obtenir. Si Marie rapporta du voyage le souvenir du site sublime de Gavarnie ce fut aux dépens des visions angéliques offertes à sa foi printanière.

Et maintenant, au sortir des pages enfantines, si nous pénétrons dans le journal de la grande personne, nous éprouvons l’horrible sensation qui guette Marie chaque matin à son réveil, lorsque la tête enfouie dans l’oreiller elle croit entendre les bruits de la maison de Brest : fracas de la rue de Siam, sifflets des canonnières, salves, et enfin le bonjour de la femme de chambre, alors ses paupières se soulèvent sur ses pauvres yeux presque aveugles et la désolation quotidienne recommence pour ce cerveau qui bouillonne à l’intérieur d’un marbre de statue. Contemplons Marie, prisonnière de son infirmité, se heurtant la tête contre les barreaux de sa cage. Sa religion, pendant les premières années, l’accompagne et la soutient encore un peu, mais si peu !…

« J’aurai beau prier, je ne pourrai plus être heureuse comme une autre… — L’isolement m’a conduite à la réflexion, la réflexion au doute, le doute à un besoin de Dieu plus sincère et plus intelligent… — J’ai l’âme religieuse, je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas leur vie éternelle… — Trois dizaines de chapelet en marchant dans la prairie… Je ne crois pas à la banalité d’une prière, même orale. Elle vaut toujours l’intention qui la prononce… En le redisant toujours (le chapelet) on ne le répète jamais… »

Plus tard l’esprit religieux seul semble persister :

« Je ne sais pas jusqu’à quel point je suis chrétienne. Je prie et n’espère pas. J’attends en vain et ne suis pas déçue. Mélange de scepticisme et de religion voulue. Indifférence peut-être ? »

N’ayant plus sa place marquée parmi les âmes croyantes, vers qui se tournera Marie ? Hélas ! rappelons-nous la mélancolie de Faust errant dans la campagne et les larmes qu’il verse lorsque des chants joyeux, passant par-dessus les remparts de la ville, viennent lui rappeler que son intelligence lui défend d’être heureux en compagnie des humbles. Les larmes de Faust sont, n’en doutez pas, celles qui ont mouillé les yeux de Goethe et si cet homme si beau, si fort et que tant de femmes ont adoré, a profondément ressenti l’isolement auquel le condamnait le développement insolite de sa pensée, qu’elle ne sera pas la désolation d’une Marie Lenéru derrière la double barrière de ses infirmités et de son talent déchaîné. Du fond de sa solitude elle nous le répète chaque fois qu’elle s’écrie : « Nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien !… » Elle n’admet pas que son apparente sérénité nous trompe et nous savons, dès les premières pages, que la résignation, pour elle, n’est que le désespoir accepté. Elle est résignée parce que, pour une intelligence comme la sienne, les poses de révoltées dont fourmille le romantisme, sont inélégantes et banales. Mais quelle est loin de s’immobiliser dans cette attitude. À tout instant l’angoisse intérieure se trahit et si parfois son sanglot s’éteint dans un sourire, toujours un sourire se termine en sanglot. L’instinct qui jamais n’abdique devant l’esprit et se montre d’autant plus impérieux que l’âme se vante d’être plus affranchie, l’instinct lui prodigue les troublantes images, parmi lesquelles la seule, dont elle nous convie à partager la contemplation, est noble :

« Je marcherais à côté d’un homme élégant et spirituel comme moi… Double rire, nos grandes tailles le secouant par le chemin comme un balancé de quadrille… Ailleurs : — Il est délicieux de passer en public avec un être, homme ou femme de votre race et de votre allure. C’est surtout dans la marche qu’on jouit de ces affinités… Bien en dehors de l’amour, le réseau sensuel des sympathies physiques nous emmaille, nous isole ou nous relie… Et enfin : — Je me représente l’amour comme une concordance exceptionnelle du mouvement, le miracle de l’étoile double. »

Mais de pareilles visions ne sauraient suffire aux exigences de son imagination. Elle voudrait tant de choses que l’argent seul pourrait les lui procurer : — La fortune, moitié du bonheur. Elle l’embellit tellement ! — Le mariage d’argent relève d’une esthétique plus relevée que le mariage d’amour. Il permet l’Italie, la musique, le cheval… et par-dessus le marché, l’amour. Tout ce qui est nécessaire au bonheur. Et encore l’amour l’est-il ? Enfin elle en parle par acquit de conscience, et que ce ton dégagé sonne faux après la danse des deux étoiles ! Plus loin Marie désire l’argent par-dessus tout, oui, même avant la santé. Il est vrai qu’elle avoue d’autre part :

« Oh ! à présent, je n’ai plus rien de mon acceptation janséniste, je veux passionnément guérir… » La raison elle nous la donne : — J’aime la vie ! j’aime prodigieusement la vie… Tout me grise en elle… Si je me rencontre dans une glace, je crois m’apporter une nouvelle mystérieuse et enivrante. Désormais, je le sens, la vie aura pour moi, jusqu’à la fin, les enchantements et les surprises d’une convalescence… »

Évidemment, le jour où elle écrivait les lignes qui précèdent, elle prenait la conscience définitive de son talent, dont elle prévoyait d’ailleurs depuis longtemps la vertu consolatrice lorsqu’elle écrivait :

« Je ne veux me sentir apaisée que par des succès… »

Elle va jusqu’à prétendre que le châtiment le plus décourageant que Dieu pourrait lui infliger serait de la guérir, parce qu’après lui avoir ouvert toutes grandes les portes d’un monde supérieur, il l’obligerait à rétrograder vers la sortie. Pour la raison que si la souffrance ne rend pas meilleur, elle rend plus profond. Marie déclare qu’elle est attachée à son épreuve, ne regrette rien, qu’elle aime le moule où elle a été coulée. Toutefois elle se défend d’obéir à une vanité vulgaire, elle souhaite la gloire plutôt pour d’illustres sympathies que pour la renommée.

« Je veux, dit-elle, un talent qui soit moi, me distingue, me révèle à quelques uns, aux seuls qui comptent pour moi, un talent qui me complète, reçoive ma vie intime et l’amplifie, par lequel je puisse dépenser tout ce que j’ai d’ardeur de contemplation, de volonté au travail intense, un talent qui s’empare de mon temps et de mon spleen. »

Elle condense admirablement cet état d’esprit en une courte phrase :

« À la fin cela rend terriblement orgueilleux de se passer toujours de ses semblables !… »

Le talent, le génie sont des dons merveilleux, on en peut tirer de sublimes jouissances, par malheur la pensée se grave sur les traits en rides ineffaçables, la taille, trop longtemps penchée sur le papier, ne se redresse plus et voilà que la beauté proteste.

« La gloire, écrit Marie, n’embellit pas la femme et je ne veux pas la sacrifier… — J’aimerai toujours mieux être inimitable par la manière de porter une robe de Chever que par tout le talent et toute la laideur des Eliot et des Staël. »

Lorsque de pareilles opinions se présentent sous sa plume, gardez-vous de les tenir pour définitives et en voici la preuve :

« Il y a des jours, écrit-elle, où je ne veux plus rire jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dégagée et en prendre une lamentable, où je voudrais faire peur. Ce doit être une consolation de savoir porter son deuil. »

Et de le faire porter aux autres, est-on tenté d’ajouter. C’est peut-être la seule fois que dans le journal de Marie s’exprime le désir qu’on la plaigne. Sa fierté la préservait de ce qu’elle considérait comme une faiblesse. Pourtant elle souhaitait que son journal fût un jour connu, puisqu’elle déclare :

« Je ne ferai rien pour que ceci soit publié, mais je veux que ce soit publiable… »

Elle y tient même beaucoup plus qu’elle ne s’en donne l’air, car en arrivant de voyage elle note ceci :

« On a perdu la caisse de mes cahiers, tout mon journal depuis dix ans, enfin dix ans d’existence, goutte à goutte, mes dix années terribles à l’originalité desquelles la Providence s’est tant appliquée, goutte à goutte conservées d’une manière telle que je comptais là-dessus, sur ce pis-aller de testament, pour mourir avec un peu moins de rage. »

Traduisez : — Après moi, le journal sera là pour dire à mes admirateurs :

« Vous m’avez toujours vue souriante, jamais vous n’avez surpris en moi la moindre défaillance, et maintenant apprenez ce qu’il m’a fallu d’énergie pour ne pas vous crier ma détresse. »

C’est pour obéir à ce vœu suprême que la mère de Marie s’est décidée à publier ces pages non sans m’avoir avoué qu’elle avait déjà longuement hésité avant d’entreprendre la lecture de ces lignes mystérieuses dont elle ne soupçonnait pas le contenu. On le verra, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un journal, c’est-à-dire de la notation, au jour le jour, des péripéties d’une existence ; il se trouve pour cela bien trop de lacunes, des mois d’intervalle sur une même page, des années qui en remplissent à peine trois ou quatre. Marie disait qu’elle ne venait à ses cahiers que dans ses « migraines mentales ». Ces méditations pendant les heures noires, sont donc de touchantes invites à la plaindre adressées à ces hommes en dehors desquels le reste n’est rien. Mais tout en ne marchandant pas notre pitié, ce que nous prodiguerons surtout, c’est notre admiration. Je n’hésite pas à prédire que le journal de Marie prendra une des premières places parmi les autobiographies célèbres. Sous sa plume les noms de Marie Bashkirtseff et d’Amiel reviennent trop souvent pour qu’on ne soit pas fondé à croire qu’elle se considérait comme une rivale à laquelle une comparaison avec eux ne pouvait porter ombrage. Quant à moi, devant Marie Lenéru soupirant après le Dieu de son enfance, et en même temps esclave du démon de l’orgueil, hantée par des visions d’amoureuse harmonie et succombant à de vulgaires envies de fortune et toilette, trop fière pour se laisser plaindre, trop malheureuse pour ne pas avoir soif de consolation, un jour coquette, le lendemain désireuse d’être laide, sourde aux voix humaines mais l’oreille tendue aux appels des instincts les plus opposés, je pense à Flaubert et à l’immense Tentation de Saint-Antoine.

Tandis qu’infiniment variées, les tentations passent et repassent, il en est une qui se cramponne à Marie et l’accompagnera jusqu’à son dernier soupir : celle de la gloire littéraire, et comme une tentation permanente se transforme vite en passion, Marie s’abandonne tout entière à la fureur d’écrire et, sans aller jusqu’à dire qu’elle en oubliera par moments ses rêves de gloire, je suis convaincu que la certitude même de ne jamais parvenir à la célébrité ne l’eût pas empêchée de se livrer éperdument au travail. Cependant il est un point sur lequel le Journal ne nous renseigne pas. A-t-elle jamais, au cours de son existence littéraire, rencontré les mois d’heureux oubli que la joie de créer procure aux artistes sincères ? Pour eux, il n’est pas de succès qui ne paraisse bien pâle auprès de l’anxiété joyeuse avec laquelle ils voient les êtres sortis de leur cerveau acquérir une vitalité plus ardente que celle des médiocres humains. Le génie méconnu n’est pas toujours à plaindre, car l’ivresse de créer a marqué pour lui l’heure du triomphe. À ne se fier qu’aux apparences, Marie n’aurait pas connu cette consolation ; mais lorsqu’il s’agit d’âmes compliquées comme la sienne, que signifient les apparences ?

Les Affranchis sont le chef-d’œuvre de Marie Lenéru, en même temps que son premier ouvrage dramatique. Elle y fait entrer tellement d’elle-même, qu’on peut le considérer comme un splendide épanouissement du Journal. Les scrupules de conscience qui tourmentaient la fillette au seuil du confessionnal revivent avec le personnage d’Hélène Schlumberger. Comme il est naturel, ces préoccupations morales iront en s’atténuant dans les pièces qu’elle écrira plus tard.

Les Affranchis furent envoyés en 1908 à Catulle Mendès, par la poste, sans formalités préalables. Il lut très rapidement et par une dépêche enthousiaste fit venir Marie. Madame Mendès, partageant l’admiration de son mari, présenta le manuscrit au concours de la Vie heureuse. Le prix fut accordé par acclamations, et il comporta la publication de l’œuvre par la maison Hachette.

Madame Rachilde présenta la pièce à Antoine, mais ce n’est qu’en 1911, sur l’instance de Gabriel Trarieux, qu’Antoine en prit connaissance et la fit immédiatement jouer à l’Odéon dont il était alors directeur. Le succès fut très vif. La débutante parvenait, pour son coup d’essai, à faire applaudir, pendant nombre de soirées, une pièce, dite d’idées, parce que, suivant son expression, « elle y avait mis quelque chose ».

Vers cette époque j’ai connu Marie Lenéru. Elle avait une façon bourrue et joyeuse de se lancer dans la conversation, sans préambules, en personne dont les communications n’étaient pas faciles et qui évitait de se dépenser en mots inutiles. Elle déployait sur ses genoux la grande feuille de papier sur laquelle j’écrivais mes répliques. Redoutable épreuve ! Donner la consécration de l’écriture aux lamentables improvisations d’un dialogue mondain. Elle répondait d’une voix sans timbre, parce qu’elle n’entendait pas ce qu’elle disait. Avec cela souriante et gaie, mais je n’ignorais pas que la gaieté la plus franche est loin d’être un signe infaillible de bonheur, de même qu’un charmant visage n’est pas l’indice assuré d’une belle âme.

La guerre fut pour Marie une catastrophe personnelle et le signal d’une transformation totale. Saisie d’une indicible horreur, elle ne songea plus qu’à la manifester en oubliant sa propre infortune. Le Journal perdit alors beaucoup de son intérêt, car ce ne sont pas des considérations générales sur les atrocités de la guerre, que personne d’ailleurs ne songe à contester, que l’on vient chercher dans ses pages.

Pendant le bombardement de Paris, des raisons de famille obligèrent Marie et les siens à s’installer à Lorient. Ce fut avec un véritable désespoir qu’elle accepta l’obligation de s’éloigner. Elle allait, au contraire, au-devant de la mort. Elle tomba bientôt malade d’une grippe infectieuse et fut, dès les premiers jours, considérée comme perdue, mais sa jeunesse et l’amour de la vie, lui permirent de lutter longtemps. Au cours de sa longue agonie, les pieuses visions de son enfance se penchèrent sur son lit de douleur. Son journal nous a montré que sa foi s’était peu à peu éteinte, mais elle avait cependant conservé un grand respect pour une formation religieuse dont elle avait reçu tant de beauté morale. Souvent elle disait à sa Mère que si elle avait des fils ou des filles elle les ferait élever dans des maisons religieuses. Malgré son apparente indifférence, le dernier lien entre son âme et ses chères croyances d’autrefois n’était donc pas rompu. Aussi reçut-elle en bienfaiteur le prêtre, qui lui apportait les consolations suprêmes. Elle répondit bravement aux prières de l’extrême-onction et rassura sa mère qui redoutait pour elle l’émotion d’un pareil moment. Pendant les jours qui suivirent un mieux sensible se manifesta et rendit un peu d’espoir à ceux qui l’assistaient. Elle trouva encore la force de plaisanter avec le docteur Albert Michaud, un ami d’enfance, qui la soignait avec un admirable dévouement. Ensuite elle alla en s’affaiblissant, toujours souriante, sans un regret. Elle mourut le 23 septembre 1918.


Paris, le 19 Mars 1921.
François de Curel.


Journal de Marie Lenéru



Accoutume-toi, même aux choses que tu désespères d’accomplir.
Marc-Aurèle.
Tu restes en deçà du possible. C’est que tu ne t’aimes pas toi-même. Que ceux qui aiment leurs métiers sèchent sur leurs ouvrages, oublient le bain et la nourriture ; mais toi, tu fais moins de cas de ta propre nature, que le ciseleur n’en fait de son art, le danseur de sa danse, l’avare de son argent, l’ambitieux de sa folle gloire.


ANNÉE 1893

Voilà trop longtemps que je suis vague et embrouillée dans mon for intérieur. Il faudrait sérieusement m’étudier pour savoir de quel côté faire tourner la barre.

Voilà cinq ans de vie intellectuelle, mon imagination a fait le tour des choses, mais j’ai laissé traîner toutes mes idées au point que je ne sais plus où j’en suis.

J’en souffre parce que je mène une vie qui m’est inférieure. Malgré mon horreur des journaux intimes, il m’arrivera de me permettre ces protestations contre moi-même, parce que c’est un stimulant.

Et puis, ne parlant plus, j’ai besoin d’être maîtresse de mon style, je le sens trop pauvre et il m’est trop insuffisant.


Mardi 5 septembre 93.

Rien de grand n’a été fait en ce monde avec de faibles convictions et Dieu semble avoir condamné toutes nos défaillances avec une parole : Homme de peu de foi !

Il est évident qu’il faut savoir ce que l’on fait avant de jouer sa vie ; j’ai assez de foi pour vivre comme tout le monde, mais pour faire ce que je veux faire, non.

J’ai dix-huit ans, j’ai tout souhaité, tout prévu, tout imaginé, tout attendu, le divin comme l’humain, le suprême beau moral dans l’ensemble de toutes les vanités. Mon programme d’enfant était la grande sainteté cloîtrée, mais après l’abandon d’un luxe royal. Personne n’aura fait de ses ambitions fantastiques une machine d’un fonctionnement aussi régulier, aussi calme, aussi quotidien, aussi entêté.

Le comble de toutes les prospérités me semblait tellement indispensable à l’existence, que je n’en revenais pas de la facilité avec laquelle les hommes s’en passaient.


Brest, 8 décembre 93.

Il me faut réagir, me donner des preuves de mon existence. Je m’endors dans une vie qui n’est pas la mienne.

J’aurai beau faire, je ne pourrai plus être heureuse comme une autre. Les objets matériels me charment toujours, je parle du luxe de ma toilette, mais ils me dégoûtent quand ils m’ont pris une heure de ma vie intellectuelle et morale.

Ce n’est pas assez d’être fatiguée d’une épreuve inutile, d’un travail sans progrès, d’une volonté sans ressort et sans durée : il faut vouloir. Tout ce qu’on a voulu sur la terre, comme tout ce qui le sera jamais, sera accompli. Or, quelle est cette puissance, qui, ne dépendant que d’elle-même, se passe de toutes les autres ?

Il n’y a besoin de vouloir que ce qu’on ne désire pas assez, et on ne peut vouloir que ce qui dépend de soi-même.

Vouloir, c’est vouloir quelque chose qui suppose l’effort, mais ce n’est pas vouloir que vouloir pour un temps, et ne pas vouloir tout ce qu’on peut.




ANNÉE 1894

Brest, janvier.

Il n’y a qu’un fléau : le découragement. Je ne pense pas seulement à la désespérance qui embrasse toute une vie, mais à ces lassitudes de tous les jours qui s’étendent à une période, à une heure. On ne désespère pas de l’ensemble, et pourtant, dans le détail, si l’on faisait la somme des moments sacrifiés, on approcherait bien du tout.

Celui qui, devant Dieu, peut sacrifier une seconde, a-t-il à se plaindre de la brièveté du temps ? Allez, il est encore trop long pour vous !

Il y a quelques années j’étais remplie de courage ; mais, réellement, était-ce alors une épreuve ? Je ne croyais pas à la durée, au temps, ce maître de toutes les énergies. Il y a eu une époque où je m’étonnais de sentir si peu le poids de l’épreuve, en y puisant une excitation qui approchait presque du contentement. Mais aujourd’hui, j’abuse, nul à ma place n’éprouverait ce que j’éprouve de détresse et d’ennui, surtout d’ennui de tous les instants.

Et cela à la seule époque où il vaille la peine de vivre ! À l’époque dont le souvenir doit consoler du reste. Je n’aurai jamais d’autre jeunesse que celle-ci. Voilà ce que mon enfance a tant attendu : Quand je serai grande !

Je travaille trop et je m’ennuie. Je me suis rebutée à force de me refuser le temps de lire. Il me faudrait une heure environ par jour pour écrire et réfléchir. J’ai voulu trop monastiquement la règle. J’ai déshabitué mon esprit de faire un pas en liberté. Je me sentais bien plus vivante il y a trois ou quatre ans, quand je ne travaillais, ni ne lisais.

Il en est résulté que je ne sais plus ce que je veux et que je m’intéresse moins à ce que je fais.


Fouras, octobre 1894.

J’ai besoin de regarder tranquillement, non seulement l’épreuve actuelle, mais l’épreuve passée, ce fantôme que j’ai derrière moi. Je n’ai qu’un moyen : « me venger à mériter le bonheur du sort qui ne me le donne pas ».

Que ferai-je pour cela ? Dieu merci, j’ai assez de foi pour espérer en avoir davantage. Aujourd’hui j’ai une « foi de provision » et mes inoubliables impressions d’enfance, mais il me faut une conviction qui me permette de vivre à la Ste-Thérèse. Il y a des revanches que le cloître seul peut donner. « Je méprise tout le reste, tout ce que les hommes croient être des biens et je consacre ma vie à le chercher… Pour ce que peut atteindre l’effort de ma raison, je suis résolu et j’ai le plus ardent désir de posséder le vrai, non pas seulement par la foi, mais encore par l’intelligence. » (St Augustin.)


Brest, 29 novembre.

Je ne crois pas avoir été spécialement organisée pour le travail, j’avais tous les goûts contraires. L’étude cependant ne me sera jamais un pis aller, sans elle je ne serai que médiocre, et à cela je ne me résignerai pas. Car ce n’est pas au prix d’une vaine érudition que je troque ma jeunesse. Oh ! tout ou rien : le bonheur à plein bord, ou, s’il faut traîner des épreuves, faire comme sainte Thérèse, aller au-devant d’elles, n’avoir pas peur, les fixer, les méditer, les comprendre, les préférer, ne pouvoir plus s’en passer.




ANNÉE 1895

15 mars 1895.

Plus je vais, plus j’enfonce, pas de projets, pas d’avenir, et sentir sa vie s’en aller comme cela !..

Je ne voudrais pas ne plus souffrir, je voudrais n’avoir jamais souffert.

Je n’aime en toutes choses que les transcendances, les supériorités, et tout m’échappe.


Brutul, 2 juin 1895.

Vingt ans aujourd’hui. Mon Dieu… j’aurais tant de choses à dire, mais je ne veux rien demander. Je ne vois que vous seul, mon Dieu, au haut du long chemin que je vais parcourir.


Brutul, 18 juillet.

S’il s’agissait d’une souffrance morale, la mélancolie pourrait être distraite « par ces légers plaisirs qui font aimer la vie » ; je ne suis pas distrayable.

Qu’est-ce que la résignation ?

Le désespoir accepté.


Brutul.

Je crois qu’il ne faut pas se plaindre de trouver la vie longue ; c’est une mélancolie, mais ce n’est pas la pire. Pour que le temps semble long, il faut l’avoir senti, qu’il ait laissé une impression ; mais, quand on est pour ainsi dire immobilisé dans le temps, tous les moments se rapprochent et se confondent. On a besoin d’apprendre son calendrier par cœur pour s’assurer qu’on vit 24 heures par jour et 8 jours par semaine.

Cette dépréciation du temps mène loin ! Fernande disait qu’elle se trouvait vieille ; moi aussi, mais pas comme elle. Je me trouve vieille parce qu’entre la vieillesse et moi, je vois si peu de choses…

Tante H… accepte l’idée du néant, est-ce une force ou une faiblesse ? « On ne souffre plus. » D’abord je déclare qu’on s’illusionne sur ce qu’on souffre. Et puis on ne vit pas pour ne pas souffrir, mais pour être heureux, heureux avec supériorité, avec superfétation.




ANNÉE 1896

Brest, 25 février 1896.

Je ne veux pas moins souffrir, je n’ai aucune raison d’être moins malheureuse. Je ne veux me sentir apaisée que par des succès, je ne veux pas m’habituer à la tristesse comme si j’étais née pour cela.

Je me résignerai le jour où j’aurai compris. Je me résignerai sans récriminations, sans regrets, sans mélancolie, avant cela pas de repos. Je n’accepterai jamais un mal sous prétexte que je ne peux pas l’empêcher. J’aime mieux continuer à remuer exprès tout le noir de la terre.

Ce n’est pas au malheur qu’il faut se résigner, afin de ne plus souffrir, il ne faut pas s’anesthésier, ne pas souffrir comme on dort, mais comme on marche et comme on mange.

Jeudi 4 juin.

J’ai eu vingt et un ans avant-hier et, bien que je n’y aie pas beaucoup d’entrain, je tiens à écrire cette date sur mon cahier et à faire un peu le bilan de ma situation présente.

Le comte de Maistre prétend qu’on n’a pas le droit de réclamer quand, en examinant ce qui vous reste, on peut répondre : Moi.

Mon âge m’étonne toujours, et quand je me persuade bien que j’ai vingt et un ans, l’impression est : Dieu merci, je n’en suis que là !

C’est que j’ai passé par de tels tourbillons que je ne sais plus au juste ce qu’il y a derrière. Oui, j ai passé à travers un blanck. Je désespère d’arriver à définir cet éloignement de la vie. Physiquement, j’existe certainement plus pour les autres que pour moi. Ils me voient et m’entendent. C’est le plus horrible et c’est ce qui m’est arrivé à moi la petite fille si intacte, si curieuse et si à l’abri quand on parlait de ces phénomènes, les aveugles, les sourds, les muets. C’est le procédé de la mort : la séparation.

L’isolement m’a conduite à la réflexion, la réflexion au doute, le doute à un besoin de Dieu plus sincère et plus intelligent.

J’ai l’âme religieuse. Je me désintéresse de tout ce qui est mortel en moi, sans un raccourci d’effort. Je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas leur vie éternelle. La religion est ce qu’il y a de plus fort. Dès ce monde, elle fait de nous des immortels. La mort qui ne tue pas, n’est plus qu’un pont dans l’espace, un mouvement de la vie que rien n’interrompt.

J’ai réfléchi trop tôt sur la vie normale ; elle me serait impossible, et je n’ai pas un regret pour la prédestination qui m’a captée, ne m’a pas laissée engager dans la voie commune.

Si Dieu m’accorde ce que je lui demande, je n’aurai pas un regret pour ce qui est passé.


Brutul, 17 juin.

Épargnez-moi, mon Dieu, quand je paraîtrai devant vous et que je vous comprendrai enfin, de sentir que je n’ai pas fait tout ce que je pouvais pour vous.

J’ai réglé comme j’ai pu l’emploi de mon temps, car il me faut des subterfuges pour me rendre les journées possibles : je me réveille tous les jours plus découragée. Je n’y fais pas trop attention, mais en regardant en arrière, je vois bien qu’il y a du chemin de fait. Chaque jour emporte sa parcelle d’espérance et cela doit être ainsi. Rien d’imaginaire dans mon cas.

Je pourrai être triste jusqu’à la mort, mais je ne serai jamais pessimiste. Les malheurs ne seraient pas si sensibles, si ce qu’ils suppriment ne valait rien.

Les misères de ce monde révèlent Dieu plus qu’elles ne le nient. Est-ce que la nature aurait cette justesse de visée, cette volonté d’intention, cette suite dans les idées ? Oui, on peut dire tout cela… oratoirement.


15 août.

Oh ! mes idées de morale aussi sont indépendantes, ce n’est pas la charité qui se charge de nous développer le sens critique…

Indépendant ? Il nous faut le courage de l’être puisqu’on nous veut sincère.

Vouloir tout ce qu’on fait, savoir tout ce qu’on veut. Mais les indépendants dégoûtent de l’indépendance. Je suis trop intelligente pour être jamais « une révoltée ». Ah ! ces consciences romantiques, séduites par l’étiquette et fières de « se révolter » avec une banalité écœurante.


Brest, 4 novembre 1896.

« Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n’envie rien à personne. L’avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prêt à tout. »

« On s’imagine presque toujours que tout est perdu quand on est jeté hors du chemin battu ; c’est seulement alors qu’apparaissent le vrai et le bon. Tant que dure la vie, le bonheur existe. » (La Guerre et la Paix.)

Où j’en suis ? Deux voies : découragement et scepticisme absolus, — foi et vocation passionnée pour tout ce qui arrive. « Personne ne me prend ma vie, je la donne librement. » Avancée assez loin sur la première voie, elle m’a assez ôté et n’a plus je crois rien à m’apprendre. Après tout je veux vivre, trouver au moins un spécieux prétexte à une activité nécessaire.

Voici mes intentions :

Pouvoir me rendre cette justice que je n’ai pas négligé le moindre lumignon dans mes ténèbres.

« Mettre de la sincérité dans mon âme » si nécessaire et si difficile que, pour arriver à ce grand calme, je dois « faire abstraction » de la vie.

Décider que l’existence n’a pas commencé pour moi, libérale part du feu. Je suis dans un lieu indéterminé de l’espace où le temps n’est mesuré qu’au mouvement de la pensée, de la vie intérieure qui s’accroît exactement de ce qu’elle dépense. Cette situation durera autant que j’en aurai besoin pour prendre une décision morale. Alors facta exit lux et la terre commencera.

Donc, une résignation provisoire.

D’ailleurs loin d’être un vain mot, car si le chemin mental que je vais parcourir ne s’ouvre qu’au prix où je l’achète, je déclare que j’ai choisi.

Considérer comme insignifiant tout ce qui est inévitable. Mettre toute la distance possible entre ce qui arrive et moi.

Je suis morte et j’assiste au revoir des choses après des siècles de tombeau.


Samedi 28 novembre.

Porter tout son être à son plus haut degré de perfection, et faire l’expérience en soi de ce que la volonté humaine peut obtenir. Pourquoi laisse-t-on ce programme aux Saints ?

Mon seul frein sera une extrême attention à me développer également dans tous les sens.

Il y a des saints, des philosophes, des lettrés, des savants, des mondains, des artistes. Dans la vie je ne choisis pas, j’ai besoin de toutes ses ressources. J’expérimenterai tout et veux même bien, et désire même, avoir fait ou faire encore des expériences désagréables, pourvu que je ne sois pas trop retenue dans la même.

Si le moment vient de rompre l’équilibre, ce sera en connaissance de cause.




ANNÉE 1897

Jeudi 21 janvier.

C’est une prière écrite que je veux vous faire, mon Dieu ! J’ai essayé de lire, mais rien ne me correspond.

Si vous êtes ce que ma religion m’a appris que vous étiez, vous me donnerez cette vie que je cherche avec tant de travail. Si vous êtes un autre Dieu, écoutez-moi quand même, car je suis résolue à toutes les extrémités et cela fait les bons instruments.

Mais c’est de vous, mon Dieu que je connais, que je voudrais être entendue. Je n’ai pas de vertus et pas trop de foi. Seulement je suis martyrisée et ce que cela rend brave !

Je veux vivre, mon Dieu ! Et chaque journée qui passe, une ombre plus violette sur mon âme, je la considère comme un renouvellement du pacte qui nous lie, par lequel vous m’avez prise à l’enfance, à la jeunesse, au bonheur et en vertu duquel vous ne pouvez plus me traiter ni en enfant, ni en femme, ni même en créature ordinaire, puisque rien sur la terre n’est fait pour moi.

Car c’est bien l’épreuve absolue, celle qui rompt tous les liens d’une destinée avec le passé et l’avenir, qui altère tout, qui sépare de tout, la plus grande isolatrice après, peut-être même avant la mort.

Eh bien, mon Dieu, qui savez tout cela, qui savez avec quel dégoût je marche à cet avenir auquel je ne peux penser sans ressentir une chute au dedans de mon âme, sans éprouver physiquement le désespoir, accordez-moi, peut-être pas la seule chose que je désire, mais la seule que je veuille vous demander, accordez-moi l’intelligence de ce que vous me voulez !

Et je vous promets au moins, quels que soient mes désappointements, mes lassitudes, mes efforts perdus, l’absolu désintéressement pour ce qu’il ne m’aura pas fallu, la complète insouciance finale pour ce qui ne devait pas être moi.


Samedi 27 février.

Écrire peu et vivre peu, identique pour moi.

J’ai beau faire, je m’y prends mal. Ce perpétuel raidissement amène des réactions atroces. Je dépense énormément de volonté pour peu de choses. Ce travail revolvant toujours sur moi me harcèle et me dégoûte..


Mardi 4 mai.

J’ai certainement pensé à écrire, c’est le premier mouvement de ceux qui ont vécu un peu plus vite et un peu autrement que les autres. Et c’est faire quelque chose ! Quand les circonstances nous ont donné une certaine rage de volonté, on s’en trouve singulièrement embarrassé !

Le travail ardent, implacable, aurait alors sa raison d’être, les résultats s’étendraient. Puis enfin la jouissance esthétique, vouloir toujours plus parfaite, plus sincère, forte et souple la langue qui traduit votre substance ; il y a là quelque chose.

Mais j’ai rêvé plus. Une pareille carrière n’est déjà plus assez sérieuse pour moi


Mercredi 2 juin.

J’ai vingt-deux ans.


Dimanche 20 juin.

J’adore la bonté et je ne suis pas bonne, parce que dans mon indépendance et mon perpétuel antipanurgisme, je méprise les preuves un peu banales qu’on a l’habitude d’en donner. Pourtant je suis meilleure que je ne le parais avec mon imperturbable critique, et quand je vois de bonnes âmes indulgentes par banalité ou respect humain, je leur en veux d’être meilleures que je n’en ai l’air dans ma dédaigneuse inhostilité.

Il faut en revenir au système de Ste Thérèse, si facile et simple, ayant au moins le mérite de l’édification : Ne dire jamais le moindre mal de personne.


1897. Brutul, 23 juillet.

Trois dizaines de chapelet en marchant dans la prairie, j’ai de la peine à aller plus loin. Si je pouvais prier autrement je ne m’y appliquerais pas. Pourtant je ne crois pas à la banalité d’une prière, même orale. Elle vaut toujours l’intention qui la prononce.

Le chapelet est, pour moi, un acte de foi et de volonté. Je ne veux pas que ma prière soit à la merci de mes impressions intellectuelles.

Les mots, même qu’on oublie, maintiennent l’âme en état de prière, font vraiment fil conducteur. Puis cette reprise constante des mêmes paroles donne, très fortement et comme physiquement, l’impression de la prière. On s’entend supplier.

« Machine à prier » qui, tout en dirigeant l’intention lui laisse une liberté plus grande que les prières plus spéciales : l’acte d’abandon de Bossuet, St Thomas d’Aquin au Saint-Sacrement, Pascal pour la maladie.

Bien que je ne l’aime guère, le chapelet peut être plus personnel et méditatif. « En le redisant toujours, on ne le répète jamais. »


Brest, 27 septembre.

Si peu qu’on se rapproche de Dieu, un souffle de forte vie morale passe en nous. Tout semble possible, tout supportable. Albert de la Ferronays avait raison, « les habitudes agissent sur nous plus que tous les principes. »

Les habitudes qui moulent notre vie, ne doivent pas être à la merci de nos vicissitudes intellectuelles. Il faut agir comme on voudrait penser, comme on voudrait sentir. C’est une manière de jeter dans la balance son épée et son bouclier.

À ces messes de semaine, plus matinales que les autres et seules vraiment religieuses, je sens venir une acceptation plus libre et plus claire. Je demande le respect de mon épreuve, la porter comme un habit religieux qu’on craint de souiller par tout ce qui est trop vain. Dieu ne m’a pas consultée, il n’a pas attendu le oui de mes vœux, il a fait de moi une carmélite, dans toute la rigueur de la clôture et du silence. Que l’esprit de Ste Thérèse me soit donné !

Je me défends encore et je me défendrai longtemps. Que Dieu daigne m’entendre ; je voudrais que tout fût si profond et sûr chez moi…

Les médiocres bonheurs, les médiocres vertus me dégoûtent, mais ce ne sont pas ces inoffensives tentatives qu’on doit se proposer. Une alternative, pour être sérieuse, doit présenter deux partis dignes de se balancer. Qui abandonne le monde, parce qu’il n’a rien su y voir d’attirant, ne connaît pas la valeur de l’indépendance du choix libre.

Ce qu’il faut savoir, ce dont il faut être sûre, c’est : telle situation imaginée, telles circonstances réunies, aussi exceptionnelles que vous le voudrez, mais pourtant rêvables, votre choix ne bronchera-t-il pas ?

Tant qu’on n’est pas sûr de sa réponse à cela, il y a des chances pour que le sacrifice soit un rebut de nécessité. Tant qu’on ne s’est pas mis en présence de la tentation à son plus haut degré, ce n’est pas « le monde » qu’on sacrifie, mais la mesure, dans laquelle il s’est offert, qu’on dédaigne.

La belle chose d’abandonner pour Dieu son avenir probable ! la belle chose de faire bon marché de ce qu’on a !. Ce n’est pas au rabais que je veux acquérir mon immortalité et je rougirais qu’un autre, fût-ce un empereur qui abdique, se soit montré plus bel acheteur que moi.


Dimanche 24 octobre.

Depuis quelque temps une chose me frappe : Il y a bien des types de beauté morale, il y en a de plus fascinateurs que l’idéal chrétien. J’ai toujours aimé la violence, et l’orgueil est une loi de l’esthétique. Eh bien, Jésus-Christ s’y connaissait mieux. Je n’ai jamais été émue aux larmes, je n’ai souffert de mon infériorité qu’en présence des vertus chrétiennes. Il y a là un degré suprême de sincérité, la simplification de la mort.

L’être, qui doit mourir dans les humiliations de l’agonie, est toujours un peu ridicule à manquer d’attitude chrétienne. Cette douceur et cette humilité, qui ne m’enthousiasment pas, sont inséparables du grand sérieux de l’abnégation.

En lisant, je n’ai jamais pleuré que d’enthousiasme, une fois pour l’entrée de la grande armée à Berlin — l’auteur n’avait aucun talent — une autre, pour une lettre de l’abbé Perreyve, tout ému de sa première confession, de l’hommage et de l’exemple de son pénitent, il venait de confesser le Père Lacordaire ! Je suis allée m’appuyer à la cheminée pour mieux sangloter. Pourquoi ? j’avais quinze ans. Tant d’autres, plus pieux que moi, n’auront pas été émus de ce passage… Ô vérité chrétienne !

Le Père Lacordaire ! Cette parole et cette vie… c’est grâce à leur éloquence que j’ai aimé souffrir à l’heure où il le fallait.




ANNÉE 1898

10 janvier 1898.

Une autre année. Si Dieu le veut encore, je la lui abandonne de toute la sincérité dont je suis capable.

Ce n’est pas pour me faire plus résignée que je ne le suis. Je ne veux pas être résignée. Je me sacrifierai peut-être un jour, je ne me résignerai jamais. Je ne peux pas rester passive, même avec la souffrance.

La vie d’une femme heureuse est manquée pour moi. Il faut m’en inventer une autre dans laquelle ces affreuses années puissent garder une place. Puisque j’ai tant marché, gardons au moins la route où nous avons de l’avance.


Lundi 17 mars 98.

Allée à la grande rivière en coupé avec maman. Il faisait bleu sur rade et magnifiquement froid. Rentrée, lu, à la lumière dorée des stores, la vie de Nathalie Narishkine. Pendant dix années, au séminaire de la rue du Bac, elle écrivit, dans toutes les langues, à leurs religieuses du monde entier, et quand son beau-frère, l’amiral autrichien, se mit à promener les escadres de son pays, il découvrit que tout autour du monde on connaissait la sœur Nathalie : une charge de cardinal-secrétaire d’État. Elle eut une amie religieuse à Vienne, elles avaient fait le sacrifice de ne jamais chercher à se revoir, quand un hasard les réunit de chaque côté de la grille ; l’une pleurait, l’autre riait. « S’il y a peu d’amour sur la terre, c’est moins parce que les cœurs refusent d’aimer que parce que la plupart des humains refusent de mériter l’amour. » (Père Gratry.)


9 mars.

Le châtiment le plus décourageant que Dieu pourrait m’infliger serait de me guérir aujourd’hui. Le seul témoignage que je puisse me rendre, c’est que, dans les moments de plus grande fatigue, quelque chose m’a toujours tenue attachée à cette épreuve et, m’eût-on offert le moyen d’en être délivrée sur-le-champ, j’aurais beaucoup réfléchi avant d’accepter.

Dieu m’a ouvert, toutes grandes, les portes du monde intelligible et supérieur, jusqu’où me suis-je aventurée ?


Vendredi 18 mars.

Toutes mes heures de lassitude et d’anéantissement, le travail qui dégoûte, la fatigue de la règle, l’isolement, l’ennui, me rappeler que tout cela fait partie de mon programme. « Ces acceptations ne sont pas de vaines phrases. Dieu nous prend au mot ». N’ai-je pas moi-même voulu sentir dans tous ses détails, « dans toutes ses circonstances et ses dépendances » ce qui devait m’éprouver ?..


Vendredi-Saint.

Nous sommes légers, même à notre malheur, pour peu qu’il dure. Ce n’est qu’en souffrant toute notre souffrance que nous nous décidons enfin à chercher un remède à sa taille et que nous nous sentons frustrés par tout le reste. Malheur aux consolés !

Nous sommes tellement vivaces pour ce monde, nous nous raccrochons tellement à toutes ses branches qu’il nous faut apprendre le désespoir comme le détachement.


18 avril.

Je suis faite pour l’orgueil de Platon et pas pour celui de Diogène, et cependant, toujours dans la voie chrétienne, j’ai été retenue par l’intransigeance de tout ou rien. Au début, la supériorité de la Sainte Vierge me désenthousiasmait de la perfection. Je copiais, pour les avoir sous les yeux, les passages stimulants. « Dieu mène les âmes, avec des grâces différentes, à une égale perfection » — « s’il se trouvait dans ces temps-ci, des âmes qui eussent pour moi plus d’amour que les saints des siècles passés, je leur accorderais des grâces plus grandes. » Pourtant j’étais assez perspicace pour voir que je faisais fausse route.

Mon Dieu vous détesteriez la perfection si elle ne nous occupait que de nous-mêmes. Son seul but est de nous faire les mouvements libres pour aller à Vous.


23 avril.

Lu Eugénie de Guérin, elle doit tout à son développement contemplatif, même je crois, le grand amour pour Maurice. Mais sa quenouille ! affectation et inutilité ! triste symbole du peu qu’on attend des femmes. Que ne lui a-t-on commandé l’étude au nom de Dieu ? Elle a raison « il y avait quelque chose là » et pourtant le Journal coule pauvrement.

Une chose me frappe chez elle. Je l’ai rencontrée ailleurs et je ne comprends pas : c’est que rencontrant un bonheur vertueux on s’y installe, et se fasse une vertu de son bonheur. Je n’aimerai jamais les heureux, fût-ce par vertu. Il faut être malheureux jusqu’à un certain point.


Jeudi 5 mai.

J’écris dans mes mauvais moments quand, à tout prix, il faut réagir. Alors, je prends mon élan, j’ai besoin de dater, de voir quelque part la trace de tout cet invisible travail qui est ma vie et qui passe si enfoui, si inexprimé que j’en ai des vertiges de solitude.

Dieu console de tout par sa seule existence. Le blasphème est un non-sens pour les étourdis et les sots… Moi, microbe infinitésimal, et mes commodités qu’est-ce que je prouve ?


22 juillet.

J’ai fini la Vie de Jésus. Pas à pas je l’ai chicanée, dans quelques mois je saurai l’impression définitive. C’est toujours ainsi, j’attends mes lectures au contre-choc – mot de chirurgie –.

En revanche ce fameux style ne m’a pas emballée. C’est d’une naïve perfection, et je retrouve toujours, entre lui et moi, cette chose indéfinissable qui est le ton. Eh bien, ce ton a l’abondance ecclésiastique, le débit facile et fleuri d’un curé beau diseur et un peu fat. Il me donne l’impression d’une voix qui parle trop vite.


Brutul, 29 juillet.

Marché longtemps dans l’allée des lys. Je n’abdiquerai jamais, je voudrai toujours tout. J’ai besoin de préférer ma vie pour l’accepter.


Jeudi 4 août.

Que c’est beau la lumière, et comme notre âme s’en pétrit. C’est un réveil de pouvoir lever la tête, ouvrir les yeux dans plus de jour, les sentir baignés de plus d’espace. Je ressaisis les oiseaux dans leur vol et leurs battements d’ailes m’est une nouveauté. Les étoiles me reviennent une à une. J’ai déjà toutes les grandes constellations, mais sur leur écrin de nuit noire et depuis longtemps allumées. Je les guette blanches au crépuscule. J’ai eu la mélancolie de les reconnaître ainsi, sur une toile, au dernier salon.

Mais ce que j’attends, ce que j’épie, c’est le pur contour de la lune. Je la vois, toujours fumante d’un nimbe aux quatre rayons en bras de moulin, comme en met Moreau à ses apparitions.

Ô choses, comme je vous regarderai !


7 août.

Dieu sait avec quelle émotion je me redemande tout entière. C’est la première fois, je crois, depuis dix ans, que je prie simplement et violemment pour guérir et pour guérir de suite pendant qu’il en est temps encore. Mon Dieu, foudroyez-moi de ma guérison !

Je pourrais encore dire que je ne regrette rien, que j’aime le moule où j’ai été coulée, mais pourvu qu’il me lâche ! que je sorte de sa pression de cauchemar !


Mardi 9 août.

Je ne vis que d’attente, de tout l’incertain de mes espérances. À la lettre, je compte les heures. En regardant ma montre, en effeuillant le calendrier, c’est toujours, toujours cette pensée, que j’approche d’un avenir moins intolérable. « J’ai marché si longtemps que je dois être près. »

Oh ! à présent, je n’ai plus la vocation du martyre, plus rien de mon acceptation janséniste, je veux passionnément guérir.


13 août.

Ce qui me ferait désespérer, c’est qu’ayant admiré la force des raisons catholiques, je me démène encore dans les résistances. Serait-ce que je suis encore si « merveilleusement corporelle » que les raisons ne me persuadent pas assez ? Malebranche me fera du bien.

Et puis, quand on est plongé dans le noir de la vie et que l’habitude est venue, il y a une difficulté à tenir compte de cette vocation au bonheur, fondement de toute religion.

Quelque chose encore dans le caractère particulier de mon infirmité, agit sur tout ce travail intérieur : l’isolement si spécial et inhumain — au sens propre — qu’est l’absence du son. Le son est de toutes les perceptions celle qui nous met le plus en contact avec la vie. Je suis maintenant persuadée qu’à ce point de vue, la lumière ne lui est pas comparable. Elle est matière inanimée, elle est minérale, tandis que le son, la voix est animale, humaine. Il y a de grandes voix dans la nature inorganique, mais il faut l’oreille vivante pour qu’une chose au monde en soit émue. La lumière, là où les yeux ne la perçoivent pas, a son rôle de fécondité. Le son, c’est la suprême inutilité dans l’univers, il est fait pour l’âme qui seule écoute.

Je crois plus facile à un aveugle d’être spiritualiste qu’à un sourd.


Dimanche 13.

« C’est ton fait de bien jouer le personnage qui t’est donné, mais, de le choisir, c’est le fait d’un autre. »


Lundi 14.

Je tiens aux pratiques, je ne sais pas jusqu’à quel point je suis chrétienne, mais ma religion est ceci : l’horreur de l’incurie. Pour moi, la vie n’est qu’un beau mouvement. Or la plupart des croyants sont indévots par stagnation. Je veux que ma vie aille aussi loin que ma pensée, je préfère même qu’elle la dépasse. Et la prière et les sacrements mettent un ordre superbe dans une vie.

En outre, si je suis pyrrhonienne, je ne veux pas, dans l’esprit des autres, être cataloguée libre penseuse.

J’ai bien le droit de m’éviter les associations d’idées qui me déplaisent. « Trompez-les donc, mais ne leur mentez pas. »


27 novembre.

Je veux passionnément guérir. Et pourtant le jour où je me retrouverais comme les autres, serais-je sûre de me retrouver entière ? « La souffrance est une compagne » et quand elle n’est pas intolérable, quand elle n’écrase pas l’âme en même temps que le corps, quand on en doit vivre et non pas mourir, elle a son magnétisme, je crois qu’elle devient séduisante comme un vice. Il y a dans notre nature une partialité violente pour la mélancolie, pour toutes les occasions de tristesse et le bonheur tient toujours un peu du dépaysement. Comment nous désaccoutumerons-nous au ciel de la mélancolie ? l’Enfer sera là pour nous la conserver.


4 décembre.

Comment comprendrai-je, si j’en sors un jour, ce mélange de scepticisme et de religion voulue. Je prie et je n’espère pas. J’attends en vain et je ne suis pas déçue. Serait-ce l’indifférence ?

Je commence à croire qu’il n’est pas si difficile qu’on le pense, de se désintéresser de soi, et de voir venir le néant avec à peine un regret de l’être qu’on fut. La personnalité est un préjugé qu’on arrive à perdre. Nous n’existons que par effort, nous éprouvons tous la difficulté d’être de Fontenelle.

Le bonheur et la perfection ?

Ce n’est pas leur impossibilité mais leur insuffisance qui arrête… Qui n’a pas sérieusement peur du Paradis ? S’il fallait seulement souhaiter notre félicité, comment nous y prendrions-nous ? Je ne pense même pas aux inconvénients de ce monde, je dis que nous ne savons pas imaginer le bonheur.

… Donc ce qui me devient maintenant insupportable ce ne sont pas les conséquences immédiates de mes infirmités ; mais c’est l’habitude de la tristesse. J’ai un besoin physique de joie, d’exubérance, d’être jeune ; cette tristesse invétérée m’asphyxie ! Je suis empoisonnée d’une atmosphère d’hôpital.


Mercredi.

N’est-ce pas que ce que tu perds est moins ce qui a été que ce qui aurait pu être, et que le pire des adieux est de sentir qu’on n’a pas tout dit ? J’agrandis mon sacrifice de tout ce qu’il me fallait et que nul ne soupçonne que j’ai perdu.


Brest, 26 juillet.

Quand on regarde sa vie du point de vue des autres, en l’aveuglant des ambitions qui la rendent tolérable, on tressaute de son abjection.

Jamais je ne capitulerai. D’autres à ma place se résigneraient par hébétement, croiraient à l’impossibilité : ces dix années d’horreur me hantent au contraire, elles m’excitent.

Je ne me vois que deux avenirs : une stalle dans le chœur d’une abbaye bénédictine, ou bien un de ces grands talents qui donnent toutes les pairies. Un pis aller ceci ! mais il n’est pas facile de faire volte-face et de trouver l’équivalent de la grande sainteté.


29 juillet.

Cette faculté d’imaginer immédiatement ce qui pourrait, ce qui aurait dû être à côté de ce qui est, est si anormalement développée chez moi que je n’hésite pas à en faire ma propriété essentielle. De là, extrême « fastidiousness » de jugement et de goût. Je n’ai pas l’idée de me satisfaire d’une chose avant d’avoir examiné les autres possibles, avant de connaître sa valeur relative. Je veux savoir de combien elle l’emporte. Le critérium de la valeur d’une chose et d’un être n’étant encore que l’échelle de sa supériorité, je n’aime que ce que je préfère. Et c’est pour préférer à coup sûr, que je critique si furieusement.

J’affirme que je n’ai pas d’orgueil ; je serais bien plus tranquille si j’en avais. D’ailleurs je ne me représente pas exactement en quoi consiste l’orgueil. Cest pour moi un de ces péchés obscurs comme il en existe quelques autres et dont je serai préservée par ignorance.

De la morgue, oui, et par conviction. C’est au point que l’absence de morgue me gêne en autrui, mais ceci est affaire d’épiderme et de tenue mondaine.

Je n’éprouve aucun besoin d’épanchement, de confidences. Quand il m’arrive de pécher à cet égard, il s’ensuit un malaise, un mécontentement, une impossibilité de me retrouver intacte, un éloignement pour les complices de ma maladresse. Ce qui me console, c’est que je parle assez légèrement de ce qui me touche le plus, et l’on ne sait pas à quel point je me suis livrée.

Tout ce que nous disons, nous l’exagérons en nous.


Dimanche 29.

N’aurais-je pas de cœur ?

Il a tellement fallu me rendre invulnérable, qu’en toute circonstance, sans exception, je suis épouvantée de mon détachement.




ANNÉE 1899

Lundi 30 janvier.

Je regrette la musique comme une personne morte.

Ah ! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans…

Je crois ma mémoire prodigieuse à cet égard. Je n’ai pas perdu une mesure de ce que j’ai entendu ; je conserve la gamme très juste, en m’appliquant je retrouverais bien la chromatique, puis tous les arpèges, la note isolée… Alors je lirais la musique comme une langue de plus.

On apprend aux jeunes filles à tout mépriser, se consoler de tout : beauté, fortune, ambition, grande passion. On ne leur laisse même pas l’exaltation de la piété. On leur enseigne le dévouement de tous les jours, « celui qui n’a pas besoin de grandes occasions », sans se douter que leur dévouement n’est peut-être pas ce dont les autres ont besoin.

Mais au moins, si vous leur faites tout mépriser, c’est, enfin, avec quelque chose ? Pas du tout ; car elles méprisent aussi, ou méconnaissent plutôt, l’expression parfaite de leur propre idéal : la vie religieuse. Ô Jésus ! Fils unique, égal au Père qui, avec l’Esprit consolateur, régnez aux siècles des siècles !


Jeudi 2 février.

Je ne sais pas pourquoi, je n’avais pas encore lu Marie Bashkirtseff ; je l’aime, bien que nous soyons différentes. D’abord, mon originalité à moi est une catastrophe.

Elle s’est toujours orientée vers « la gloire ».

Moi, je croyais faire une mauvaise affaire avec la sainteté ; mais je n’y n’allais pas plus mollement. J’ai été janséniste jusqu’à manger des abricots sur une dent malade, ne pouvant ostensiblement refuser de tous les desserts.

Une gloire d’artiste m’aurait toujours semblé misérable. Même aujourd’hui, je souhaiterais la notoriété plutôt pour d’illustres sympathies que pour la renommée.

On trouve que physiquement Marie Bashkirtseff me ressemble. Peut-être, les mêmes joues pleines et le même regard mouvementé.


Dimanche 5 février.

Comment faire pour vivre assez par jour ? Ces dernières années, je croyais à mes études, il me les fallait ; d’ailleurs elles pouvaient alors constituer mon travail. Maintenant c’est trop peu. J’ai besoin d’une effrayante quantité de travail. Un arrêt, c’est une halte dans le désespoir. Où trouver ce qui vaille pareille application ?

Écrire ? J’aurai beau faire, il arrivera un moment où je ne pourrai plus m’en empêcher.

Il n’y a absolument rien dans ma vie. Il me faut un art infini pour m’occuper avec mes ressources, avec mes études ; non seulement je m’ennuie, mais je ne cesse pas de m’ennuyer.

Écrire m’a toujours semblé le sacrifice de la femme à l’auteur ; eh bien, elle est perdue pour moi, la femme ; il s’agit de sauver ce qui en reste !


Samedi 11 février.

Je rentre du mariage de X… Elle et lui également grands, élégants et chic. Un cortège d’élégantes dans la noble uniformité d’un deuil noir.

Si l’on était sincère, on avouerait que la fortune est la moitié du bonheur. Elle l’embellit tellement !


Samedi 18 février.

Hier soir, je me suis coulée derrière un store de la salle à manger, et je suis restée m’imprégner du clair de lune. J’ai demandé avec ardeur tout le bonheur que j’ai pu imaginer. Ah ! je ne crois plus être vulgaire à présent en demandant le bonheur ! On y compte plus ou moins ; mais il faut s’en faire une vision magnifique et le souhaiter avec rage. Ce monde peut être une banqueroute ; qu’on y perde au moins de grands désirs !

J’ai redemandé ma jeunesse, mes beaux yeux, la musique et mon esprit. J’ai demandé la beauté, le talent, la richesse, la gloire, « ce deuil éclatant du bonheur », l’amour, l’amitié, les aventures qui accélèrent l’existence, tout ce qui est la vie enfin et dont on ne peut se passer sans souffrance ou sans ennui.

Et pourtant, ne rien avoir serait encore une belle chose, comme le deuil sensible et hautain des vies monastiques. J’aurais su vivre plus que vous, mieux que vous, et je n’ai pas vécu. « Vous êtes une épée sans poignée, pure et brillante, et que nul n’a jamais brandie. » Eh bien, l’inutilité est une consécration. Je vivrai dans mon immobilité plus que cent autres dans leur mouvement ; je vivrai dans ma solitude plus que mille autres dans leurs amours ; je me ferai des bonheurs si étranges, si nouveaux et si fiers que les autres, les bonheurs connus, les bonheurs vulgaires, je les repousserai comme des vêtements hors d’usage et qu’on aurait portés avant moi.


Mercredi 22 février.

Je ne suis pas sortie, et j’ai lu toute la matinée et la journée. Comme cela, je laisse tranquillement les heures s’en aller. Elles me donnent tout ce qu’elles peuvent me donner ; je prépare l’avenir et ne me « chaulx » du présent.

La vie est superbe ; il n’y a que pour les bourgeois qu’elle ne soit pas exaltante. Quand je me sens portée sur mon travail, comme sur une houle en marche et vivante, je suis gaie, je me sens jeune, fraîche, souple comme après une bonne gymnastique. Le travail ! étendre son âme et sa vie sur le territoire de l’Infini.


Samedi 25.

Je suis contente ! Vais-je donc retrouver la joie ? Ne fouillons pas… Je suis contente au sens latin, et provisoirement bien entendu !

Je me lève fiévreusement. Ma toilette, que j’aime pourtant, me martyrise parce qu’elle représente un obstacle d’une heure et demie entre mon travail et moi.

Tout ce que je ne donne pas à mon entraînement mental, le temps que me prennent les autres, la lenteur des mouvements, les distances à franchir, tout cela me vole, me pille l’avenir.


Mardi 28.

Je voudrais, je voudrais, je voudrais… Mais voyons plutôt ce que je fais. Mes langues : latin. Je relis les lettres de Cicéron. Les grands seigneurs que ces républicains-là ! On vit à Rome comme un lord anglais sur ses terres. On envoie ses esclaves en courrier sur mer, en Afrique, en Asie… Et j’avance lentement Tacite en criblant bien chaque phrase et ce qu’elle peut me réserver d’inconnu. J’aime cette belle langue intelligente et maniable, je parle du latin en général.

En allemand, je lis les textes de mes albums de peintres : Quelque chose de trop inférieur sur Vinci. Avoir été un monde de pensées et de sensations, avoir eu la religion de tout en soi, ne s’être jamais infligé le soufflet d’une abstention… Et cela, avec la même tenue, la même hauteur, la même autorité qu’un ascétique.

Italien, d’Annunzio.

En anglais, souvent Shelley, To a skylark and the Recollection.

Pour la grosse artillerie, l’Origine des espèces. Diable de livre.


Lundi 13 mars.

Ce qui me désespère quand je suis là à ma table, avec une belle lumière dorée par les stores, de longues heures devant moi et une fièvre de travail, c’est de ne jamais trouver l’effort suffisant, le labeur qui m’eût menée au bout de mes forces ; avec quelle joie j’en sortirais brisée !

J’ai vingt-quatre ans bientôt, et il me faut toujours remettre la vie. J’ai la grippe aujourd’hui. Quand je croyais, j’aimais tous mes maux secondaires ; j’espérais qu’ils payaient pour les autres. Pendant ma longue fièvre typhoïde, j’avais l’ardeur des travailleurs qui font volontairement double journée. Maintenant, je ne me console pas d’une journée gâtée par la migraine.


Samedi.

Trop souffrante pour travailler, je viens perdre mon temps.

On écrit à maman « que votre fille ne se fatigue pas de tant d’études ! » Que veut-on que je fasse de ma santé ? Cela n’est utile qu’aux gens heureux ; je me la garde certainement pour l’avenir, mais je ne vais pas lui sacrifier celui-ci.

Pour être heureux, il faut l’avoir toujours été ; je ne me résigne pas au passé, je n’y veux rien regretter. Je veux entraîner toutes mes années dans ma gravitation et qu’aucune ne rompe l’harmonie. La vie est trop courte pour qu’on la morcelle. Nous n’avons pas le temps de changer, encore moins de nous repentir. Je n’aime pas ce qui s’acquiert et qu’il faut attendre ; nous n’avons pas le temps d’espérer.


Dimanche.

D’après mon journal, j’ai l’air d’une personne très difficile à vivre. C’est qu’ici, c’est la « Kritik der reinen Vernunft ». Ma raison pratique est si bonne fille, si ployante et si prompte à prendre son parti des choses ! j’en ai des étonnements. Une cheminée me tombe sur la tête, c’est à peine si je pense ouf !

J’éprouve une bizarre excitation intérieure comme si je répondais à une provocation. Sans phrases, bien entendu, et mécaniquement. Montaigne a raison, nos plus belles ressources sont dans l’instinct. Ah ! l’animal humain est une belle adaptation ; il a le bonheur tenace !

Ces esprits forts qui font à Dieu son procès parce qu’il est trop humain ! D’où leur vient leur notion extra-humaine de la Divinité ?

Il n’y a pas de choses viles, il n’y a que des êtres bas.

Le Fontenellisme de mes émotions vient, je crois, de ce que je suis un être déterminé. J’ai vu venir la Destinée et je l’ai acceptée, ne pouvant faire autrement. Je sais ce qu’on doit à l’inévitable. Je dirais presque que cela m’est indifférent, comme une chose ne me regardant pas. Et il est curieux de voir comme ce qu’on accepte prend vite l’aspect d’une chose du passé.

J’ai de terribles protestations intérieures ; je suis très habile à me tourmenter et, avec cela, je jouis de bien des choses étranges. Si je tombais dans un précipice, je crois, Dieu me pardonne, que je goûterais la sensation extraordinaire de la chute à travers l’espace.


Jeudi 23 mars.

Les réveils surtout sont difficiles ; je garde longtemps les yeux fermés et je me souviens de la vie, de la vraie, celle dont j’ai vécu quatorze ans et qui m’a laissé plus de souvenirs que l’autre.

Je pense que je m’y réveille enfin, que je vais entendre les bruits si confus de la rue de Siam[3], le sifflet des canonnières, les salves, la voix de la femme de chambre.

Je n’aime que le soir. La nuit, c’est le passage du présent à l’avenir. Je me lance dans les combinaisons avec rage ; mon imagination m’use toutes les possibilités.

C’est l’imagination qui fait les plus grands interprètes du monde, savants ou poètes. On crée une hypothèse, comme on crée un mythe, une allégorie, une métaphore.

En lisant Darwin, j’étais frappée de cet état d’avant, de cette vie qui précède. Cette faculté artiste n’a rien d’anti-scientifique ; c’est l’intuition ; elle a précédé toutes les découvertes.

Dans aucun ordre de choses, l’imagination n’est méprisable. Les chrétiens lui doivent leurs plus grands saints. Étant une optique, elle est la moitié de la préhension. Et l’on existe dans la mesure où l’on prend.


7 avril.

Étouffement sous tant de lecture accumulée, besoin de répliquer ; enfin, revanche de personnalité. Nominor quia leo ! et la terreur d’une œuvre insuffisante.

Du reste, ce n’est pas « la gloire » comme Marie Bashkirtseff, qui perturbe de loin. « La gloire » n’embellit pas la femme, et je ne veux pas la sacrifier.

Je veux un talent qui soit moi, me distingue, me révèle à quelques-uns, aux seuls qui comptent pour moi. Un talent qui me complète, reçoive ma vie intime et l’amplifie, par lequel je puisse dépenser tout ce que j’ai d’ardeur de contemplation, de volonté au travail intense, un talent qui s’empare de mon temps et de mon effort, de mon courage et de mon spleen.

Mais j’aimerai toujours mieux être inimitable par la manière de porter une robe de Chevert, que par tout le talent et toute la laideur des Elliot et des Staël.

Je veux me mettre des blancheurs d’écume dans l’âme ; j’en ai tant regardé aujourd’hui ! Au cimetière de Plougonvelin[4] j’ai senti qu’on pouvait mourir ici, mourir vengé et rassasié du spectacle emporté.

Ailleurs, les hommes sont enfouis ; il n’y a que près de la mer qu’on remonte à la surface.

Aujourd’hui, il vente furieusement. En dépit du froid et de la pluie de sable, je suis allée trois fois, et j’irai encore voir les lames, comme à la chapelle en temps de retraite.


8 avril.

La mer hier était défigurée. Elle crachait de l’écume par toute cette énorme mâchoire qui vient mordre dans notre baie, un cirque de bave ; on aurait dit, sur toutes ces plages, que des lèvres se soulevaient et montraient les dents à l’infini.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il remarque d’abord que la douleur le rendait plus défiant à l’égard de la vie, plus réfractaire à toutes les illusions consolantes ou décoratives, dont se contentent volontiers ceux pour qui l’existence est clémente. « Je doute, dit-il, que la souffrance rende meilleur, mais je sais qu’elle nous rend plus profonds ». La philosophie de Nietzsche ». — Lichtenberger.


Vendredi 14 avril.

J’aime la vie, j’aime prodigieusement la vie. Tout me grise en elle. Je sens croître la fièvre qu’elle me donne. Je me meus dans cette vie avec une allégresse qui me déborde, il m’est impossible de refréner la vivacité de mes mouvements, l’énergie de mes paroles, la provocation du regard, tout ce qui affirme mon triomphe d’exister. Si je me rencontre dans une glace, je crois m’apporter une nouvelle mystérieuse et enivrante. J’ouvre devant moi les portes toutes grandes, je vais et je viens dans un mouvement rythmé comme une valse. Désormais, je le sens, ma vie aura pour moi jusqu’à la fin les enchantements et les surprises d’une convalescence.

Quelle que soit ma vie, je le déclare, je mourrai réconciliée avec elle.


Samedi 18 avril.

Pour juger les gens avec indulgence, « se mettre à leur place ». Précisément ce qu’il ne faut pas faire. Il n’y a aucune raison d’exiger des autres ce que nous avons l’habitude d’attendre de nous. On suppose que cela rend plus accommodant. En effet, si j’étais Parménion !


Dimanche.

Des sensations oubliées me reviennent en foule. Il n’y a qu’un mot, c’est déjà une convalescence, et due au seul progrès continu si rigoureusement gradué de mes yeux. Un peu plus de lumière sur le nerf optique, autant d’âme gagnée ! Je ne crois pas guérir mes oreilles ; je ne veux pas y compter, et pourtant, quelquefois, il me passe dans la chair une certitude absolument instinctive de guérison. En en prenant conscience, évidemment je la détruis ; mais, pendant la seconde de passivité, la certitude est si complète qu’elle bannit même l’impatience.

Je me suis demandé si ce n’était pas un éclair d’intuition révélant cette toute-puissance nerveuse qui accomplit les miracles d’auto-suggestion. N’ai-je pas imaginé que mes oreilles pouvaient entendre, mais que, moi, je ne le savais plus ? C’est toujours la même chose, « who knows the mysteries of the will with its vigour? ».


Mardi 18.

Il a fait très beau et je n’ai pas pu sortir parce que je ne veux pas faire les visites de maman. Alors j’ai eu recours à mon « spaciement » habituel, ouvert la porte à deux battants et marché dans la chambre et le salon, une heure montre en main. C’est une hygiène de prisonnier. Madame Élisabeth l’imposait à Madame Royale au Temple. On ne saura jamais tous les sacrifices que je fais à ma « Vollkommenheit ». Je ne puis me résigner à être une femme manquée, abîmée, gâchée.

Donc, j’ai marché et pensé une heure ; c’est dans ces moments-là que je prends de l’élan. Je veux que chaque heure me porte, comme un flot, un peu plus loin que je n’étais ; je ne suis patiente qu’à ce prix.

Malgré tout, il faudra en venir à une Anglaise. Cela m’irritait de sortir avec elles qui se croyaient obligées de me parler tout le temps et m’immobilisaient les yeux. Aucune parole humaine ne vaut le servage des yeux.


Samedi 29.

Si nous sommes les maîtres de ce monde, nous en sommes aussi les hôtes. Les jeunes animaux m’inspirent toujours un mouvement d’hospitalité, les nouveaux domestiques aussi. « Non seulement, nous ne devons pas faire de mal aux êtres ; mais nous devons les gâter, les consoler. »


Mardi 3 mai.

J’ai hâte de l’Italie, et de bien d’autres choses, mais je ne veux rien voir. Je ne veux pas me confronter maintenant avec ce que j’aimerai, je me le garde sauf. Je comprends Marie Bashkirtseff : « c’est comme un grand bonheur définitif ».

Je ne suis pas encore arrivée à comprendre ce qui s’est passé. Être sourde me produit encore l’effet d’une nouveauté. Et toujours des moments de cette étonnante gaîté « qui doit durer indéfiniment puisqu’elle n’est fondée sur rien ».


Dimanche 7 mai.

Les livres seraient-ils mauvais ? D’abord ils sont des excitants, mais non des excitants à en faire. Ils vous dégoûtent de penser, de redire six mille ans la même chose, aux variantes près de la langue.

Fini Madame Geoffrin. Triste vie en somme comparée à Mme Swetchine.

Doit-on tout perdre, avec la Foi, même les belles amitiés ? Le XVIIIe siècle n’était décidément pas un siècle affectueux, et l’on pardonne à la réaction de « sensibilité » qui le termina. Moi, j’avais toujours une inavouable partialité pour les attachements des mécréants, et je crois encore qu’ils doivent s’aimer plus désespérément que les autres.

Relu la Prière sur l’Acropole, glissé de Renan à Vigny : La mort du loup ; Moïse ; Le mont des Oliviers. Encore relu un article de Gregh sur Rodenbach.

Je suis lasse d’entendre pleurer sur la vie ; elle devrait franchement avoir cessé de nous étonner. J’éprouve la même impatience que me donnent le dévots : « Le monde, le monde… » Et il faut qu’elle nous ait donné une certaine idée de la félicité, cette vie, pour que nous ayons tant de peine à ne pas être heureux, pour que la chose nous soit si fort désagréable.

Je vois la vie sans raison, sans espoir, sans merci, et je l’aime parce qu’elle est en somme tout ce que nous avons. Et puis, elle dure si peu !

Les suicidés sont des gens bien pressés d’arriver.

Quant à l’impassibilité et l’amour du néant, stoïcisme, bouddhisme, philosophie de la peur ! La mort ne vaut pas d’être une obsession. Elle est à sa place au bout de la vie ; ne l’en dérangeons pas.

Illusion pour illusion, j’aime mieux l’illusion brillante, et surtout l’illusion passionnée.

Quant à la paix ; elle est une joie que doivent imaginer fort mal, je l’espère pour eux, ceux qui l’appellent. Toujours, la suppression de la souffrance ; les humains ne vont pas au delà !


Vannes, 23 mars.

Je tiens immensément au physique. « Elle est bien laide, mais c’est une bonne fille » ; avec ce mot, j’entre aussi en défiance du moral que du physique. Il est moins facile à juger d’abord et je crois qu’il y gagne. Et puis, moralement la médiocrité suffit. Je suis nettement hérétique, pélagienne, je crois ; je suis persuadée que la nature manque ou réussit les êtres de part en part. Opposer toujours la beauté morale à la beauté physique, c’est croire la première plus commune que la seconde et être moins difficile pour l’âme que pour le corps.


Vannes, dimanche 27 mai.

Je lis avec fièvre un article de Camille Bellaigue sur les neuf symphonies. La musique est une partie morte de moi-même dont je ne peux me détacher. Les noms de Bach, Beethoven, César Franck, Wagner me donnent des remous noirs. La surdité est une torture morale dont je n’ai pas encore vu le fond. Un aveugle perd son corps, un sourd son âme.

Le silence, à ce point-là, n’est pas un recueillement ; c’est un évanouissement et un vertige. Le moindre bruit me rendrait plus présente à moi-même que tout ce que je vois et je touche.

J’ai des journées d’apsychie et, si je n’ai même pas l’illusion de souhaiter mourir, c’est que je souffre partiellement la mort.

Des jours où l’impossibilité de vivre est flagrante, où suivre les doigts qui me parlent m’impatiente à sangloter, où lire me tue comme si je me lapidais d’autrui, où la solitude est la désagrégation dans le néant, où je perds mes atomes, et, avec cela, une sensibilité sourde comme dans le cauchemar, et des larmes dans le sang.

Je ne daterai ma vie que du jour où, seule, enfermée devant un grand Érard, je redemanderai mon âme à la musique. C’est une symphonie de Beethoveen en ut mineur que j’assigne à ce jour-là.

Pourquoi aime-t-on souhaiter ce que l’on n’espère pas ?


2 juin 99.

Vingt-quatre ans… Je suis fatiguée d’être moi. Ah ! n’en parlons plus.

Mon Dieu, que me donnerez-vous pour mes vingt-quatre ans ?

J’ai lu, dans la Revue des Deux-Mondes, un article sur Solesmes. Comment toutes les catholiques ne sont-elles pas religieuses ? On leur dit que c’est le plus parfait, et elles vont ailleurs…

Marchand est reçu comme un souverain. On peut mépriser « la gloire », « nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes » ; mais elle est une difficulté, donc une excellence. Ah ! j’aime mieux ceux qui réussissent, qui dépassent, les plus « aptes », fût-ce une couturière, fût-ce un parfumeur.


Lorient, 12 juin.

L’article de Lemaître « De l’influence des littératures du Nord » ne croit pas qu’on puisse entrer dans toutes les nuances d’un style d’outre-langue. Il ne doit pas être polyglotte.

Le style est un rythme par soi, comme la musique. Il n’est ni allemand, ni français, ni anglais, c’est-à-dire qu’il l’est à la manière de la musique, immédiatement perceptible à l’esprit.

Pour pénétrer une littérature étrangère, le meilleur procédé est encore de très bien juger de la sienne. Il n’y a pas de raison pour qu’on ne sente pas, à l’aide de mots allemands, ce que l’on sent à l’aide de mots français. On comprend en attendant, à moins qu’on ne manque d’oreille ; mais, en ayant pour Lamartine, il serait difficile de n’en pas avoir pour Heine, pour Shelley, pour d’Annunzio.


13 juin.

Il ne faut jamais dire ouf ! à des gens médiocres. Les imbéciles sont convexes et les sots concaves ; ne nous y regardons pas !

Et puis ces gens-là ne rient jamais. Rire ou sourire, c’est révéler ce qui nous amuse, ce qu’il y a de plus significatif au monde, et il faut être très sûr de soi pour se livrer ainsi. De plus, le rire est un accueil, une approbation, une politesse, quelque chose d’éminemment aristocrate et mondain, un peu la prérogative du droit de grâce de l’esprit. Je n’aime pas les heureux, mais je hais et méprise les tristes.


Vendredi 16 juin.

Ce que j’ai lu ce matin dans Amiel : « Qui rend justice à la gaieté ? Les âmes tristes. Celles-ci savent que la gaieté est un élan et une vigueur. »

Je n’aime pas le socialisme et je ne demande, comme le prince de Ligne, qu’à être un abus de ce temps-ci. J’aime infiniment le luxe ; mais j’ai à son égard tous les préjugés, ou, plutôt, tout le tact de l’Orient. Je suis malade, je suis outrée de passer en toilette devant un ouvrier à l’air sérieux et fatigué. Que le luxe soit une atmosphère intime et invisible. J’ai lu que, je ne sais où, les maisons des riches étaient entièrement pareilles à celles des pauvres et que, sur le seuil, on aurait donné l’aumône à leurs propriétaires. Bien orgueilleuse façon d’être sans vanité.


20 juin.

Je suis si nerveuse, si saturée d’ennui, indifférente à tout… Je lis huit heures par jour et je me sens désœuvrée. Il y a des moments où je ne doute de rien. D’autres, par leur vacuité, devraient me faire mourir, comme un trou à l’âme, une chute dans le temps.


Brutul[5], 23 juin.

À force de lire des vies, des « journal », une mélancolie vous prend : toujours la fin par la torture, il n’y a qu’elle pour nous chasser de ce monde…

Quand je dis mélancolie !

Je ne veux plus d’un travail d’écolière. Il faut savoir tout ce qu’on veut savoir avant vingt ans. Après, respirer, voir, entendre, et surtout ne rien faire ! Je hais les gens dont on me dit « qu’ils ne perdent pas une minute ». « Il faut toujours qu’elle ait un ouvrage dans les mains ». Ah ! savoir ne rien faire…

Quand on me voit dans un fauteuil ou immobile en chemin de fer, on s’étonne : tu es malade ? Au contraire ! c’est parce que ma vitalité pure me suffit que je ne prends pas de remèdes.

Donc, mes livres me lapident et alors, grand Dieu, quoi ?

Il faut que j’aie du talent.

J’ai essayé d’écrire n’importe quoi pour me faire les griffes. Au bout d’une heure et demie, il y avait deux pages de cette écriture, dont une barrée. Je me suis trouvée si sincèrement maladroite que cela m’a jeté un seau d’eau froide.

Ce qui disparaît avec l’ouïe, ce n’est pas la note que j’ai conservée très juste. Un jour, l’on cherchait quelle note donnait un certain cristal frappé ; j’ai de suite dit, sans me tromper, que ce devait être un mi. Ce qui disparaît, c’est la résonance, la sonorité, non le souvenir ; mais l’émotion du son.

Il me faut m’appliquer pour retrouver l’ébranlement, autre chose que le souvenir mat des bruits. Il ne peut rien arriver de pire que ce qui m’est arrivé et comme cela m’est arrivé. Souffrance de luxe dont on ne meurt pas, qui n’exempte pas des autres.


Lundi 26 juin.

Mon ciel préféré : quand il est bleu avec tout un archipel de grands nuages blancs. Aspect fleurdelisé, me rappelle le passé, l’histoire, la vieille France. Mon arbre préféré, sans esthétique aussi, attraction d’instinct : le sapin, le mélèze. Il y en a de plus beaux, mais celui-là je ne le rencontre pas sans une jouissance morale. Je le trouve intéressant sous tous les ciels. J’aime presque de la même façon les cèdres et les cyprès. En somme, pas les arbres domestiques, les arbres sauvages, les arbres de la solitude.

Je préfère les montagnes à la mer, sans hésiter. L’absence de végétaux et le trop grand jour de la mer donnent de la sécheresse intérieure. C’est une erreur de contemplation de croire que la mer donne le sentiment de l’infini. Elle est une plaine ; c’est mathématiquement le minimum d’horizon et sa courbure rappelle que la planète ne s’étend qu’en tombant et se pelotonnant en boule. La montagne est bien plus religieuse, plus sacrée, car plus inutile. Les eaux sont voie commerciale et les bords de la mer pullulent de civilisation. Avec ses forêts, ses bêtes, ses glaciers, ses lacs, ses eaux courantes, ses orages et toutes ses raretés atmosphériques, la montagne l’emporte décidément.

C’est une constante présence des montagnes tout le long du livre qui m’a tant fait aimer Wanda, de Ouïda, le seul livre mal fait auquel je me sois attachée. Les livres des montagnes sont plus profonds que les livres de la mer. Nietzsche est un poète de montagne.

Les livres, les livres, la seule chose au monde qui me soit venue en aide. À la fin, cela rend terriblement orgueilleux de se passer toujours de ses semblables !

Peut-être ai-je moi-même exagéré l’écart. J’ai dit si souvent que je me trouvais bien comme ça, qu’on ne pouvait pas juger d’après une autre à ma place, que je ne connaissais personne dont je voulus prendre le sort pour moi… Un prêtre à Béziers, chez Mme  de L…, m’avait dit qu’il me citerait dans un sermon. Au lieu de m’approuver, on devrait me haïr pour ces petites gentillesses-là.

Il est convenu qu’on agit bien envers sa famille en lui évitant toute espèce de plainte ; c’est faux. Si je me roulais à terre devant eux, je ferais preuve de plus de sociabilité.

Mais voyez-vous l’effarement si je sanglotais sur le tapis ?


Brutul, 2 juillet.

Le plein air est d’une netteté, d’un vide attirant comme l’abîme. Les choses s’y dressent toutes pures comme au sortir d’un bain. Cela rappelle un jour d’automne, la gaieté des premiers froids. J’adore le froid.

Je viens de recevoir les élégies romanes de d’Annunzio. Depuis vingt-quatre heures, je lis et relis. C’est adorablement berceur avec un voluptueux goût amer.

Nulla é piri grande e sacro
Ha in se la luce d’un astro

J’ai de suite vu que la question pour moi devenait historique et que, si je devais être rassurée, ce serait par des faits. Mais c’est là que j’ai rencontré les plus grandes difficultés. Faut-il donc s’en tenir au mot de Pascal : « Nous ne devons pas convaincre les infidèles, et ils ne peuvent nous convaincre, mais par là même nous les convaincrons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute la conduite de J.-C. de part ni d’autre » ?


Brutul, 29 juillet.

Je ne me décidais pas à rentrer du jardin. Ce mois que je passe régulièrement ici à la même époque depuis tant d’années, donne à l’arrivée et au départ, quelque chose de liturgique. Ce n’est pas que j’aime les anniversaires ! Compter, mesurer : s’écouter mourir ! Mais j’aime Brutul, il y a du vieux moi dans l’air accroché aux arbres, je le respire en passant. Je connais tous les sapins, les châtaigniers, les frênes et les tilleuls de Brutul. Je les ai vus sous tous les ciels, je sais tous leurs changements de physionomie. Ce sont des relations dont on a suivi les bons et les mauvais jours.

Maintenant que j’en sais le prix, je regarde, je regarde comme si c’était toujours pour la dernière fois de ma vie. Cela me paraît grossier de lire en plein air, comme de lire à l’Église pour des contemplatifs.

Lire par-dessus le marché dans un monde où il faut dormir ! Cette nécessité du sommeil fait que tant d’heures de la vie des choses nous sont inconnues ! Quand je n’ai pas assez regardé une journée, je sais que j’ai perdu une chose irréparable qui ne reviendra jamais.


Brest, dimanche 30 juillet.

Donc je suis rentrée. Je n’aime pas me retrouver chez moi. Les souvenirs de prison ne deviennent chers que le jour où on en sort, et il y a tant de mauvais jours dans ces murs-ci… Le long de cette délicieuse route de Lorient à Brest, je me disais qu’un retour at home a besoin d’une mise en scène de famille, ou tout au moins de familiers, et je sentais mon cœur me tomber dans les talons. Ils sont naïfs avec leur solitude, ceux qui ne la connaissent pas ! Je commence à aimer Mme  du Deffand d’avoir avoué qu’elle ne la supporterait pas cinq minutes. Amiel, qui en avait le goût, déclare que c’est un pis aller.

L’homme est né pour attirer tout à soi, pour inspirer et éprouver les sympathies. La solitude est inférieure : un soldat, à faire campagne, ne préfère pas être de faction. Il est plus intelligent d’aimer mieux un homme qu’un arbre.

« Les hommes qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie. Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi, je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire même ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre, nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. »

À la gare, trouvé Marc[6] superbe de distinction blonde, l’air d’un grand duc mince ; à la maison. Madame Lemonnier : La plus aimable des femmes après le garçon le plus chic de la ville. Allons, cela a moins mal marché que je ne le craignais.

Je passe de la superstition de la régularité à celle du caprice. Peu importe, en somme, puisque je travaille toujours et que l’oisiveté n’est chez moi qu’un rare et précieux symptôme de santé.

Le matin, il me faut jeter sur quelque chose à lire. C’est l’indispensable piqûre intellectuelle. La dose prise, je suis disponible. Mais, quand je rentre après avoir été longtemps retenue, mon chapeau et les gants à peine arrachés, je ne pourrais matériellement pas desserrer les dents avant une demi-heure, une heure de lecture sans lever les yeux, et, quelquefois, c’est dans des choses très ennuyeuses que je m’élance de cette manière. D’ailleurs cet élan-là ressemble beaucoup à une fuite.

Je dois rendre cette justice à la Providence que les insomnies me sont assez épargnées ; car un réveil la nuit est une chose qui dépasse les bornes. Dans le sommeil, je suis plus près de la santé. Au réveil, je réapprends ma condamnation avec stupeur. Mais je préfère mille fois toute la nostalgie du monde et avoir entendu. Cela restera tout ce que j’ai eu de bon. Tant mieux si c’est un souvenir d’enfance. La musique est la moitié de la conscience humaine.

Et je veux pourtant, je veux toujours. Ce mot est toute ma manière d’espérer ; « je veux », je m’en caresse, c’est un mot doux comme les pires entêtements, sourd comme les élans qui couvent. Il y a un V de volonté qui s’étire, qui s’allonge comme un tapis de solennité sur lequel on passe.

Ou bien, il est bref, muet, discret, l’ordre d’un maître. Je veux — rien qu’un son, une fente dans les lèvres parce que c’est un mot intérieur, parole qu’on ne doit pas entendre. Je veux — verbe réfléchi, le sujet opère sur lui-même.

« Je veux », c’est le mot le plus rare, bien que le plus fréquemment usurpé, et quiconque en possède le secret terrible, attendez-vous à le voir, un jour ou l’autre, au-dessus de vos têtes ; ainsi fut César.

Lacordaire.

Le Trez-Hir, Vendredi 11.

Hier soir baie irisée, mer lourde d’être calme, épaisse et sans transparence comme l’opale. Je ne savais pas que cela pût être aussi varié. Je ne suis plus si sûre de préférer les montagnes.


Mardi, 22 août.

Lu Sur l’eau de Maupassant, Thèbes, de Chevrillon. Je n’aime rien comme les choses, et c’est extraordinaire ce qu’un livre peut sur moi.

Je lisais dans un creux sur ce qui restait de plage, car nous sommes dans les grandes marées et la mer ne s’arrête plus. Dans ma profonde petite crique, entre les parois creuses de la dune, je ne voyais plus que l’eau verte et bleue, s’affairant toute proche, vivante, horriblement pressée, je sentais l’ébranlement de ses mouvements lourds ; j’avais un escalier derrière moi.

Toute cette forte agitation silencieuse, dépouillée de l’illusion humaine du bruit, contient encore plus de mystère et d’absurdité. L’eau a tellement l’air de travailler ! À mesure qu’approche l’heure de la plus grande marée, on dirait qu’elle se hâte pour arriver à temps. Elle ne descend pas avec la même vivacité.

Tous les soirs le reflet d’or de la lune, sur la mer encore très bleue, est quelque chose de large, d’intense, de régnant.


Dimanche 27.

Réminiscences de musique à en perdre la tête. Cette rhapsodie hongroise de Liszt dont je ne peux retrouver les premières mesures ! Il y a des soirs où je ne peux plus m’endormir. Dans le plus grand calme c’est un sursaut qui me réveille comme si ma chambre était remplie de lumière, je ne sais comment je ne me trouve pas les deux pieds par terre, ou comme Mme  B… de B… quand la foudre est tombée, à genoux sur mon oreiller.

Il me faudrait au moins les yeux tout entiers. Je n’ai pas assez d’horizon pour respirer. Je vois mieux que bien des myopes, mais il me faut une ombre mortelle. Sur la plage il me prend des frénésies d’arracher mes lunettes et mon chapeau, d’abattre mon ombrelle ! Je ne sens pas si je vois les choses ou si je m’en souviens.

Et c’est à moi que cette horreur est arrivée, à moi qui ne comprends la vie que dans une atmosphère de lumière vibrante…

Ma formule de bonheur est ceci : l’Italie, la musique, le cheval et l’amour. Encore envers le dernier point j’hésite et si je le fais entrer dans mon programme c’est en vertu de l’axiome : dans le doute ne pas s’abstenir. Mais certainement je le maintiens à la quatrième place. Il me semble des deux sortes d’amour, légitime et illégitime « que les honnêtes gens m’ennuient et que les autres me déplaisent ». Et c’est pourquoi je considère que le mariage d’argent relève d’une esthétique d’un ordre plus élevé que le mariage d’amour.

Je reconnais toutefois que dans ce grand besoin, le seul que j’éprouve, de mener une vie très supérieure, il y a bien la volonté très consciente et très avouée, d’avoir auprès des cœurs ce grand prestige de l’admiration.

Le seul besoin que j’éprouve !

Je suis désintéressé, disait Fiévée, comme tous ceux qui veulent tout prendre à la fois.

Ne pouvant aimer ce que je n’admire d’aucun côté, je ne compte qu’avec les amitiés qui recherchent, en moi, cela seul que j’estime ou estimerais en autrui. Il n’y a ni amitié ni amour sans admiration réciproque. C’est pourquoi l’amitié entre femmes est si rare. Que voulez-vous qu’elles respectent dans leurs vies ?

J’ai une telle adoration de l’intelligence, parce que j’ai découvert, contre le préjugé admis, tout ce qu’elle ajoute aux attachements.

Elle seule donne aux êtres la curiosité et la force de se pénétrer. À passion égale, croyez-vous que l’amour de deux êtres supérieurs soit le même sentiment que l’amour des médiocres ?

Les grands sentiments viennent du cerveau.

« Dix-huit années d’ennui et de solitude lui firent lire bien des livres. »

(Autoépitaphe de la grande Catherine.)

« L’homme n’a rien fait de grand que dans la mesure où il a su se révolter contre la nécessité, lutter contre le hasard aveugle et imbécile. »

(Nietzsche.)

Le Trez-Hir, 1899.

Je me suis défiée d’instinct du travail manuel. Dans quelle léthargie il entretient les femmes !

Si elles n’avaient pas toute prête cette misérable occupation — pas plus occupante que de battre une marche avec le pied et surtout pas plus utile — elles seraient bien obligées de prendre l’initiative d’autre chose.

S’il faut à une femme des occupations d’une humilité rassurante, la cuisine au moins a son charme et la tenue savante de la maison à laquelle elles n’atteignent pas une fois sur cent. Mais ces deux choses réclament encore un trop grand usage de l’intelligence. Après cela, si on ne sait ni causer, ni lire, ni faire de la musique, qu’on aille chez les pauvres, parbleu ! et à l’Église. Mais la charité et la piété un peu fortes sont aussi plus en dehors de leur portée qu’on ne le croit.

Disent-ils assez de mal de « notre littérature actuelle » ! Où trouver pourtant des talents plus intelligents, plus travaillés, plus originaux ? J’aime mes contemporains jusque dans leurs verrues.

Jour affreux. Je déclare alors ma mauvaise humeur et dis en plaisantant toutes les outrances trop fortes pour qu’on y croie et qui me permettent de me lamenter incognito. On trouve cela très drôle : « Tu devrais bien être de mauvaise humeur tous les jours ». Ô Molière, comme vous deviez être drôle quand vous passiez pour de bon, entre les chapeaux pointus et tout l’attirail de la cérémonie !

Comment je me comporte avec mes lectures dont ils s’étonnent : les auteurs qui voient grossier, qui voient comique, ou simplement font les dégoûtés, mon Dieu ! les auteurs moraux m’ont choquée davantage, m’ont paru moins « propres » que les autres qui adorent tout de la vie et n’ont pas l’air de soupçonner qu’une mouche puisse tomber dans leur verre.

Les fautes romanesques n’ont pas mon indulgence, mais en parler avec dégoût me paraît aussi grossier que ce rire abject que provoquent les maris trompés.

Puisque tout est dans l’opinion, comme disaient les stoïques, c’est en voyant malpropre qu’on salit les choses.


Vendredi 1er septembre.

Il pleut et rien ne m’occupe, je passe d’un livre à l’autre, et ne m’accroche à rien. Dans ce que je fais, il me faut autre chose que la distraction : sentir où cela me mène. J’ai toujours la sensation d’une personne en retard que l’heure talonne et qui, pour avoir un peu de quiétude morale, n’a que la ressource de marcher droit à son rendez-vous.

Ce n’est pas une guérison que je demanderais, mais une trêve pendant qu’il en est temps encore, que j’en pourrais faire quelque chose. Je me constituerais prisonnière sur parole et à 35 ans je reprendrais la forteresse.

Oh ! je commence à devenir bien humble. Je prends sur le bonheur les idées que peut avoir un mourant après une longue maladie, il voit sa vie « dans ce lointain irrémédiable des choses qu’on regarde dans le passé ». Tout ce qui n’est pas le bonheur vrai, le bonheur intime et qu’on sent chaque jour, est insignifiant ; et le bonheur, c’est l’amour.

Quel que soit l’orgueil qu’on possède, il n’y a pas à sortir de là. À quoi bon valoir son orgueil si personne ne doit vous en aimer plus ?

Séduire, être séduit demeurera pour moi la définition de la vie. C’est pour avoir voulu la séduction la plus parfaite et pour l’avoir ressentie en elle, que j’ai cru d’abord à la Sainteté.

Comme Marguerite d’Angoulême « je porte plus que mon faix de l’ennui commun à toute créature bien née. »

Si je pouvais ne plus m’ennuyer, je ne souffrirais pas, mais il n’y a aucune exagération à dire que je ne cesse pas de m’ennuyer.

Je m’ennuie à la folie, je m’ennuie éperdument ! Et c’est ce qui me donne la fièvre, ce qui me rend si stupidement laborieuse. Car l’ennui est une inquiétude et nullement de l’apathie.

Je ne puis même plus imaginer ce qui me distrairait.

Je ne peux plus imaginer que des bonheurs tristes. Le grand bercement des voyages, voilà tout ce qui me tente. Qu’on me promène toujours comme une malade. « Les grands pays muets devant moi s’étendront. » Et toujours à portée un bateau pour m’enlever au large, m’inoculer tout le bleu du ciel et de la mer.

Il est instructif d’écrire régulièrement ce qu’on pense car aujourd’hui je ne souhaiterais plus d’amour. Que dirais-je à un homme, que ferais-je d’un étranger ? Mais j’affirme que je n’ai jamais souhaité la mort, puisque c’est d’elle que je souffre. Hors certaines douleurs physiques, je crois qu’il n’y a pas de souffrances intolérables, ou du moins, qu’il n’y en a pas qui ne prennent trop grosse opinion d’elle-même dans l’appel du néant. Rien ne vaut la peine de mourir.

Le goût du néant ressemble trop chez nous à une vertu de nécessité. J’ose avouer que j’aimerais mieux vivre toujours de telle sorte que ce soit.

« Il faut animer et aimer la substance silencieuse de la vie. » Cet amour-là, je l’ai de naissance et mes expériences, si raides qu’elles aient été, n’ont fait que le rendre plus conscient. Je méprise ceux qui, à l’égard de cet optimisme ésotérique, ne sont pas du secret. Il est très naïf de vouloir fonder l’optimisme sur quelque chose, mais très piteux de ne savoir pas le fonder sur rien.

« Es ist wahr, wir lieben das Leben, nicht weil wir leben, sondern weil wir sind Leben gewohnt. »


Vendredi 8.

Hier la baie était verte de tous les verts. La mer verte est plus translucide que la bleue, elle est d’une plus belle eau.


Samedi 9 septembre.

Les êtres faibles sont patients. L’endurance est la force de ces gens-là comme l’entêtement est leur volonté. Les médecins ont constaté la supériorité d’endurance de la femme sur l’homme, plus intelligent du dommage causé, mieux fait pour la vie puissante. Il y a un courage plus fort que l’autre, c’est celui de la protestation. Souffrir est une déchéance. Nous nous faisons un mérite absurde « d’avoir souffert » puisque la nécessité se charge à elle seule d’accomplir cela. Il ne faut pas souffrir, jamais souffrir, mais réagir. Or la réaction n’est pas la patience, encore moins la résignation.


Lundi 11 septembre.

L’autre jour avec M. du B… on parlait de la supériorité de l’amiral Fournier. Celui-là ou un autre, dès qu’on admire je me sens comme une rage d’émulation, une impatience de n’être rien quand il y a des gens qui sont quelque chose. Ce n’est pas que je m’illusionne sur la valeur que la notoriété représente, mais je ne m’abuse pas davantage sur les « mérites cachés » je le regrette pour l’amour-propre et la sécurité des obscurs dont je suis, mais projeter son nom hors de soi est une difficulté, donc une excellence.

Ce que c’est que de s’ennuyer, plutôt que de le faire toute ma vie, je serais capable de devenir célèbre !

Je traîne partout un portrait de l’Impératrice d’Autriche. Cette voyageuse et cette solitaire, cette intellectuelle sans le vouloir, prend les proportions d’une patronne.


Dimanche 17 septembre.

Oui, je mets une patience et une ingéniosité chinoise dans l’art d’espérer et je n’ai rien du pessimisme béat qui crache sur les raisins trop verts. Oui, j’aime la vie comme elle est. Que m’importe que les choses soient « vaines » et « passagères » ? Alors c’est l’éphémère et la vanité qui sont adorables… Si l’amour est un bonheur, si l’inconnu, le mystère et l’habitude et la nouveauté, sont des bonheurs ; si, l’esprit, la bonté, le rire, la méchanceté, le mouvement, la toilette, le changement, le bruit, il faut aimer tout cela, parce qu’il n’y a pas autre chose. Et c’est le plus beau miracle des hommes, qu’en face du mélodrame de cinquième ordre qu’est leur existence, ils aient pu s’inventer l’étonnante, la nécessaire, la prodigieuse frivolité.

« Gardez, ô hommes vains, les choses vaines ! »

(Imitation).

La musique m’obsède, la musique vivante, énergique, emportée : l’allégro du grand septuor, l’ouverture de Ruy Blas, une valse de Chopin, encore les marches aux Flambeaux… mais que sommes-nous donc à la musique et que nous est-elle ?

Je me rappelle la romance d’Henri VIII avec son adorable accompagnement d’arpèges. Nous revenions, d’une visite faite au loin sur les quais dans une belle très vieille maison, en voiture ouverte et très vite à cause d’un orage qui menaçait, pesait et vibrait sur le vieux Paris, la large Seine tournante et plus loin sur les tricornes du Louvre. Je fredonnais la romance, contente d’être à Paris, excitée par l’orage et sentant aussi, je pense, la beauté des nuages violets sur les pierres violettes.

Il y a douze ans… Si l’on savait comment on est destiné à se souvenir des choses.

Par moments c’est un sursaut, une fin de patience à ne pouvoir pas être sourde une heure de plus. Et le lendemain, se réveiller là-dedans, qu’il n’y ait pas d’autre réveil possible !


Vendredi 22 septembre.

Je ne vaux plus rien que dans le tête-à-tête. Mes amis me deviennent étrangers dès qu’ils se réunissent.

Voir les groupes se former autour de mon fauteuil, les voir s’animer et moi immobile avec ma jeunesse et mon esprit, devenir comme une borne entre tant de gaîté, gênée de mon sérieux parmi les rires, être là en robe rose, à représenter une absente et montrer une place vide !

Ils ne savent pas ce que je perds. Une autre à ma place ne perdrait pas autant.

Et tout cela à la longue, entre, s’installe dans le passé, je n’y trouve plus que ça. En avant, en arrière, je suis cernée.

Je suis pourchassée vers la solitude, j’y suis maintenue de force : tu ne bougeras pas de là ! And for ever shalt thou dwell in the spirit of this spell.

Je vis un an chaque jour.

Dans mes heures lentes ou inquiètes d’ennui, ce que je vois passer de choses ! Dieu, la vie, la mort et l’amour, ce que j’y aurai pourpensé !

La plupart des cerveaux n’ont pas vu passer ces choses-là dans leur existence aussi souvent que je les rencontre en un jour.

Encore ai-je tort de parler d’amour, c’est emportée par la série que je l’ai nommé, parce que je n’exclus rien de ma curiosité et que je le crois nécessaire, pour avoir fait toutes les épreuves intéressantes de ce monde.

C’est une chose qu’il faut ajouter à la vie, mais elle ne me suffirait pas du tout.


Samedi 23 septembre.

Il fait froid, il fait net et sonore, car la sonorité se voit et se respire aussi. J’adore cette saison, la lumière y tombe d’une manière plus intime. Il n’y a plus de midi, mais un matin qui dure jusqu’au soir. L’automne de la mer n’est pas rouge, il est blanc. La lumière qui entre aux fenêtres est celle qui passe sur la neige, lumière froide et brillante qui arriverait toute aiguisée des pôles.

Les promenades sur la plage à huit heures, c’est exquis, bleu, rayonnant, les côtes à belles arêtes vives et tout autour des nuages d’horizon, les nuages en rang de perles qui sont éternellement les nuages de beau temps sur mer. Les menus de la Bellone[7]. J’aime cette promenade du matin sur l’énorme plage déserte, sur le sable dur et brun comme un tapis de caoutchouc, respirant, à chaque souffle, tous les parfums de ma toilette, avec l’arrivée majestueuse des grandes vagues roulées comme des tuyaux d’orgue, intactes sur un front de vingt mètres, la retombée étincelante, puis neigeuse, la grande salutation des lames.

Je lis « les Tenailles « d’Hervieu, c’est plus triste que tout. Une seule chose me paraît lugubre : le bonheur sournois des faibles. Ne nous payons donc pas de mots ! Il faut vouloir son bonheur jusqu’au bout ; ce qui nous regarde, c’est que ce ne soit pas un bonheur vil. Ma morale ressemble beaucoup à celle des Perses : ne pas mentir et envoyer ses flèches dans le but, ou même mentir si cela nous plaît, pourvu que ce ne soit pas un mensonge qui demande grâce, car une part au moins de notre sincérité ne doit rien à quiconque.

L’autre matin, marée très basse, je me suis avancée sur le sable mouillé, poli comme un miroir, et puis le miroir est devenu si parfait, le ciel s’y enfonçait tellement loin, que je n’ai pas pu continuer, prise de vertige, marchant dans le vide.


Lundi 25 septembre.

J’aime les glaces, j’aime m’en entourer. Elles multiplient la lumière d’abord, mais je les aime parce que je m’y retrouve. Ne s’entendre ni parler, ni remuer, ni respirer, avec des débauches de soliloques qui nous mènent à cette précieuse conclusion que le moi est la plus intangible des choses fuyantes et n’est évidemment qu’une illusion d’habitude, analogue aux aberrations d’optique… tout cela joint à l’ennui invétéré, l’ennui qui réduit les choses à leur minimum d’existence, et dans ce ralentissement du mouvement vital nous fait si bien sentir qu’il ny a rien dans l’intervalle mieux perceptible de la succession des phénomènes, rien qui demeure et soit « moi »…

Donc, quand on en est là notre visage, qui « sagt nicht Ich, aber thut Ich », nous représente la seule chose sur laquelle piquer notre nom. Je suis devant mon triptyque, à peu près comme Socrate cherchant à se reconnaître soi-même. Je dis : Marie, et j’étudie ma physionomie comme celle d’une étrangère. Nous avons beau croire, notre apparence nous apprend à peu près tout ce que nous savons de nous. Bien des caractères et des habitudes seraient différents si nous avions vu dans la glace un autre regard et un autre nez.

Ces oreilles bouchées, c’est la tête emmaillotée d’un pansement, d’un pansement qu’un mouvement nerveux, machinal, me porte toujours à arracher et toujours on me tient les mains et je m’endors, et je me réveille, dans la fièvre des paquets d’ouate.


Vendredi 19 septembre.

Encore trouvé un article sur Marie Bashkirtseff ; est-ce curieux qu’on n’ait jamais été intéressant sans en être immédiatement puni ?

Mais moi jusqu’à vingt-deux ans, je n’ai fait que des rêves d’ascétisme. Ceci est à noter : si je ne m’étais pas cru la vocation, je n’aurais pas étudié la religion, sans études religieuses je n’aurais rien étudié du tout…


Brest, dimanche 22 octobre.

Le lent progrès continu de mes yeux me ressuscite. Je retrouve des sensations inéprouvées depuis dix ans, je me sens plus enveloppée de vie, je retrouve une atmosphère plus respirable. Mais en me rapprochant de la vie normale, je mesure toute la distance qui m’en séparait. Le temps perdu m’accable.

« Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu… ils sentent néanmoins, comme ceux qui s’éveillent, qu’ils ont dormi longtemps. »

Quelle patience et quelle résignation pourrai-je avoir dans la vieillesse avec des souvenirs pareils ? Et je veux me souvenir, je le veux, heure par heure, et voilà pourquoi je suis si implacable ici. Je tiens mes comptes avec la destinée, car si l’heure de la revanche arrivait, je veux la mesurer, point par point, à ce qu’elle doit venger.


Mardi 1er  novembre.

Seule à la maison pour toute la journée. Qu’aurai-je fait ce soir ? Le cœur me bat de travail comprimé. Je vais à mon bureau comme à un rendez-vous. Seulement devant une pareille coercition, devant un si évident : écris ou meurs, par pitié pour soi-même on ne peut faire que des chefs-d’œuvre.

J’ai le malheur d’être gaie, et l’on en conclut que tout est bien. J’ai apprivoisé ma vie et les autres sont braves. Il y a des jours où je ne veux plus rire jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dégagée et en prendre une lamentable, où je voudrais faire peur. Ce doit être une consolation de savoir porter son deuil.


13 novembre.

J’ai le vertige de la répétition. Retrouver chaque lendemain les phrases identiques de la journée, en dehors de toute impression de tristesse et d’ennui, cela endort comme la répétition des passes magnétiques.


Vendredi 17 novembre.

Que devenir ? Je n’ai pas une ombre de résignation et il est impossible d’imaginer un degré d’impatience de plus. Où est la loi des compensations à laquelle nous sommes si heureux de croire pour ne pas trop plaindre ou trop envier ?


Dimanche 19.

J’ai dû renoncer à ma voix, c’est encore un lien de rompu. Ne pas l’entendre et ne pas savoir comment les autres l’entendent, c’est une inquiétude. Cette voix jetée à l’abandon et qui exprime, mais sans qu’on puisse savoir jusqu’à quel point elle trompe…

Je ne quitte pas des yeux les gens à qui je parle. Baisser les yeux ! parler, écouter en baissant les yeux, quel repos !


20 novembre.

Est-ce que je trouverai jamais définitif ce que j’ai écrit ? L’idée que c’est cela et pas autre chose, l’idée que c’est moi, qu’on me jugera là-dessus. Dans les millions de nuances qui peuvent altérer ma pensée, dans les millions de formes qui peuvent la métamorphoser, celle que voilà est-elle bonne et surtout la plus moi ? Si mon affreuse manie de la relativité, ma perception extraordinaire des autres possibles, me poursuit encore dans le style, comme elle le fait dans la vie, je m’achemine à un travail démesuré, j’en meurs déjà de paresse… Mais je suis plus intelligente, plus volontaire, plus douée que les trois quarts de nos écrivains, j’ai tout ce qui ne s’acquiert pas, et un peu de ce qui s’acquiert, ne serait-ce que l’érudition.. Mais il me faut de l’argent, il me faut un milieu et l’heure actuelle n’est bonne qu’à être sacrifiée.


Samedi 25.

Des moments où l’impatience, l’impossibilité de réaliser ce qui s’est passé, un élan tellement normal vers la vie normale, des réminiscences tellement parfaites des sensations familières, au point qu’elles semblent nous avoir été arrachées de la veille, où tout s’accroît d’une manière, à la lettre, insupportable.

Il me faut deux heures pour m’endormir. Je me dresse toujours à penser des choses étrangères, mais, tout d’un coup, une phrase musicale, et alors, c’est fini, me voilà réveillée comme en plein jour, comme si ma chambre se remplissait de lumières.


Dimanche 27.

Quand j’ai fini, je recommence, et voilà peut-être la dixième fois que je lis Vauvenargues et La Rochefoucauld. Maintenant que je les connais bien je les estime autant l’un que l’autre, et Vauvenargues, qu’on m’avait fait prendre pour un poncif, est celui dans lequel je trouve les choses les plus inattendues, des nuances tellement modernes que je pense tout le temps à Nietzsche, qui d’ailleurs l’estimait beaucoup.

N’a-t-il pas inventé, M. Renan : « C’est faute de pénétration que nous concilions si peu de choses ? »

« Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres. Il y a moins de fous qu’on ne croit. » Par exemple, les criminels.

Et quel dilettantisme qu’on ne lui soupçonnait pas : « Si les grandes pensées vous trompent, elles vous amusent. »

De l’individualisme : « Nous croyons avoir le droit de rendre un homme heureux à ses dépens et nous ne voulons pas qu’il l’ait lui-même. »

D’ailleurs très individualiste, Vauvenargues, il a ruiné les conseils et l’expérience : « On ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil. »

Le mot « cœur » a fait illusion chez lui. Il n’est pas un sentimental, mais un pragmatique, car la différence, de lui à la Rochefoucauld, est qu’il n’observe pas après, mais avant la vie, d’un point de vue plus utilitaire. Bien plus subjectif, visiblement il cherche des prétextes à son activité.

Quel magnifique traité de l’arrivisme on ferait avec ses « réflexions et maximes » ! Je ne m’étonne pas du tout que l’auteur de la « Volonté de Puissance » ait aimé Vauvenargues.

Un ambitieux ! Il ne mesure les hommes que dans leurs rapports avec la gloire. « Nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes. »

« Tous les hommes se jugent dignes des plus grandes places, mais la nature qui ne les en a pas rendus capables, fait ainsi qu’ils se tiennent très contents dans les dernières. » « On méprise les grands desseins lorsqu’on ne se sent pas capable des grands succès. » « Les hommes ont de grandes prétentions et de très petits projets. »

Et quel adorable scepticisme : « Les hommes ne se rendent d’ordinaire sur le mérite d’autrui qu’à la dernière extrémité ». « Nous sommes trop attentifs ou trop occupés de nous-mêmes pour nous approfondir les uns les autres. Quiconque a vu des masques dans un bal danser amicalement ensemble et se tenir par la main sans se connaître, pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde. »

Ô Luc de Clapiers, je vous aime comme si je vous avais perdu.


Mercredi 6 décembre.

Toute une journée au Vizac hier. Depuis midi, dans les feuilles mortes, sous le plus gris des ciels, éclairé seulement par les feuilles mortes.

Dans les petits chemins, le macadam est remplacé par des litières de ces feuilles. Nous avons couru des bûcherons aux coupeurs de genêts, toujours par les grandes avenues où il fait clair maintenant, une clarté à ciel ouvert d’abbaye en ruines.


Jeudi.

Sentir qu’on ne peut pas en entier se rendre présent à ce que l’on fait ! Je voudrais travailler avec tout moi-même, être sûre de donner le maximum ; même si c’était médiocre, si cela ne pouvait être qu’un maximum provisoire, je l’avouerais à tout le monde, ce serait un tel résultat de pouvoir dire : Au moins c’est tout ce que je peux, je me suis emparée de toutes mes ressources actuelles.

Ce qu’il y a de comateux en nous !

Pauvre misérable cerveau qui nous sert d’âme.

J’ai besoin d’effort et d’application intellectuels, comme d’autres ont besoin d’air et d’exercice.

Écrire est pour moi une véritable lecture de moi-même, dans laquelle je rencontre souvent bien plus d’inattendu que dans un bouquin même original.

Mais ce que je lis n’existait pas avant, je l’y mets en le découvrant.

Donc il faut écrire pour exister, pour devenir soi.

Quand j’étais janséniste et que je relisais mes cahiers de copie, j’éprouvais de la gêne à reconnaître que sans les belles pensées, toutes littérairement exprimées, que je collectionnais là, je n’aurais pas envie de renoncer au monde et d’entrer au couvent. « J’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire. » Qui dira combien cette admirable phrase, qui de suite nous serre le cœur, a fait de vocations ?


Lundi 18.

On s’en prend trop facilement de ses disgrâces à la nature. Il n’y a pas une gaucherie du dehors qui ne soit une gaucherie du dedans. Il ne faut rien attendre que de soi et, sous cette condition, rien n’a le droit de nous manquer, fût-ce l’argent, fût-ce la santé, fût-ce la beauté.

Il n’y a pas à se consoler de ses disgrâces par son intelligence. L’intelligence doit être une beauté physique, elle est médiocre si elle ne va pas jusque-là. Son rôle est de tout éclipser.


Mardi 22 décembre.

Hier, dîner à la maison. R… m’a dit au milieu du dîner : « Il y a des jours où je pleure de rage pour toi ». La rage n’a pas besoin de pleurs.


24 décembre.

Il y a des moments, quand je suis immobilisée dans mon lit, dans une réunion, où je prie, n’ayant rien de mieux à faire. Mais cela m’est détestable ; d’abord je n’espère rien, et puis demander c’est exaspérer le désir. Je suis prise de suite d’un tel élan. Demander la foi que je ne sépare jamais de la vocation, ou la guérison et le bonheur, c’est les imaginer si fortement qu’une excitation de regrets s’ensuit toujours. Il faut être stoïcien jusque dans le christianisme et ne jamais mettre tout son cœur dans les biens qui ne dépendent pas de nous, fût-ce la miséricorde divine.


Mardi 26.

Hier pendant que je suis là, R… écrit quelque chose et le met dans ma poche avec injonction de ne le lire qu’à la maison ; je trouve, entre autres : je voudrais être toi, rien que pour avoir mon admiration.




ANNÉE 1900

1er janvier 1900.

Passé toute la journée d’hier avec Leconte de Lisle. Un roman me fatigue bien plus vite que les choses « de lecture difficile ». Les choses vraiment belles n’ont pas ce tissu lâche, ces trous, à travers lesquels on regarde son ennui ; car ce qui fatigue dans une lecture n’est pas l’attention, mais le désœuvrement.


8 janvier.

Le progrès de mes yeux me reconstitue la vie. Comme notre mémoire intellectuelle dépend de la qualité de notre attention et de nos moyens d’assimilation, notre mémoire générale, c’est-à-dire l’impression laissée par la vie, la conscience de notre être déjà vécu, est en relation mathématique avec le jeu et la puissance de nos organes physiques. J’étais isolée dans la minute présente ne me reliant pas le soir à ce que j’étais le matin et la nuit mettait une mort entre un jour et l’autre. Peu à peu ma sensation du présent s’élargit, se combine mieux avec la veille et le lendemain. Je suis environnée de temps et ma mémoire est meilleure. Et dans l’espace comme dans le temps le point où je vis me paraît moins désagrégé. Je devine mieux la rue sous ma fenêtre, la ville autour de moi.

Comment pourrais-je douter de la manière dont la vie est faite ? Avec mes organes, j’ai perdu mon âme, je la retrouve avec eux.


16 janvier.

L’étude de Mary Darmesteter sur les sœurs Bronté. « Le seul au monde où je vis, c’est le monde que je porte en moi » et commentant Charlotte « L’Éternel fait tomber sur nous un sommeil profond, où il nous ravit notre cœur de chair pour mettre à sa place une étoile — c’est-à-dire un monde nouveau, charmant et inconnu. »

Elle est délicieusement intelligente cette femme-là.

On trouve Jane Eyre supérieur à Shirley. Je préfère Shirley que je trouve mieux bâti et d’un charme qu’on ne s’explique presque pas. Mais voilà, Jane Eyre soulève des questions, et c’est très dosé de romanesque, voire même de mélodrame, pour un goût français. Trop d’amour en littérature.

La vie est plus riche que cela, et c’est pourquoi je préfère les poètes aux romanciers.


17 janvier.

Ma vie ne m’occupe pas assez, de sorte que ma pensée ne marche pas toute seule, il faut que je la dirige comme une méditation.

Le soir, en attendant le sommeil ou pendant ma longue toilette, cela sonne trop creux. Je m’en tire en faisant un programme point par point, échelon par échelon, mais à force de revoir ce programme j’en ai assez. Mon plus grand sommet, comme dirait Zarathoustra, ne m’attire plus, il me semble que j’en reviens. De sorte que j’en suis à ne pas pouvoir me réfugier dans l’avenir, de peur de me le gâter. Ce qui est déjà fait d’ailleurs et vivrais-je n’importe quoi, j’aurais de la peine à ne pas éprouver la sensation d’un fastidieux recommencement.

Enfin, il y a la ressource de se rappeler en musique et en poésie tout ce qu’on sait par cœur — en poésie, c’est extrêmement réduit. Un opéra, une symphonie d’un bout à l’autre, en se désespérant aux mesures qui ne reviennent pas.

Quand il arrive que j’ai pensé sans le faire exprès, vraiment absorbée par quelque chose, un souvenir de lecture généralement, je m’en réveille avec une surprise heureuse comme la nuit en chemin de fer : tiens, j’ai dormi !

Ô vous qui vous vantez de le connaître, sachez que cela s’appelle l’ennui.


20 janvier.

Je disais à maman que je ne désire pas la gloire pour être très connue, mais pour que certaines gens, que je sais bien, pensent de moi ce que je pense d’eux.


26 janvier.

Je lis ce que Montalembert a écrit sur Lacordaire ! Je suis retournée à Notre-Dame pour me mettre à genoux en face de cette chaire : « Je me trompe Messieurs, il y a un homme dont l’amour garde la tombe ; il y a un homme dont le sépulcre n’est pas seulement glorieux comme l’a dit un prophète, mais dont le sépulcre est aimé… Il y a un homme poursuivi dans son supplice et sa tombe par une inextinguible haine et qui, demandant des apôtres et des martyrs à toute postérité qui se lève, trouve des apôtres et des martyrs au sein de toutes les générations. Il y a un homme enfin, et le seul, qui a fondé son amour sur la terre, et cet homme c’est vous, Ô Jésus ! Vous qui avez bien voulu me baptiser, me oindre, me sacrer dans votre amour, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles, et en arrache cet accent qui me trouble moi-même et que je ne me connaissais pas ! »

Rien n’est au-dessus de l’éloquence, pas même la beauté, car la beauté n’est supérieure et désirable que pour son éloquence, son ascendant moral. Agir sur les hommes, c’est toute la grandeur, toute la beauté humaine, c’est même, uniquement et par définition, toute la vie.

Jouir du présent comme s’il était définitif, et travailler à y échapper, à le surpasser comme s’il était intolérable.


30 janvier.

D’Annunzio dit que la main révèle le corps, en tous cas, elle révèle l’âme. J’ai absolument la superstition de la main, pas de ses rides comme les chiromanciens, mais de sa figure. Je n’ai jamais rencontré un être sympathique avec des mains affreuses. La main, qui n’est que gestes, doit être plus plastique que le visage, on en est plus responsable. Je ne parle pas de sa beauté qui est un accident de la nature animale, mais de sa physionomie, on peut avoir la main aussi grande, aussi biscornue qu’on voudra, mais épaisse, rouge, gourde, jamais. Il faut que la main ait une âme. J’affirme qu’il n’y a pas une exception à la portée révélatrice de la main. Par exemple, j’ai horreur de la « belle main » grasse et molle, avec des rondeurs, les doigts boudinés — on dit fuselés — c’est trop de chair cela. Inutile d’ajouter que j’ai des mains arabes, l’attache extraordinairement fine et la main filant toute droite avec le minimum de chair.


Mardi 6 février.

En lisant des bouquins de science et de philosophie, j’éprouve une jouissance littéraire, la précision technique du langage m’enchante ; j’adore les mots. Je suis persuadée, comme Richepin, que nos âmes en sont faites. Un mot de plus, une nouvelle combinaison de préfixe, je sens physiquement un bien-être au cerveau, il me semble que la forme vient d’être donnée à une petite cellule mal léchée : inconditionné, idéation, introspection, quantitatif… Eh bien ! tout cela me fait plaisir et surtout, ah ! surtout, agrégat cohérent. Un organisme est un agrégat cohérent, je suis un agrégat cohérent, le pape est un agrégat cohérent.

Je suis dans un abîme de solitude, je ne veux voir personne, même ceux qui seraient agréables. Sans la voix tout fatigue et tout ennuie. Et puis si, à la rigueur, il m’arrive de rencontrer vraiment de l’intelligence, la culture et les préoccupations sont trop différentes. Il me faudrait un milieu de Capitale. Si j’avais seulement un ou deux millions, je pourrais recevoir à Paris ou à Rome, choisir mes amis, m’entourer comme je voudrais. Et l’on veut que je ne désire pas l’argent par-dessus tout ! Oui, avant tout, avant même la santé. Je ne suis pas née intéressée, mais j’ai réfléchi. Je me serai trop effroyablement ennuyée faute de millions pour ne pas savoir l’immense part de vie qu’ils représentent.

L’argent, c’est la conquête de la terre par les voyages, de l’art par les musées et des hommes par les réceptions et la charité. L’argent est le courant électrique entre la vie et nous : sans argent, il n’y a pas de contact.

À défaut de cela, il y a le talent, c’est une question de vie sine qua non, mais un talent dépassant toutes les mesures, c’est le mot de Marie Bashkirtseff : « Ce n’est pas un talent honorable qui me récompenserait de tous les ennuis, il faudrait un éclat, un triomphe qui s’appellerait Revanche ».

 

Et moi, j’ai tellement plus à venger !
               Il suffit à mes destinées
       Des deux leçons si rudement données.
              J’ai compris comme tu voulus,
D’autres enseignements y seraient superflus.
À tes îles d’or, noir de cyprès couronnées,
       Puissent mes séjours être révolus.
Douleur je ne veux pas être un de tes élus…


Mercredi 14 février.

À dîner R… me dit : « J’ai passé toute la journée à me demander si je voudrais être toi. » Mais je ne sais pas moi, je ne peux pas être moi !

Il n’y a pas de souffrance plus inhumaine que la surdité. Un aveugle ne peut vivre que par les autres, la matière disparaît, le contact s’établit d’âme à âme, il y a rapprochement. Mais dès que la parole disparaît, les êtres deviennent des choses. Lointains, détachés, d’un abord fatigant, ils ne peuvent rien pour notre bonheur.


Samedi 3 mars.

Je n’ai plus l’impression de mon âge. Je me suis tellement transportée au bout de la vie, je me sens contemporaine des femmes qui finissent, les jeunes ne m’intéressent pas. Je n’aime que ceux qui regrettent, mais pour de bon. Les petits malheurs, les petites déceptions, les chagrins d’amour, par exemple, me rendent cruelle. J’aime les vrais déçus, les volés, ceux qui ont une grimace bien laide et convaincue à faire à l’existence.

Avoir lu tous les livres, respiré toutes les fleurs, caressé tous les animaux, vécu sous tous les climats, fréquenté toutes les races, goûté à toutes les joies et toutes les mélancolies, connu toutes les admirations et toutes les lucidités, n’avoir plus en mourant qu’à jeter une écorce sucée et tordue de main de maître. Ainsi soit-il !


13 mars.

Ces cahiers : la collection de mes migraines mentales. Non pas que je les renie, je ne suis que ce qu’ils disent, mais je n’ai la patience de revenir sur ma vie présente que dans mes mauvais moments. Autrement je travaille et je fonce en avant.

Aurai-je la patience de les relire ? Allons donc, jamais !… si l’on ne se demandait en même temps quel effet cela produirait sur d’autres. Je ne ferai rien pour que ceci soit publié, mais je veux que ce soit publiable. J’avoue cyniquement que j’ai besoin des autres parce qu’au fond il n’y a qu’eux, et qu’il n’y a qu’une consolation, non pas leur plainte, mais leur amour, leur admiration, leur émotion, leur jalousie, ce qu’on peut leur arracher de plus fort.

« Les hommes qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie, mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi : je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre, nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien, » (Vauvenargues. Discours préliminaire à l’étude de l’esprit humain).

C’est un préjugé de croire qu’on ne peut partager les préjugés que par préjugé.


Vendredi 23 mars.

Sapristi ! Lu d’un trait la sonate à Kreutzer. J’aime mieux les livres immoraux, c’est moins choquant. Quant à la thèse, elle démontre encore une fois qu’en dehors de la valeur intellectuelle, il n’y a point de salut. La morale de trappiste de la sonate est indispensable à ceux qui ne pensent que par leur conscience.

Faites-en des intellectuels et les lamentables Posnicheff se tirent d’affaire. On ne peut pas ne s’aimer que par amour et l’esprit seul fait qu’on ne s’ennuie jamais ensemble. Au fond les médiocres ne doivent même pas s’aimer, ils ne peuvent pas s’embellir l’existence. De quel droit exerceraient-ils une séduction même sur leurs semblables ? Il faut savoir vivre seul comme les étoiles, être comme elles des mondes indépendants, sûrs de leurs orbites, pour posséder l’attraction qui perturbe, entraîne et retient. Mais Tolstoï est le moins intellectuel des romanciers, il n’a pour cerveau qu’une conscience. On peut être sûr qu’il n’a aimé qu’à la Posnicheff.


Samedi 31 mars.

L’énervement que j’éprouve, la préoccupation, la tristesse en m’oubliant dans une étude lente — traduction littéraire de Nietzsche, Tacite, Shakespeare, annotation de Spencer — tout cela c’est une preuve qu’il faut secouer le vieux joug. Ma vie de bénédictine est finie, je l’aimais comme chemin, et si j’avais le but, je l’aimerais comme promenade, mais je n’en veux pas pour orbite !

Je ne veux plus vivre que pour écrire et pour me réparer. Avoir du talent et lire sur les lèvres. I si no no.


1er  avril.

Dieu ! que j’aime le prince de Ligne. C’est de l’Athos et du XVIIIe siècle en plus. C’est même Athos et Bragelonne ces princes de Ligne, père et fils. Mais avouez-le donc qu’il n’y a que les gens d’esprit qui sachent s’aimer ! Eux seuls peuvent ressentir tout le charme d’un être. Voyez ces trois intellectuels, la Trinita Stessa, disait un cardinal : François 1er, Louise de Savoie, Marguerite d’Angoulême. Nous aurons beau faire les naïfs, on n’aime que l’intelligence. Elle est la splendeur morale et physique, car elle n’est pas elle-même si elle ne communique au moins la beauté du mouvement, du regard et de la voix, la beauté éloquente par définition.

Le socialisme, comme paradis. Beaucoup plus parfait, mais on regrette la terre.


2 avril.

J’ai lu un article de Mirbeau : « Propos galants sur les femmes ». Ce sont des plaisanteries assez grossières, assez masculines contre le féminisme.

Comment n’imaginent-ils pas, qu’au point de vue maternel même, une femme doit avoir dans l’existence une vie, des habitudes et des aptitudes « par delà » ses enfants ? Des enfants distingués n’auront pas facilement une adoration enthousiaste pour la bonne mère à qui ils serviront de prétexte d’existence, qui vivra de leurs gilets de flanelle et de leurs potions, de leurs problèmes et de leurs commérages, de leurs 10 et de leurs nominations, de leurs examens et de leurs projets matrimoniaux.

Lisez, au contraire, les lettres d’Auguste de Staël après la mort de sa mère, disant combien leur vie de famille était tombée, plus une conversation, plus un intérêt.

Et comment les hommes ne sentent-ils pas que l’amour doit grandir avec la femme ? On dirait qu’ils vengent, sur la femme intelligente, les sottes qu’ils ont été contraints d’aimer.

Mais la remarque que je tenais à faire est celle-ci : la plupart de ces littérateurs, qui raisonnent sur le féminisme, ne sont pas des hommes du monde où l’homme et la femme se voient de plain-pied.

Les premières littératrices furent de grandes dames et cela ne gêna nullement leurs camarades de salon qui les encourageaient.

Quand Catherine II voulut commander sa flotte, elle s’informa si on ne la trouverait pas ridicule. Ces messieurs répondirent que cela dépendrait de la manière dont elle s’en tirerait.

Je sens dans l’opposition masculine au féminisme quelque chose de peuple, une habitude de voir la servante, la ménagère dans la femme. Un gentleman qui a toujours vu sa mère faire brillante figure au milieu d’hommes distingués, le fils d’une pairesse in her own right, un ministre comme lord Melbourne qui eut « mieux aimé avoir affaire à dix rois qu’à une reine » tant le scrupule royal lui semblait consciencieux à l’excès chez Victoria, ces gens-là voient moins de drôlerie dans le féminisme.


Vendredi 6 avril.

Où voit-on l’âme ? Pas même dans les yeux. Le regard, l’expression des yeux, ne vient pas de l’œil. Elle est très difficile cette devinette d’un journal : reconnaître l’œil d’une tête connue, et encore donne-t-on les paupières et le sourcil. Il suffit d’un peu de rouge et de blanc sur les joues, d’un peu de noir aux sourcils, pour n’avoir plus les mêmes yeux.


12 avril, jeudi saint.

Je suis lasse de faire semblant d’avoir quelque chose à faire ! Je me lève par préjugé, par imitation, car je ne me réveille à rien.

Comment cela peut-il venir ainsi, sans avertissement ?… C’est aussi brutal qu’une fusillade… La mort sans phrases, la mort vivante !… Nous n’aurons plus rien de ce que nous désirons, dussions-nous vivre cent ans !

La « Mélancolie » que j’imagine désormais dépasse toute conception… Oui, la toile retracera et me jettera au visage cette grimace de moquerie ou de douleur qu’on appelle le rire, et quiconque la verra, homme ou femme, pour peu qu’il ait eu un chagrin dans sa vie « comprendra son langage, comme dit le poète, et sentira devant elle la solidarité du désespoir. »

Le bonheur ne vaut pas la peine qu’il coûte, la peine d’attendre. Il est probable que la vie me réserve des heures plus acceptables, mais si belle, si lavée que soit la coupe dans laquelle on a pris une drogue…

Je vis complètement seule ; c’est un mal, mais qui rend de plus en plus difficile sur le goût de son remède. Je sors seule par les rues désertes, et je vais à mes terrasses m’enfermer à double tour entre ciel et eau. Assise sous mon ombrelle, je regarde le ciel, la côte et la rade et puis je marche longtemps régulièrement, une des choses qui me font le plus de bien, le « spaciement » des chartreux.


Mardi 18 avril.

Et déjà nous repartons. Je ne fais pas une allusion à ce départ. J’ai horreur de ce qui se termine, clôt une période, nous fait assister au glissement du présent dans le passé.

Je n’ai rien fait de ce que je voulais faire… Je ne saurai donc faire acte de décision et de persévérance que dans les projets et les études qui ne me servent à rien.. ! Je lis désespérément ce qui est détestable. Non, non, pas comme Amiel, n’être bonne qu’à écrire son journal toute sa vie !

Ne pas faire quelque chose qui puisse être jugé supérieur par des êtres supérieurs, c’est ce que je ne me pardonnerais pas.


19 avril.

Je vais mieux, mes yeux sont mieux. Si loin encore d’être de bons yeux, ils me rendent tant de choses ! Cela n’eût rien été de n’être que sourde.


Jeudi 26.

Mariage de Margot de M… hier. Mlle  Chevert, la grande couturière, était venue m’habiller, me poudrer — la première fois de ma vie — etc. On arrête Mme  B… dans la rue : Vous qui aimez tant Mlle  Lenéru, vous devez être contente… une amie nous tombe, je n’ai pu résister au plaisir de venir vous le dire. Ils sont tous arrivés comme des fous : Oh ! Marie, Marie…

La vérité est que j’aime assez ces points de repère, ces occasions de me mesurer. Je ne m’abîme donc pas trop ?


27 avril.

Et pourtant — j’ai peur que Dieu ne m’entende — j’ose presque dire que je ne regrette rien. Sans cataclysme, ou je serais carmélite ou, amusée de succès provinciaux, avec mon accommodante gaieté, je n’en aurais pas demandé plus, j’aurais « oublié que le Gange existe », je n’aurais pas cette fièvre en relisant les Deracinés de Barrès, cette émotion en reprenant pour la vingtième fois Marc Aurèle, cet apaisement quotidien en faisant mon bréviaire de Leconte de Lisle, je n’aurais pas ma préservative horreur de la femme. Cet être dont la mentalité et le reste n’excédent pas le journal de mode, avec, je le veux bien, ses dépendances, sa causerie du Docteur, ses travaux d’aiguille et son carnet mondain, ses « cœurs brisés » ou sa « mer bleue », car voilà toute la femme, et pas même comme elle est, mais comme elle se rêve ! !


1er  mai.

Les lettres de Renan à sa sœur, si elles n’étaient pas de lui, ce serait bien ennuyeux. Il a beau dire, ce n’est pas saint Sulpice qui lui a appris à écrire.

Il est impossible de tomber sur des lettres plus séminaristes ! Quand il parle à Henriette de projets d’avenir et de réunions : Tu en étais toujours partie intégrante !.. Quand on sort du XVIIIe siècle et du prince de Ligne ! Et comme ces malheureux devaient s’ennuyer mutuellement, Henriette n’a pas un récit de Pologne. Ils se répètent à satiété.

Il est intéressant de rapprocher les impressions de séminaire de celles de Lacordaire : « Vous ne savez pas un de mes enchantements, c’est de recommencer une jeunesse. Je me plais à me faire aimer, à conserver, dans un séminaire, quelque chose de l’aménité du monde. » Ceci est de Lacordaire, bien entendu. Il faut charmer pour être charmé.


3 mai.

Aujourd’hui j’ai vu la surface de l’eau, l’horizontalité de la rade. Le château reprend son air de pierre, c’est comme si le tact était rendu à mes yeux.

Je croyais si bien me souvenir ! En dix ans j’ai tout oublié… Comme je sens que j’ai été morte, je n’ai pas la sensation en retrouvant la vie de sortir de moi, mais d’y rentrer.


« Quand je me résignais
déjà, la croyant morte,
c’est mon âme d’enfant
qui ressuscite en moi. »


Brutul, 4 mai 1900.

Je n’étais pas une nerveuse mais je prends des nerfs esthétiques plus crispés que les autres. Un mouvement humain autour de moi, s’il n’est pas la justesse et la décision même, me martyrise.

Être en voiture, en chemin de fer avec une personne qui ne garde pas l’immobilité, c’est à se jeter par la portière !

Les femmes surtout ne savent ni se mouvoir, ni se tenir en équilibre. Cela dénote des âmes grouillantes. La belle immobilité est faite d’une décision égale au mouvement actif et précis.


5 mai.

J’ai lu, comme en sursaut, les deux articles de Barrès sur l’Impératrice d’Autriche. Je suis frappée de l’éloquence des citations. Plus je les fréquente, plus je me persuade que les ascétiques ne se développent que par l’intelligence qu’ils tiennent pourtant à mépriser. Là où il y a de fortes vies intérieures, vous trouverez toujours des mots, qui sentent non seulement l’intellectualité, mais le choix, le sens littéraire.


Dimanche 6.

Si je possédais un orgueil imperturbable, ce serait la santé parfaite. Mais j’ai la manie de la relativité, je suis très capable de me mesurer et de me situer comme un numéro sur une planche de musée et n’être pas la première m’ôte le moindre désir d’être la seconde. Mauvaise habitude de la perfection ascétique, besoin de créer son immortalité aussi élevée que possible.

J’ai beau penser comme Rabelais, « autant vaut l’homme comme il s’estime », la nette brutalité de Baudelaire m’a plu : « Un homme est l’égal d’un autre qui le prouve. » Et j’ai médité Amiel : « On croit se connaître, mais tant qu’on ne sait pas sa valeur comparative et son taux social, on ne se connaît pas assez : tant qu’on méprise l’opinion, on manque d’une mesure pour soi-même, on ne sait pas sa puissance relative. »


11 mai.

J’aime peu « Chérie » de Goncourt. Tous ces hommes voient un tas de nervosités, d’indécence dans la femme. Je n’y reconnais pas une de mes amies. D’autre part je me mets à déconsidérer les Goncourt que j’ai tant adorés. Ce sont des femmes et quel amour du chiffon ! On est étonné de ce qui leur a suffi dans le cours de leur existence.

Voyages, philosophie, musique, ces trois premières cultures de l’homme leur sont étrangères. Peut-être que trop vivre par l’œil, dans un parti pris d’objectivité, vous relie trop au premier venu.

Mes affinités actuelles vont à d’Annunzio. « Vous le savez, mon amie, je ne sais bien parler que de moi-même ». À Barrès. « Le plus objectif des hommes, il ne se désintéressait de soi-même qu’en faveur de rares personnages avec qui il se croyait d’obscurs rapports. »


15 mai.

Il vente en tempête. Les arbres ont l’air de se confier des histoires drôles et de ne pouvoir garder leur sérieux.


16 mai.

Oh !… Est-ce que cela va durer longtemps comme ça ? Depuis mon retour du Trez Hir en octobre, quand j’arrivais bien décidée à me voir grandir tous les jours, plus de sept mois, et rien de prêt, rien d’à peu près bâclé !


17 mai.

Comment écrirais-je un roman, moi qui n’en ai jamais rêvé pour moi ? L’héroïne d’une idylle me sera toujours étrangère. Je n’arrive pas à travailler, j’éprouve un scrupule à sortir de moi-même, je devine qu’il s’y passe des choses plus intéressantes, plus graves, plus absorbantes.


19 mai.

Y voir ! Je mesure mes progrès à ma respiration, pour voir de combien elle est plus large… Et puis je me demande s’il y en a bien pour un an d’existence, car c’est avec toute ma vie que je paie mes yeux.


Jeudi 24 mai.

En allant à la messe pour l’Ascension dans les petits chemins, le long des parcs, jaquette marine luisante comme une peau de phoque, cravate Robespierre éblouissante, je me sentais légère, relevant ma robe qui s’enlevait comme rien dans le glissement facile des dessous de taffetas, découvrant mes hautes bottes serrées et longues.

Me rendant compte de l’état des chemins, d’élément ambigu, je me retourne et sers, à ces dames, l’expression franc-comtoise qu’on vient de m’apprendre et qui fait mon bonheur : Ah ! nous allons tripper dans le gouillat ! Ces dames rient et moi aussi. Alors remous furieux : Oh ! seigneur, pouvoir être gaie ! que ce soit fini de l’éternelle pression sur les tempes. Oh ! l’allégresse physique d’une vraie minute gaie !

Et je l’imaginais dans sa normalité saine. Je marcherais dans ce chemin à côté d’un homme élégant et spirituel comme moi. Il aimerait, comme moi, les vanités et les vérités de la vie… Soudain l’horrible détour, je sers la merveille d’expression qu’il ignore. Double rire, nos grandes tailles se secouent par le chemin comme un balancé de quadrille. Il dit : comme vous riez clair et juste, vous avez le rire persuasif — et je réponds : c’est qu’il n’y a rien de meilleur, de plus intelligent, de plus merveilleux que le rire !


Lundi 28 mai.

On parlait des sensations tout à fait instinctives, animales, éprouvées devant les œuvres d’art — je n’ai pleuré qu’une fois au théâtre, au lever du rideau du Médecin malgré lui ! C’était ma première rencontre — sur la scène — avec Molière. Ce sont tous ces costumes Louis XIV, l’idée je pense, que tout cela était fini, vécu depuis longtemps et devait sa réapparition, sa seule immortalité concrète au savoir-faire d’un comédien. J’ai eu, à ma réelle surprise, le malaise des larmes, j’ai immédiatement senti la dignité de Molière, il a commencé par m’imposer.

C’était en 93, je crois.


29.

Mon anémie morale dépasse toutes les bornes. Chez moi je la combattrais par le thé, mais le grand secours est plus sain : on regarde sa montre et l’on part au pas accéléré dans une longue allée toute droite. Le premier quart d’heure, la tentation de stopper vous prend à chaque dernier arbre. Au bout d’une demi-heure, l’état d’âme commence à évoluer. On respire de toutes ses narines, la fatigue disparaît, on s’allège extraordinairement et l’on espère avec violence. Le ferme propos croît de minute en minute, la volonté s’étire et montre toutes ses dents. Les déterminations se succèdent, précises, intelligentes et l’heure sonnée on rentre souple, reposée, avec des yeux qui dévorent tout et une bienveillance charmante pour ceux dont on n’a pas besoin.

Quand on ne peut pas se distraire par le bonheur il faut se mouvoir. Le mouvement est ce qui ressemble le plus à la joie.


30 mai.

J’ai fait venir tous les Barrès. Il aime tous ceux que j’aime, l’Impératrice d’Autriche et Marie Bashkirtseff, mais ses livres sont trop jeunes ; ils n’ont pas la « sincérité de la mort». Barrès vaudrait de connaître les vrais contretemps, il ne s’est pas encore ennuyé, son mépris l’amuse trop.

Je sais que mon abus intensif de la solitude n’est pas la condition la meilleure pour bien mépriser les autres, mais j’ai besoin des Barbares.

C’est toujours la même histoire : « Dans le monde tous les retours sont pour le couvent. Au couvent tous les retours sont pour le monde ». J’ai besoin des autres, je ne voudrais rien retrancher de ce qui peut diversifier l’existence, je ne sais ce que j’aime le mieux des vanités ou des vérités, mais il faut aimer les êtres au moins comme on aime les choses. On ne peut nier qu’ils ajoutent à notre sensation de la vie et l’orgueil de Platon est moins dupe que l’orgueil de Diogène.

Enfin je tiens aux autres parce que j’ai peur, peur du néant qui n’est pas plus au delà de la mort, que l’éternité n’est au delà du temps.


Lundi 1er  juin.

Si l’on pouvait vaincre ce que chaque mouvement, même déterminé, contient de nonchalance, si l’on pouvait délester chaque minute, même fiévreuse, de ses millièmes d’oisiveté… ce serait l’éternité en profondeur.

Je suis poursuivie par cette idée de perfectionner l’instant, de débarrasser chaque particule d’existence de cette loi de pesanteur, qui fait que la paresse « usurpe sur toutes nos actions » nos pensées, nos vibrations, nos ondulations de toutes sortes et que, d’un bout à l’autre, nous dormons la vie !

L’incurie humaine… ce qui m’aura le plus étonnée sur la terre. Personne ne semble ému de laisser dans la mort tant de possibles qui nous effleurent, nous éventent de leur fuite, qui pourraient être nous, le plus beau de nous-mêmes et qui ne seront jamais.

Il n’y a dans la vie que ce qu’on met dans l’instant. Nous sommes trop lents, il faudrait apprendre à vivre à poids égal dans un mouvement de plus en plus rapide, pour voir jusqu’où cela irait… « Je la veulx étendre en poids, je veux arrester la promptitude de sa fuyte par la promptitude de ma saisie et par la vigueur de l’usage compenser la hastifveté de son écoulement… à mesure que la possession de vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. »

Est-ce tout ce que je souhaite à la veille de mes 25 ans ? Non, et les choses intérieures ne suffisent pas plus que les autres. Elles ne sont pas plus sérieuses. On peut en avoir un peu plus d’orgueil, c’est leur aigre supériorité.

Résolutions :

Je lirai moins. Je méditerai tous les jours ici sur moi-même, ce sera l’examen de conscience.

J’écrirai tous les jours dès que je serai au Trez-Hir 3 heures de matinée, par hygiène, pour me fouiller complètement.

Avoir toujours, pour y mordre au besoin, un philosophe ou un savant quelconque, toujours des mémoires et tous les poètes. Quelque chose d’anglais, d’allemand, de latin et d’italien.

Pratiquer beaucoup les délais fixes.

Ajourner mes achèvements, sans sursis.


Même jour.

Trois quarts d’heure de « spaciement » dans le jardin où il fait froid comme l’hiver. Sous les nuages épais, sans réverbération aucune, tout est net, incisé dans la lumière égale. De loin la grande allée, doublée de sombre, est comme la lisière d’une forêt.

Je fais la veillée d’armes de mes 25 ans et ne veux pas lire. Depuis hier j’ai un élan à mettre en deux jours ce que je n’ai pas mis dans mon année perdue.

Grande Sainte Catherine me voilà des vôtres… « À chercher ta part de femme tu n’aurais eu que des déceptions. » Est-ce que je le pressentais quand à dix ans j’organisais déjà mon célibat ? La vérité est que je n’y ai jamais réfléchi, mes préoccupations ont toujours été si différentes.

Aujourd’hui seulement je me demande si je dois le regretter. Amiel, assez dangereux comme tous les ratés, a dit : « Le meilleur chemin de la vie, c’est encore la voie régulière qui traverse à l’heure utile toutes les initiations… Les chemins de traverse tentent, par quelque motif apparent, mais il est rare qu’on n’ait pas à regretter de les avoir pris. »

… Si je désire élargir mon existence par la notoriété, ce n’est certes pas pour la récompense de « la gloire », mais par la curiosité de me trouver peut-être, alors qu’il en est temps, en présence de tentations supérieures…


3 juin.

Matériellement, visiblement, il y a en moi une force centrifuge. Ma chaise est toujours à l’écart pour ne pas tenir sous le nez des autres l’indifférence de ma lecture. En bas ils sont une « party » et me voilà ici. Je me mets à aimer quelque chose dans cette fuite. Certes, elle ne peut pas être le terme ! mais j’aime y voir une belle préparation, il me semble être précieusement gardée. Pourquoi ?


5 juin.

L’intelligence et la conscience de soi, seront toujours préférées et mieux respectées que la plus divine bonté.

On ne peut imiter, même sans le savoir, que pour surpasser.


Jeudi 9 aout.

Oh ! la pauvreté, l’aveulissement, la honte de la quotidienne vie orale.

Ce que les hommes se disent !


10 août.

Je ne crois pas à l’orgueil, c’est un péché inventé par humilité. Le jour où l’on voudra bien ne plus prendre, pour de l’orgueil, l’irresponsable suffisance des sots, on s’étonnera du peu qu’il en restera.

L’orgueil et l’humilité sont des jugements de l’homme sur soi-même. Ils peuvent être faux et ignorants suivant la structure du cerveau qui les produit, ils ne peuvent être coupables ou vertueux.

À égale valeur mentale, il est impossible à un homme d’être plus humble qu’un autre. La différence d’attitude tiendra à mille autres choses qu’au « sentiment qu’il a de lui-même » et sera toute superficielle.

Maintenant, en admettant qu’il existe un orgueil du charbonnier, il ferait preuve alors d’une telle modération qu’il faudrait le respecter comme sa foi et qu’il représenterait le comble de l’humilité : Moralité : les gens orgueilleux ont de bien petites prétentions et les prétentions n’ont sûrement pas d’orgueil.

Donc l’humilité est sauve.

J’aime les livres qui d’un bout à l’autre semblent parler à mi-voix. Sinon, c’est le tambour public.

J’ai en moi une illusion, sinon de liberté, au moins d’indifférence, qui est ma plus grande résistance au déterminisme.


Dimanche 12 août.

Nous ne nous faisons à rien, l’habitude ne nous facilite rien, le temps ne répare pas. Les répercussions de tout mal sont infinies, nos pertes absolues ; seulement nous sommes distraits, inintelligents, étourdis comme des singes, trop grossiers pour souffrir autant que nous le devrions. Nous nous consolons par erreur.

On a beau être si fortement trempé de gaieté qu’on se croit imperméable, la tristesse gagne lentement. Je vais mieux et le retour à la lumière ne m’apporte pas de joie. Je suis plus triste que l’année dernière, qu’il y a cinq ans, qu’il y a dix ans quand en pleine surprise de catastrophe.

Par moments je me secoue : Enfin que me faut-il ? Je suis de bonne volonté, je ne demande qu’à ne plus faire de tragédie, et pour rien au monde je ne voudrais de la vie de ces gens qui sont heureux. Pourquoi ne suis-je pas gaie ? C’est qu’il n’y a pas ceci ou cela, il n’y a pas le bonheur, il n’y a pas l’amour, il y a la vie. Et la vie c’était moi. Ne jamais être atteinte de si près. Ô gaieté bienheureuse, vous n’êtes que bruit, lumière et mouvement ! Je ne peux pas écrire littéralement de la fiction, parce que je ne peux pas me quitter.

Des levers de lune si froids ! Un violet impérial d’Extrême-Orient et le zénith verdi comme un vieil ivoire, le glaçon lunaire dérivait là-dessus, informe, bossué.

Grande marée, plage remplie comme une coupe. La grande plaine vide pousse en avant sa tranquillité, la baie est plus en ordre. La mer atteint le pourtour, le bourrelet de sable, la plage et l’eau sont hermétiquement jointes, et les grandes profondeurs sont tout contre, comme à bord, la dune un pont de vaisseau. Pas de lames, le vent pèse là-dessus. De lents festons glissent de côté, passent devant vous, l’un après l’autre, comme un courant de rivière.


Mercredi 15 août.

Ils subordonnent toujours l’intelligence au cœur. Ô entêtement ! Mes observations sont faites : sans raffinement de lettré, point de délicatesse. S’ils savaient comme ils me choquent souvent avec tout leur cœur ! Oui, comme ils choquent mes sentiments sincères et profonds.

Ce n’est pas la religion de la responsabilité ou de la volonté qui me rend laborieuse la conception, ou plutôt l’imagination du déterminisme, mais un si profond sentiment d’indifférence ! Vraiment les morts se taisent trop en moi. Mon atavisme ne m’a pas assez déterminée, il me laisse souvent dans l’embarras.

D’ailleurs le déterminisme doit pouvoir amener des libertés accidentelles. Les hérédités finissent par tant se croiser et s’annuler… à force d’avoir été déterminée dans tous les sens, notre volonté, venant de si loin, est peut-être plus consciente et plus avertie, plus avantageuse qu’elle ne le serait dans le libre arbitre.


Lundi 20 août.

La tristesse m’ennuie. Je me suis réveillée ce matin ne comprenant pas encore la nécessité de vivre. Cela agit sur les facultés locomotrices, la paralysie me prend au milieu d’un mouvement.

Rien n’arrive, rien ne passe. Je n’ai pas la sensation de changer de journée, je me retrouve toujours les deux pieds sur la même minute. D’ailleurs je ne m’aime pas, je ne sais pas comment je suis plus tourmentée de moi que d’une autre.

Maman me disait qu’elle s’était fourvoyée dans un article : J’avais beau passer, passer, plus je passais, plus c’était bête !

Aline disait que les hommes se mariaient moins et je réponds gravement : les femmes aussi.

Il est joli, pas brillant et odieux, l’air canaille, dit maman et j’ajoute : oui, et canaille pas sympathique.

Sur le trottoir avec M…, costume blanc, revers noir, mon uniforme d’Aiglon, rien dans les mains, pas d’ombrelle. Un homme arrosait. M… sur mon passage a relevé de sa canne la pomme de l’arrosoir. L’homme allait protester, il lève le nez et nous regarde passer. Les plus subtils hommages mondains vous plaisent moins que cela.

Il est délicieux de passer en public avec un être, homme ou femme, de votre race et de votre allure. C’est surtout dans la marche qu’on jouit de ces affinités. Instinct de gratitude envers les corps qui se meuvent à votre manière, qui furent lancés dans la vie sous le rythme d’une même loi.

Bien en dehors de l’amour, le réseau sensuel des sympathies physiques nous emmaille, nous isole ou nous relie.


18 septembre.

Je revois les étoiles. Je ne demande plus si elles sont rondes ou si elles ont des cornes. L’autre soir, pour la première fois depuis dix ans, j’ai respiré le ciel entier.

Je tiens à l’argent. Ce qu’une jeune fille désintéressée a de mieux à faire, si elle aime un jeune homme pauvre, c’est de se refuser énergiquement à encombrer sa vie. J’aurais été bravement au mariage de vénalité. Riche, une femme intelligente peut toujours mener une vie distinguée, généreuse et influente, ce qui est plus beau, après tout, qu’une existence vulgairement heureuse.

En revanche, je trouvais une femme plus liée par le mariage d’argent que par le mariage d’amour : dans le second cas affaire d’honnêteté, dans le premier d’honorabilité.

Marie que mon scepticisme impatiente : — c’est une vraie pragmatique qui s’occupe d’un tas de choses — a fini par me dire que pour avoir des idées raisonnables il faudrait que je sois trois jours une vache !

— Oh ! je me jetterais par la falaise. »

C’est ce qu’elles font toutes ici. Suicide ou accident ? Aussi je ne m’assieds pas sur la plage sans dire : J’ai peur qu’il ne me tombe une vache sur la tête !


Brest, rue Voltaire, 2 octobre.

La valeur des souvenirs, le bonheur dans le passé, viennent de ce que nous les acceptons, comme tout l’absolument irrévocable. Jamais nous ne consentons au présent, nous n’y sommes presque pas. Par notre adhésion complète, nous pourrions lui donner la douceur nostalgique des choses profondément enfoncées en nous, des réminiscences.

La convalescence et le charme identique en sa passivité du voyage, du trajet, nous montrent bien, par contraste, que nous n’acceptons pas les autres moments de notre vie.

J’aime ces vieilles chambres dans les vieilles maisons des vieilles personnes. Elles sont rouges ordinairement, et empire ; elles donnent sur des cours, le plafond est très haut et il y fait noir. Elles contiennent beaucoup de choses parce qu’elles sont aussi, au-dessous, des chambres de débarras. Une chambre élégante et moderne, je la discuterais ; ici, ce sont des choses acceptées, des chambres mortes et on les aime définitivement comme le passé.

Comprendrai-je jamais qu’un homme intelligent aime la pêche ? Joubert dit que le plaisir de la chasse est le plaisir d’atteindre. Eh bien, le plaisir de la pêche est le plaisir d’attendre !


5 octobre.

L’abus des images et des mots trop littéraires, style cabot. Quel honnête homme n’y peut arriver aujourd’hui à écrire sa page de bon Lorrain, de bon P. Adam ? Plus simple, toujours plus simple. Éviter le verbiage, même esthétique.


8 octobre.

Naïf de croire que, parce que vous avez échelonné les étapes de telle manière, celle-ci est plus avancée que celle-là, de croire les autres en retard sur vous, de dire « vous en viendrez là », de se croire soi-même plus avancé à une heure qu’à une autre. Nous ne croyons plus au progrès pour l’humanité et nous y croyons pour l’individu !

Nous changeons, voilà tout, mais nous n’y gagnons rien, pas même l’expérience, ce pis aller des prétentions.


Paris, hôtel, 18 octobre.

Ceux qui méprisent l’ambition.

« Ich verachte dein verachten. « Le but de telle ambition peut être méprisable, mais l’ambition seule le dépasse. Peut-être que je ne désire rien de ce que donne l’ambition, mais je ne pourrais pas vivre sans être ambitieuse. Je ne conçois la vie que comme une série d’échelons à gravir. Le changement est une nécessité humaine ; pourquoi pas le changement en mieux ?

Grand Dieu ! qu’avons-nous à faire en ce monde si nous ne sommes pas ambitieux, ambitieux du bonheur le plus difficile ? Et comme, au bout du compte, l’opulence et les grandeurs sont des voluptés qui ne se livrent qu’aux très forts dans le struggle for life, étant les plus disputées, je ne vois aucune raison de ne pas faire à ces dépouilles opimes une large part dans nos appétits.

Oui, il manque souvent beaucoup à ceux qui réussissent, mais il manque toujours quelque chose à ceux qui échouent.

Nous avons trop déprécié le succès, c’est très petites gens.

Je me traite comme je ne me suis jamais traitée. Un furieux parti pris d’être contente. Je ne veux pas être misérable par habitude, par inertie. C’est un perpétuel éveil de contradiction : Si ! Si ! Il faut être contente !

Je veux croire en moi, en mon avenir, comme un imbécile ! Je me défends de le juger sur le présent. Et pour celui-ci, je ne lui demande d’être qu’un degré, mais un degré que je ne détesterai pas par routine, par préjugé d’antipathie.

À la centennale, les paysagistes : Corot, Daubigny : la Mare. Une rivière et ses arbres dans le brouillard de Huet, et surtout, par-dessus tout. Millet, le Laboureur remettant sa veste ! Je n’ai jamais reçu une telle impression de soir. Et l’étoile au bord du nuage, elle est si vespérale ! Ce n’est pas une étoile comme les autres, une étoile à grande veillée. On sent qu’elle aussi va s’en aller comme le laboureur, qu’il n’y aura plus rien dans le tableau..

Mon retard sur la vie, en voyant les autres avancer en dehors de toute réflexion, de toute conscience de regret, l’angoisse du rattrapage impossible comme dans un cauchemar. Part du feu, dix ans de brûlés et quelle dizaine !

Savoir prendre son propre masque.

Par-dessus tout on veut être simple. On nous en sait tellement de gré. Ah ! l’adroite combinaison : ne pas être gênant, car le naturel n’a droit qu’à la bonhomie. Eh bien ! pas du tout, voulez-vous du naturel authentique ? Considérez s’il vous plaît les animaux. Quelle répercussion véridique de leur âme à leurs yeux, à leurs gestes, à leurs bâillements !… Au fond ils manquent de bonhomie, n’est-ce pas ?


Samedi.

On parlait du « jardin secret » que je ne connais d’ailleurs pas, mais j’ai dit que tromper les autres pour leur bonheur, c’était commettre une indiscrétion, que nous n’avons le droit de frauder personne dans ses rapports avec sa destinée.


25 décembre.

Au Bon Marché, comptoir des jouets, il y avait un homme très chic, une femme, une belle-mère, tout cela riait. Cette scène de famille m’a rendue sombre. « Nous entrons dans l’âge des tristesses continues, » disait Flaubert. Quel âge me croyez-vous donc, mon Dieu ?


27.

« Il n’est pas un condamné à un nombre quelconque d’années de travaux forcés qui admette son sort comme quelque chose de positif, de définitif, comme une partie de sa vie véritable. C’est instinctif, il sent qu’il n’est pas chez lui. »

« Et je voudrais vivre encore après ma sortie du bagne ! »

Comment ai-je attendu si tard pour lire la Maison des Morts ? Seulement une chose me gêne : d’une pareille aventure, Dostoïewski n’a donc sorti que cela ? Il y en a pour un an de bagne, il n’y en a pas pour dix !

Il en est encore à cette vanité irréfléchie de la souffrance, à ces petites épargnes de la douleur qui consolent tout le monde. Il devait être peu intelligent, malgré tout son talent, impression que me donne aussi Tolstoï.


FIN DU TOME PREMIER



Journal de Marie Lenéru
Marie Lenéru 37ans
Marie LENÉRU
à 37 ans
JOURNAL
DE
MARIE LENÉRU
AVEC UNE
PRÉFACE
DE
FRANÇOIS de CUREL
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ET DEUX PORTRAITS DE L’AUTEUR


TOME II


“MÉMOIRES D’ÉCRIVAINS ET D’ARTISTES”
Éditions G. CRÈS et Cie
PARIS

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
HUIT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE
TEINTÉ VAN GELDER ZONEN, DONT SIX
HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS 1 ET 2
ET DE 3 À 8, ET CINQUANTE EXEM-
PLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL LAFUMA,
DONT QUINZE HORS COMMERCE, NU-
MÉROTÉS DE 9 À 43 ET DE 44 À 58.

ANNÉE 1901

14 janvier.

L’homme parfait saurait employer systématiquement, par vertu, la somme d’énergie, de ruse, d’application que les criminels seuls emploient aujourd’hui. Même un simple fait divers, le plan et l’exécution d’un cambriolage émerveillent. Tant de goût à leurs intérêts, de génie de vivre, chez des hommes comme nous ! Tant de loisirs de penser à son propre avantage ! Les gens raffinés perdent le sérieux de l’égoïsme.

« Serviteur paresseux et toujours murmurant, rougis donc de ce qu’il y ait des hommes plus ardents à leur perte que tu ne l’es à te sauver et pour qui la vanité a plus d’attraits, que n’en a, pour toi, la vérité ! »

Il faut se créer des désirs artificiels, l’indifférence est naturelle comme la mort. Les orgueils de solitude sont si pauvres ! Je crois d’ailleurs artificiel le respect de la solitude pour la solitude. La solitude est oiseuse qui n’est pas une préparation.

Mais envoûter des intelligences et des sensibilités qui me vaudraient… Je n’ose rien dire de l’avenir que je prévois, il me faut une vie éloquente, brûler du fluide… Les hommes ne se doutent pas de ce qu’ils pourraient faire, s’il y avait moins d’attente et moins de sommeil dans leurs jours, moins de remplissage.

Plus un obstacle matériel, toutes les rapidités gagnées par la science et par la richesse. Pas une tare à l’indépendance. Voir un crime de lèse-moi dans toute fréquentation, homme ou pays, qui ne serait pas expressément voulue. L’énergie, le recueillement, la tension de la solitude, les transporter dans ses rapports avec de vrais semblables. Pas d’amour, peut-être, mais des amitiés rares, difficiles, exaltées, nerveuses ; vivre comme on revivrait en esprit de détachement, d’inquiétude et de revanche.


Dimanche 3 février.

Une prise d’habit à l’Oratoire. On se serait cru chez des iconoclastes : plus nu qu’un temple, de la chaux et, aux rosaces, des verres dépolis. Pourtant, pas la pauvreté, la simplicité d’une grande maison. Les orphelines ont quêté dans du vermeil et les ornements sacerdotaux de toute splendeur.

Cérémonie à la Huysmans, une liturgie, une race, une héraldique abbatiale. L’Oratoire, à peine restauré pour les femmes, en est à l’heure d’élite des vocations de fondatrices, une aristocratie de secte. L’officiant, Jacques de Pitray, le petit-fils de la comtesse de Ségur, flanqué de deux franciscains, hauts, droits, élancés, moines, hommes du monde, qui ne baissent jamais les yeux et ne vous sourient jamais, a dit une messe lente de mouvement archaïque savamment reconstitué d’après Solesmes.

Ah ! tout ce qu’on fait noblement, gravement, supérieurement…

Les femmes, noires et blanches, dans leurs stalles, derrière la grille claire qui sépare, mais ne voile pas, n’avaient rien de moins fier, de moins sacerdotal. Elles étaient raides, sous « ce grand maintien religieux » qui leur est prescrit. Ne pas se pencher ni à droite ni à gauche, « c’est notre mortification » disait la Mère de Sales-Chappuis.

La supérieure est à la grille, à genoux, elle attend la communion. La face est là, toute proche, minée de recueillement, le voile tombe paisible, continué du manteau, les poings sont gantés du surplis, militaire au port d’armes en présence d’un chef. Les dévotes devraient bien étudier cette simplicité monastique.


7 février.

Nous nous imitons très mal. Nous n’avons ni l’intelligence, ni l’audace, ni la force de notre sincérité. Pourquoi ne cherchons-nous pas cela ? Ce n’est pas seulement notre pensée écrite, imprimée, qui doit nous interpréter. Il faut penser avec notre voix, notre sourire, notre corps. Être une belle œuvre de style des pieds à la tête. Une femme surtout devrait vouloir cela.

Ce que disait le Père Gratry, que ce ne sont pas les âmes qui refusent d’aimer, mais la plupart des humains de mériter l’amour. Nous sommes tous plus ou moins ridicules et assommants, paresseux, lâches et négligents. De toutes les vies que nous puissions vivre, nous choisissons l’exemplaire minima. Oh ! je comprends toutes les « trahisons » sentimentales, ce n’est pas elles qui commencent !


Mercredi 13.

On dirait que nous avons un tirant de solitude, que notre âme déplace un vide, et qu’il lui faut une poussée d’espace vierge, d’isolement, pour garder sa ligne de flottaison.

Et pas seulement nos âmes, nos corps aussi. Comment peut-on résister à la suppression du système cellulaire ? Sans aller aussi loin, quel supplice de marcher à un pas qui n’est pas le vôtre, comme tous les rythmes s’insurgent ! Les muettes contradictions physiologiques, quelle épuisante réfutation pour nos nerfs ! Je me représente l’amour comme une concordance exceptionnelle du mouvement, le miracle de l’étoile double.


Samedi 16.

J’ai fait un progrès. Je commence à soupçonner l’art des suppressions. Cela ne veut pas dire écarter le médiocre, mais aussi l’excellent. Il faut apprendre à s’exprimer avec ce qu’on ne dit pas. Il faut des silences en prose, comme en musique. Il est facile, avec notre expérience des mots, d’accueillir toute pensée, d’en faire œuvre d’art.

Mais on n’isole, donc on ne donne la forme, qu’avec le vide. Prenez garde de tout dire, de faire la vie trop éloquente. « Je meurs ! » ne vaudra jamais, en émotion, le dernier soupir.

Délivrer la littérature de sa loquacité. Et, chose paradoxale, ne serait-ce pas la forme dramatique qui donne le contour le plus sec à la vie ? L’auteur est supprimé, la description, le récit, tout ce qui n’est que forme grammaticale.


18.

Je ne peux plus lire : du procédé partout. On ne peut éviter les manies spirituelles. Oh, les anges, les lampes et les portes de Maeterlinck ! Les miroirs, les vitres, les lustres, les cloches de Rodenbach ! Les flèches, les heures, les désirs et choses « décochées » de d’Annunzio. Un roulement de métaphores — voilà de quoi nous vivons. Cela prend des naïvetés d’antithèses faciles, des enfantillages de jeux de mots… Et voilà ce qui nous emballe !

Un mot, une syllabe est la clef du ciel littéraire : Comme. On l’escamotera, mais son esprit veillera sur chaque renouvellement de phrase. Et, si un pape littéraire s’avisait de mitiger l’observance de ce « comme », tout péricliterait, il n’y aurait plus de style. Car la méthode en lettres est la même qu’en sciences : classer, trouver des rapports. C’est la même opération de l’esprit qui trouve les belles métaphores et les belles découvertes mathématiques.

« Car, dit Laplace, Les découvertes consistent en des rapprochements d’idées susceptibles de se joindre et qui étaient isolées jusqu’alors. »

Lundi 25.

La pensée de la mort ne me quitte guère, mais elle ne m’en est pas plus douce. Jamais je n’ai désiré mourir. Je n’ai jamais eu les goûts faciles qui simplifient.

Ce qui manque à mes yeux me coûte plus que l’absence totale d’oreilles. S’il fallait choisir, je dirais : les yeux de plus en plus, et toujours je sacrifierais les oreilles à un de leur progrès, à la remontée vers l’espace et la lumière.

Je ne vis que des progrès mesurés, attendus. Pas de place pour les désirs accessoires, le bonheur et le reste. Mais, à chaque progrès des yeux, il me semble devenir moins sourde.


1er mars.

« Mme de Montespan, dit Saint-Simon, fut belle comme le jour jusqu’à la fin » — 66 ans. La Grande Catherine fut aimée jusqu’à 67. L’impératrice d’Autriche devait avoir 60 ans, quand elle éblouissait Christomanos.

Concluez, misérables femmes, qui ne savez plus compter à partir de quarante ans.

« And man doth not yield himself to the angels nor to death utterly, save only through the weakness of his feeble will. »

12 avril.

Je découvre que, dans « un milieu intelligent », l’intelligence individuelle n’est pas plus fréquente qu’ailleurs, et cela gêne davantage, car ne pas parler supérieurement des choses supérieures est le plus ennuyeux des ridicules. Les banalités de la transcendance font adorer celles de la politesse.

Ah ! ces mémoires de Mlle de Meysenbüg, comme cela fait aimer les spirituelles coquines ! Comme cette « idéaliste » donne à l’idéal la séduction d’une vieille robe qu’elle aurait portée, et dont elle vous offrirait the wearing out ! Mais il n’y a pas une phrase improvisée, qui ait eu lieu dans son malheureux cerveau de backfisch démocrate, dans l’espace de ces deux volumes qui lui amenèrent à Rome des pèlerinages d’enthousiastes…

Oh ! l’enrageante banalité des « belles âmes » ! Et cette demoiselle fut une amie de Nietzsche…

Et les femmes de haute culture, « les compagnes intellectuelles de leurs maris », celles qui prennent la vie comme une leçon, non, comme, un cours en Sorbonne, une conférence avec notes ! Qui à chacune de leurs petites affaires y vont de leur devoir de style, à chaque lecture de leur « jugement littéraire » : « Il faudrait une autre plume que la mienne ». Ah ! le printemps avec ses « bourgeons éclatants de sève » et la lumière qui « préside » et les descriptions où l’on voit « çà et là » et les « ciels fins » et la « pureté de ligne » des montagnes, car les clichés évoluent et il faut bien parler comme les maîtres de la littérature actuelle.

Les voyageurs ont gardé les traditions épistolaires des « correspondances » publiées avant les chemins de fer, et la découverte de l’étranger par tous nos hommes de lettres. Qu’ils fassent donc un journal s’ils tiennent à leurs impressions, je m’aperçois que c’est le seul moyen de rendre la correspondance à sa destination propre.

Dieu me préserve d’écrire à l’avenir une lettre « bien intéressante » ! Les livres seuls devraient avoir la parole, parce qu’à eux seuls le plagiat est interdit. Des êtres vraiment marinés dans la pensée et la sentimentalité humaine n’ont pas besoin de ces transcendantes épistoles, contenant pour eux des choses aussi banales que « la pluie et le beau temps ».

Le télégramme et les épanchements à la marquise de Maugiron : l’idéal de la correspondance non phraseuse.

Comment y a-t-il des peintres de femmes ? Ils finissent par s’encanailler comme Carolus Duran. Autant le portrait d’homme est une chose large, variée… La femme n’est possible que jusqu’au maxillaire inférieur. Il faudrait la peindre nue, voilée de ses cheveux.

Pourquoi Carrière ne fait-il que nos têtes de mort ?


8 mai.

Quelquefois j’écoute. C’est un répit extraordinaire. Des souvenirs m’arrivent de très loin, qui m’aident à reconnaître l’étrangère que je suis devenue.

Il me semble que les choses, les moindres petites extériorités, sont plus moi que moi-même, c’est en me recueillant que je me perds. Étourdis que vous êtes, n’essayez pas de « rentrer en vous-même ». En dedans il n’y a rien. Je le sais pour y avoir été mise en pénitence à une heure où il n’y avait pas encore de souvenirs.

Et toujours ce sont les airs qui me rapatrient le mieux. A-t-on jamais remarqué que les airs sont au monde la seule chose humaine qui ne change pas… ? Un vieil air nous arrive de plus loin que les paroles qui l’accompagnent ; et pourtant la langue survit déjà à la race. Nous pouvons être sûrs que, quelque part au monde, s’entend le cri modulé du premier gosier qui chanta.

Apprendre : apprehendere, saisir au passage, s’accrocher, se cramponner.

Il faut vivre pour se venger de la mort.

« D’où il suit, en raisonnant comme nous le faisons, que la sagesse n’est pas la mesure, la sagesse étant inséparable de la Beauté ; car il n’y a pas moyen de le nier, jamais, ou dans bien peu d’exceptions, les actions mesurées dans le cours de la vie, ne nous paraissent plus belles que celles qui sont accomplies avec énergie et vitesse…

« Et lors même, mon cher, que les actions, plus belles par la mesure que par la force et la vitesse, seraient aussi nombreuses que les autres, on n’aurait pas pour cela, le droit de dire que la sagesse consiste plutôt à agir avec mesure qu’avec force et rapidité… Ni qu’une vie mesurée soit plus sage qu’une vie sans mesure. » (Charmide)


Vannes, mardi.

Lire ne désénerve pas. Quelle que soit la valeur de notre curiosité, lire n’est pas cesser d’attendre. Lire, c’est la vie des autres, c’est le regard, c’est le repos. Il ne faudrait lire que pour se fustiger en lecture pieuse, pour rendre la somme exacte de ce qu’on a pris.

Mais lire comme moi, lire pour lire, lire toujours. Lire plus qu’on ne parle, lire plus qu’on ne bouge, lire plus qu’on ne voit ! Lire de 15 à 26 ans !

« Notre vie n’est que mouvement. »

Oh ! ce motus animae continuus, dont parle Cicéron, ce doit être la vie intellectuelle.

Et puis le plein air, les pleines heures sous toutes les inclinaisons du soleil et de la lune… La vie domiciliée est anormale et monstrueuse. J’ai fait le vœu ce matin en sortant de la cathédrale, devant ces remparts et leur fossé, leurs mâchicoulis et leur Tour du Connétable, découpés en pleine matinée, intaillés en ciel dur, bruns, ligneux et frais comme les troncs en lisière d’une haute futaie, je me suis promis, je me suis juré de vivre au soleil à grande atmosphère, de vivre et mourir sous mon ombrelle mieux promenée, par le monde, qu’une épée de croisade.

L’ombrelle errante de l’impératrice d’Autriche.


Lorient, 1er  juin.

J’ai revu Darcy, le héros de Pékin, et je me suis étonnée moi-même de la simplicité, hors les usages, avec laquelle, d’instinct, j’ai fait des avances et comme rendu hommage à ce jeune homme.

Oh ! je ne suis pas l’enthousiasme féminin, récompense mondaine de l’illustration masculine ! Une notoriété, que je ne partage pas, n’a aucune raison d’émouvoir le réalisme profond de mon ascétisme Mais voilà !.. si j’avais été souveraine, j’aurais su accueillir les héros.

Évidemment, mon esthétique m’a fait mouvoir. Si Darcy n’avait pas été si profondément simple que c’en était presque gênant, de cette mortelle simplicité des grands malades qui ne peut pas la grimace d’un sourire, si l’absolu épuisement des tardifs retours de Chine n’avait mis, sur ce visage, le calme des traumatisés et cette gravité comme frileuse d’une étourderie, eh bien, je l’aurais sans doute assez peu respecté. Mais, devant cet homme que la mort, en personne, est venue éprouver, j’ai compris l’égalité d’initiation de tous les courages, et qu’à un certain degré, toutes les valeurs sont adéquates.

Mort belle, seule efficace, vous seule raffinez la vie, tout est grossier près de qui sort de vos mains.

« Elle parle très bien, disait le docteur, elle suit la conversation. Je vous dis qu’elle nous fiche dedans et qu’elle n’est pas sourde. »

Eh bien, oui, je me le demande : est-ce que je ne me fiche pas dedans ?

Ce que nous savons de l’inconscient dans le sommeil, la transe, la distraction, nous montre que la non-conscience n’est pas une suspension de la vie matérielle ou spirituelle. L’activité du corps est plus normale que jamais dans le sommeil, et le rêve, la transe hypnotique, la distraction même témoignent d’une activité mentale supérieure à celle de l’état conscient. Alors, qu’est-ce que la conscience et la personnalité ? Rien que la cohésion des deux vies. Dans le « retour à soi » cela est pris sur le fait.

Être : sentir son corps et sa pensée le plus simultanément possible. Une rencontre électrique de l’âme et du corps, voilà pourquoi notre présent est si court, nos instants infinitésimaux, nous n’existons que par étincelles.

Donc nos atomes pensants et vivants peuvent être immortels, mais ne donnent pas à la conscience une garantie de survie.


Juin 1901. Brutul, mardi.

M’entêter à ne pas estimer, à ne compter pour rien, la jouissance négative d’une guérison, est-ce bien nécessaire ? Mon horreur, ma défiance, mon insoumission au bonheur relatif « par comparaison » n’est-elle pas une exagération ? Y a-t-il seulement autre chose ? Un bonheur en soi ? C’est une définition élémentaire que nous ne sentons que par contraste.

N’importe, avec ce système, un voyou qui mange est heureux. Il faut, pour se venger, un bonheur aussi éloigné des gens heureux que le malheur.

En ce monde nerveux, toute suprématie autoritaire, édifiante, sentimentale, éducatrice, bienfaisante, n’est que magnétisme. Nous ne sommes rien tant que nous n’agissons pas sur autrui, magiquement, par un charme, une sorcellerie. Ils le savent et nous méprisent, sans le connaître et sans le faire connaître.

Il y a deux castes : les hypnotiseurs et les hypnotisés. Les hommes ont du goût, ils ne pardonnent pas de n’être pas séduits. Te créer supérieur est l’affaire de la nature, mais en persuader les autres ne regarde que toi. J’ai le goût religieux des attitudes. Une âme de premier ordre, qui en laisse une autre la côtoyer, plus grave, plus simple et plus hautaine, s’est humiliée irrémédiablement. Quoi que prétende la conscience intime, cette lénitive approbation personnelle, l’infériorité a existé et pas seulement dans la forme.

Quand avouerons-nous donc toute l’existence du signe ? Nous ne sommes pas autre chose que ce que nous fûmes dans notre chair, à telle ou telle minute visible et dont le souvenir a jugé.

Il faut, ô Saint-Just, porter sa tête comme un Saint-Sacrement pour se venger d’avance de tous les paniers.

J’ai vingt-six ans et je ne sais bien mépriser que moi-même. Chrétienne va !


Dimanche 23 juin.

Moralité de mon footing au pas accéléré pour m’emballer un peu le moral. N. - B. : vous devez toujours avoir la fièvre sous peine de mort. Résolution pratique : Ne jamais penser à ce à quoi je ne puis rien — santé, faute d’argent — pour me déshabituer de l’obstacle de la défaite, et surtout de la patience, de tout ce fatras d’attentes qui mène à l’innervation. Ne vouloir exister que sur le point où l’on peut agir, car la volonté se détruit dès que, pour allié, elle accepte le temps. De suite on lui laisse tout faire. Ne compter que sur soi, ne compter pas même sur le temps.

À méditer demain 3/4 d’heure pendant ma promenade du matin : «  Pour obtenir la victoire sur les hommes et sur les choses, rien ne vaut la persévérance à s’exalter soi-même et à magnifier son propre rêve de beauté et de domination. » (Le Feu).

Je ne passe jamais devant un puits sans regarder soigneusement au fond. C’est une des plus belles sensations de la vie. Un recueillement si instantané, un autre monde si invisible et si près… On dirait brusquement un grand silence, impression toute morale de la profondeur.

Les trois calamités humaines : bêtise, laideur et lenteur.

Se faire un bonheur avec ce qui reste… s’amuser à ramasser ses morceaux ! Des aveugles ont sculpté, des sourds conférencié, des hommes sans bras ont peint avec leurs pieds (musée de Dijon). Mme  Galleron de Calonne, l’amie de Carmen Sylva, a fait des vers au soleil et à son mari, qu’elle ne voyait pas. Cela me choque. Ces acrobaties de la douleur me rappellent l’employé des pompes funèbres : comme il savait son métier, il put lui-même s’enterrer !

La musique est aujourd’hui ce qui a le mieux racheté les femmes. Une musicienne prend aux rythmes dont elle s’électrise un autre mouvement psychique, une autre manière de battre sa vie, et la pulsation des maîtres, en venant frapper ses veines, éduque presque gymnastiquement son amorphisme de corps et d’âme.


5 juillet.

La vie est assez miraculeuse pour être toujours suffisante, et si nous n’étions pas des êtres limités, forcés de choisir, nous ne consentirions probablement jamais à l’ennui.

Mais, ne pouvant tout vivre, des jours faibles deviennent insupportables, parce qu’ils sont de la vie forte, perdue, volée. Il y a dans l’ennui une comparaison, un désir insatisfait tout autant qu’une satiété.

L’ennui, c’est l’état de grâce du scepticisme.

Je ne choisis absolument pas mes lectures. Il n’y a jamais qu’un livre que je puisse lire à un moment donné, et celui-là décide de l’autre. Ne lisez pas si vous avez besoin de « programmes » et de « méthodes » et si vous ne comprenez pas à quel point lecture oblige.

On dira de Loti ce qu’on voudra, mais quand je ne peux plus supporter une phrase de littérature, je le lis encore.

Il n’y a que la vie physique : avoir remué sous tous les ciels. Au fond, dans la forme même des plus intellectuelles élucubrations, il n’y a que son apothéose.

Contemplation, action ? Il n’y a pas d’essentielle différence. Il faut seulement savoir si on veut la vie au premier ou au second degré.

Qu’est-ce que j’inventerai pour me consoler de la marine ? « Rentrer à bord » le canot du soir, habiter les Océans, dormir sur rade… Avez-vous jamais regardé l’horizon comme un lieu où l’on « rentre » ? Nostalgie prédominante cette fois-ci en lisant Loti, ce retour au large, ce frisson d’échappée, d’isolement sauf en regagnant son mouillage..


Samedi 20.

J’ai beau être un peu comme Mme  de Sévigné « toujours de l’avis du dernier qui a parlé », je crois que je n’estimerai pas beaucoup Schopenhauer. Le poème byronien du pessimisme est bien allemand pour ma latinité. Schopenhauer est un philosophe de lettres, et les philosophes de sciences à la Herbert Spencer m’ont habituée à plus de rigueur. Il est aussi très faible d’exposition, très drôlement bavard et il vous assassine de comparaisons. Moi, elles ne m’amusent pas et, plus elles abondent, plus leur nullité probative me gêne. Trop affirmatif aussi le monsieur, il va me précipiter sur Hegel et Fichte.

Si un système de talent pouvait sortir d’une philosophie de femme, je me le représenterais exposé de cette manière.

Saint-Just… La révolution m’ennuie après Thermidor. L’éloquence des Girondins ? Mais prenez un rapport de Saint-Just, Vergniaud est un phraseur, un poncif à côté de ça.

Une seule chose me gêne : son étonnante et presque lyrique affection pour Robespierre. Virtuosité d’ambitieux ? Ce trop jeune dictateur choisissait-il un régent à sa minorité ? Il y a des jours où je me sens passablement curieuse des « états intérieurs » de ce « fanatique ».

Certaines nuances affectueuses appartiennent presque plus à nos habitudes de politesse qu’à nos usages sentimentaux, et sur une échelle bien plus importante qu’on ne croirait.


1901. Trez-Hir, 25 juillet.

On a cru perdue la caisse de mes cahiers, tout mon journal depuis dix ans, mon premier travail presque achevé, des projets, des notes et tout ce que je copiais, quand je croyais à la copie. Enfin dix ans d’existence, goutte à goutte, mes dix années terribles, à l’originalité desquelles la Providence s’est tant appliquée, goutte à goutte conservées d’une manière telle que je comptais là-dessus, sur ce pis aller de testament, pour mourir avec un peu moins de rage.

Maman n’en a pas dormi, moi j’ai constaté qu’il ne pouvait rien m’arriver de pire, qu’une grande maladie m’aurait moins volée, moins démolie… Alors il faut que je sois un monstre, puisque j’ai encore eu affaire à ce minimum d’émotion qui m’échoit toujours. Mes orientations intérieures ont des possibilités de volte-face ! J’ai une facilité de quid mihi là où je ne peux plus rien ! L’instinct de conservation est trop habile chez moi, il a trop joué. Et puis j’ai l’imagination philosophique, un raisonnement, une moralité m’habille des pieds à la tête comme une sensation.

Mais quel bonheur d’avoir retrouvé ma caisse. Elle ne voyagera plus que recommandée sur tous ses clous.

Après neuf mois, revenir ici fébrile d’émotion à la mise en présence des points de repère si soigneusement relevés, épiés : l’entrée du goulet, la côte d’en face, les Tas-de-Pois, le raz de Sein. De combien est-ce que j’y vois mieux ? Y en a-t-il pour un an d’existence, pour un an de jeunesse ? Et dans les glaces, mes yeux ont-ils embelli, la taille, la transparence, la couleur, l’expression ? Assez gagné pour un an ? Aurai-je le temps d’être jolie ?… Je me voudrais jusqu’à soixante ans, je me voudrais jusqu’à la mort, pour réparer, pour compenser.


Vendredi 9 août.

Un silence. Je n’ai pas travaillé depuis trois mois. Mais les yeux me guérissent, et j’appartiens corps et âme à cette guérison. Guérie je serais tellement une autre… Oh ! les yeux ! Qu’on puisse quelque part être aveugle au monde…

Je reconnais la vie, celle de mon enfance. Je me retrouve où je me suis laissée :


« Quand je me résignais déjà,
         la croyant morte,
C’est mon âme d’enfant
        qui ressuscite en moi. »


Oui, c’est bien cela : pas seulement les choses, mais cette atmosphère entre elle et nous qui est le goût de la vie. Je reconnais cet indéfinissable qui ne peut être que moi et qui revient de si loin ! Guérir lentement, guérir tard est une chose effrayante. C’est maintenant que je ne supporte plus rien : « Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu, et néanmoins, comme ceux qui se réveillent, ils sentent qu’ils ont dormi longtemps. »

Si j’étais de ceux qui demandent des pourquoi à la vie..

Tant d’âme et de fluide me sont rendus par les yeux qu’il me semble à moi seule pouvoir me charger des oreilles. Et puis qu’importe ? Des yeux parfaits, des yeux qui vengent de plus en plus, ce que je les ai revus aujourd’hui ne suffiront pas à finir la vie, des yeux qui me valent enfin, de beaux yeux méchants pour bien dire : non.

Hier, un soir comme je n’en connaissais pas, le jour déjà très baissé, une translucidité, une qualité d’atmosphère, un soir comme un matin.

Avant-hier un gris si pur, si égal, un tel équilibre de ciel, de côtes et d’eau, une telle absolue sérénité grise qu’on aurait dit une autre planète où serait ainsi le bleu de la terre, où le radieux serait en gris.

Un certain degré de complaisance et de serviabilité tient du commérage..

Toi, toute ta vie tu me feras le plaisir d’être une agitée, ce qui ne prohibe nullement le profond recueillement de l’attitude et des apparences de la vie.

Ne pas se laisser prendre au dédain commode de l’inaccessible, à la paresse qui n’essaie pas de toutes les velléités, à la béate incurie du parcage social.

Il n’y a pas une possibilité dont je ne ressente en moi la certitude. Comme Bussy d’Amboise, je n’ai jamais lu d’une action dont je ne me sois sentie capable.


Jeudi 15 août.

Je me rappelle qu’au Villars de Lans, le 15 août 1891, à l’époque où je priais sans livre et sans écart toute une grand’messe durant, je me rappelle m’être ajournée de 15 août en 15 août, et je prévoyais : enfin dans dix ans…

Eh bien, mon Dieu, je recommence : dans dix ans je serai encore jeune, en somme, et d’ailleurs j’aurai si peu aimé la jeunesse !

Je ne l’aime même plus chez les autres, cet âge ingrat moral, cette enfance qui dure trop.

J’ai placé ma vie de 30 à 50 ans. Mais ces vingt ans, il me les faut. Moyennant quoi j’accepte le passé et je l’aime de m’avoir faite ce que je suis : exceptionnelle.

J’emploie ce mot au sens exact, sans aucune idée de supériorité.


21 Août.

Encore à faire des yeux.

Cet hiver, la lecture aux lèvres, une publication.

Sortir avec les Oratoriennes pour décider de ma vie au point de vue charité.

Me situer. Je ne veux que Paris. Et recevoir dès que les lèvres parleront.

Je le vois à la vie des autres, je ne puis compter que sur moi, fût-ce pour m’entourer.

Remettre l’Italie tant que je serai anxieuse « sans état et comme sans être ».


25 août.

Ils se croient nerveux, parce qu’ils s’impatientent, parce qu’ils s’agitent et deviennent insupportables pour un retard, une corvée de la vie matérielle, parce qu’ils sont démontés, malades pour une incertitude, un objet perdu. Nerveux, puisqu’il le faut, mais de quels nerfs !

C’est l’affinement des nôtres qui nous rend impossibles des nervosités si grossières. Que de choses laissent calmes les nerveux ! Quand nos dents grincent mille fois par jour, quelle imperturbabilité ! Pour dire comme Baudelaire, quelle imperméabilité !

Une réaction naturelle me rend, au contraire, plus aimable envers une corvée, caisses, rangements.

Je suis très convaincue de la superfluité luxueuse de ces « nécessités de l’ordre pratique », de la gratuité amusante de notre fantaisie d’exister.

Je ne puis m’empêcher d’avoir pitié de la vie et toujours, à toute seconde, je suis avec elle en émotion esthétique, et c’est pour les grossiers, qui font du tapage, que je réserve tous mes nerfs.

Or, je n’en suis pas là du tout par philosophie, je suis née ainsi, et demeure persuadée que tous les êtres gais « doués d’un heureux caractère », si dépourvus de tout alliage d’imbécillité, sont parfaitement des esthétiques sans le savoir, vivant sous un charme encore très méconnu.


28 août.

Chez nous, quelle maladresse à exister, quelle inaptitude à tout un monde de voluptés immédiates et passagères. Les bêtes, au contraire, sont admirables, un incroyable aguet de leur bien-être. L’ingéniosité d’un poulailler, par exemple, à tirer parti d’un rayon de soleil, ou celle d’un caniche à capter les traînes sur lesquelles on peut bien dormir. Quels épicuriens adroits et presque réfléchis !


2 septembre.

Je suis nerveuse et tourmentée sans une minute de répit. N’avoir encore rien fait pour moi ! Je ne jouis de rien, ni ne désire aucune joie. Je n’éprouverai aucun bien-être extérieur, tant que je n’aurai pas vidé ces questions intimes.

Faire quelque chose qui me vaille. Et je le fais quand je travaille, mais je remets toujours les achèvements, l’acceptation finale.

Je ne veux plus lire de ma vie. Je me suicide de lectures.

Au bout de la plage la falaise forme une arche étroite. D’en haut, du chemin des douaniers, c’était étrange de voir la mer passer, gros chat blanc par sa chatière.


7 septembre.

Certes je n’aurai pas l’incrédulité apostolique. Ce qu’ils comprennent ! C’est toujours l’argument facile, de nature plus basse, qui les émeut et qui les gêne.

Un effort physique, intellectuel, moral, quel est l’homme, la femme surtout, capable de les fournir, qui désire même les fournir ?

Je peux à peine me faire croire en disant que les sciences occultes m’intéressent moins que les autres. Aucune méfiance obtuse à leur égard ! Mais les « phénomènes occultes » d’ailleurs assez monotones, ne m’amusent pas plus que les chimiques. Ils m’étonnent même moins, car j’aurais pu les imaginer.

Un fait est bien peu de chose par rapport à nous, aussi extraordinaire que vous le vouliez. C’est le commentaire, l’effort humain pour le saisir, l’hypothèse, la méthode, qui lui donne vraiment du prolongement et qui nous intéresse.

Eh bien ! les sciences occultes n’ont pas eu leur homme de génie, elles n’ont pas plus accru l’effort que le rêve humain. Elles ont moins enrichi notre imagination qu’un pas de l’astronomie ou de la géologie. Elles n’ont rien découvert.

Je suis à des lieues de l’anti-mysticisme, je serais même ennuyée qu’il n’y eût rien d’inconnaissable, mais ma conception du mystère est bien trop haute et générale pour que je me croie plus proche de lui à un moment donné qu’à un autre. Le mystère est partout et non pas ici et là. La science ne part pas d’ailleurs pour aller « s’y heurter ». Elle sait depuis longtemps ce qu’elle ne comprendra jamais, elle est même seule à le savoir. Vous ne pouvez pas changer au mystère la place qu’elle lui a assignée, vous ne pouvez même pas lui fournir un nouveau postulat. La science, agenouillée devant le mystère, sous les espèces sacramentelles de ses « idées dernières » y communiant chaque jour, n’a aucune raison de s’émouvoir pour le saluer ici ou là. Pas plus que saint Louis n’en trouvait à quitter le Saint-Sacrement pour l’annonce dans la rue d’un passage de Jésus-Christ.

À M. B. Moi, tant pis ! j’ai besoin qu’on m’estime, pour ne pas dire plus, car je mets aussi dans mes préférences un sentiment très voisin de l’admiration. Je n’aime que ce qui est supérieur, pour me rendre j’ai besoin d’être séduite…


20 septembre.

Je suis amortie. Parfois j’ai peur de guérir, épouvantée du travail de la réparation.

Je n’ai plus rien à dire.

Pour des aperçus nouveaux dans ma psychologie, pour repêcher ce Journal en train de tomber il faudrait guérir.

Je passe la main, avis à ceux qui ont gagné à la loterie de la Ste-Guillotine…

Encore s’il n’y avait pas la musique ! Je ne pardonne pas la musique. Ce qu’il m’en est resté ! J’en suis poursuivie. Tout un jour les rhapsodies hongroises de Liszt, les sonates de Beethoven. Je n’en étais pas hélas ! à jouer encore les symphonies. Le Largo de la Schiller Marsch que j’aimais tant petite fille. Des demi-phrases, à peine une mesure de l’orchestre. Ces souffles de tout le Roi d’Ys.

Et les souvenirs d’enfance, les déchiffrages à quatre mains de Mendelsohn, le Retour au Pays, les Grottes de Fingal, Athalie ! Du Trez-Hir à Brest l’emballement de Ruy Blas ne m’a pas lâchée…

Puis c’est tante Alice, pendant que nous, les petites filles, nous nous tirions comme nous pouvions du whist de tonton Albert. Je suis grondée comme inférieure à la situation parce que je l’écoute qui commence en murmures : « Guide au bord de ta nacelle, ô fille du pêcheur… » de son contralto simple et chaud comme une voix de peuple et maman, toujours en murmures avec son bel organe savant, prend la tierce et continue.

Et cet Ave Maria de Schubert que je m’arrangeais pour piano, comme les échos d’Allemagne d’ailleurs. Et maman qui s’était tant fait prier, un jour qu’elle m’essayait une robe, pour m’indiquer vaguement, sans paroles, avec des arrêts continuels et ma peur qu’elle ne finisse pas, le célèbre Adieu que j’étais ennuyée de ne pas connaître, je ne l’ai entendu qu’une autre fois, joué si nerveusement, si ridiculement par ma chère M. L.

Et rien, rien de Wagner, sauf une marche de Lohengrin.

Maman en chantait déjà pourtant. C’est peut-être une de ces choses sans nom qui me reviennent comme si on les jouait à côté de moi. Qu’est-ce qui les amène ?


30 septembre.

C’est au réveil de la syncope qu’on sait seulement ce qui vous est arrivé, qu’on a l’émotion de la mort approchée. Comment faisons-nous du mot résurrection un synonyme de joie ? Quel poids de mélancolie il faudrait soulever.. Le découragement d’avoir trop à réparer.


Vizac, 8 octobre.

À maman (trop paresseuse pour écrire ici je n’ai que des lettres pour me jalonner). C’est effrayant ce qu’il en coûte pour mourir. Cela fait pardonner bien des choses à Schopenhauer, lequel prétend que la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais.

Je ne la crois, en effet, solvable que pour peu de gens, ceux qui ont de quoi prendre la dette à leur nom.


14 octobre.

Ici, dans les terres, cela assombrit de n’avoir plus qu’un ciel. C’est comme des jalousies fermées sur l’autre ciel horizontal doublant la force de chaque jour.


15 octobre.

À mesure que je me suis rendue, cela me frappe de me trouver encore jeune. L’humanité me revient un peu, je commence à regretter le bonheur ; je le voudrais toujours distingué par tout le reste, mais enfin je l’aimerais.

Je lis avec délectation les lettres du P. Didon à sa fille très unique. Bien dominicaines, bien naïvement oratoires, mais peu d’humilité et cela change. Une belle audace de prédilection, une confiance admirable de paternité despotique, une superbe exigence d’apôtre servi par Magdeleine ! Et des mots qui attendrissent, des mots qui réfugient leur humanité dans la robe du Christ et le manteau noir dominicain. « Je vous bénis avec une tendresse infinie et je vous envoie mon affection profonde sur l’aile de cette brise, qui entre par ma fenêtre et qui vient des hauteurs immaculées du glacier. »

Elle ne me déplaît pas, à moi, cette aventure passionnée à travers les deux bures blanches d’un ordre expiatoire. Comprenez-vous les regards de ces religieux, épris de leur beauté divine, de ces deux êtres qui ne se touchent pas ? « Je vous ai réservée à Dieu auquel seul, entendez-vous, vous devez appartenir, et le chef-d’œuvre se fera. »

Oh ! ces conseils ! L’aplomb de ces truismes ! La lumière qu’ils allument, leur opportunité, rappellent ces ordres des chefs civils, à ceux qui combattent sur les lieux. Ce « Tenez le plus longtemps possible, évitez les pertes d’hommes et ne vous rendez qu’au dernier moment ». Quand abandonnerons-nous cette prétention d’être plus compétents dans les affaires des autres qu’ils ne le sont eux-mêmes ?

Le conseil est un admirable stratagème pour obliger un autre à s’occuper volontiers de ce qui ne l’intéresse pas, dans tous les sens du mot.


20 septembre.

J’ai vu des vaches, huit ou dix vaches immobiles, qui attendaient à une barrière. Derrière elles, sur le champ en plateau, il tombait un grand nuage roux crevant de soleil. Pour la première fois j’ai compris la magnificence des vaches. Les temporaux des oreilles, le diadème isiaque de ces cornes débordées de gloires, c’était superbe, étrange, impressionnant, c’était la vache de l’Inde, la vache dieu.


Brest, Toussaint.

Rencontré ce matin le cortège allant au cimetière de Kerfautras — service des marins morts en mer. Des fleurs magnifiques, celles des Russes, un bouquet de millionnaire. Je n’entendais pas la marche funèbre de Chopin, mais elle les obligeait à marcher si lentement que c’était vraiment très beau, et cette présence des uniformes russes, qu’on s’habitue à voir dans toutes les occasions de démonstrations fraternelles, élargissait par le monde l’idée un peu étroite, un peu familière pour nous, des traditions maritimes.

Oh ! oui, je suis fille de marins, je le suis de toutes mes fibres, de toutes mes cellules, et je rends grâce au Destin de m’avoir fait sortir, moi si dégoûtée, qui éprouve le besoin de tout comparer, de tout préférer, de m’avoir tirée d’une caste que je ne veuille pas renier.

Le marin a la grâce de l’athlète, l’intelligence d’un voyageur, la distinction que donne la solitude et le « silence des espaces » et aussi l’aventure dangereuse ; je pense moins aux officiers, mais j’ai l’amour de mes hommes.

Quand je croise ces jolies figures sérieuses, parce qu’ils sont si simples, que je les sais adorables de bravoure et d’enfantillage, j’ai envie de leur serrer la main, de leur taper sur l’épaule comme ferait un vieux chef, j’ai envie de les décorer !..

Je ne pourrais plus trouver dans la marine un milieu pour moi, mais si je me mariais, ce serait un très grand regret nostalgique de ne pouvoir épouser un marin.

Faute de rois, comme Madame, j’aimerais dans ma famille ne trouver que des navarques.

Dans le salon de ma grand’tante où j’écris ceci, il y a de grandes peintures, les portraits d’un amiral, d’un commissaire général, et de deux capitaines de vaisseau.

Je ne peux jamais penser sans révolte à l’amiralissime qu’eût été mon père. J’ai suivi avec passion la carrière de l’amiral F., tous deux valaient le même avenir.


1901. 22 novembre.

Il m’arrive de commencer par n’aimer pas ce que je dois aimer beaucoup, car, avec Schopenhauer, j’en suis là. J’ai la seule vraie indépendance, je choisis mes soumissions. Il est vrai que je ne me soucie guère d’élire une doctrine, mais d’apprécier un homme. Or celui-ci est intelligent, il ne cherche pas à tirer modestie de sa philosophie. Il sait dire avec beaucoup d’allure, une belle ampleur d’expression : Kant et moi. Il nous importe si peu qu’Arthur Schopenhauer ait eu d’humbles sentiments de soi-même, selon l’Imitation ! Il a le bon goût de comprendre que cela est indifférent à la métaphysique, et moi elle me plaît cette conscience de soi ajoutée au mérite. C’est étonnant comme j’ai peu besoin de l’humilité d’autrui !

Les avantages inconscients — si vraiment cela existe — m’irritent et me choquent comme des choses mal portées : une opale au cou d’une oie blanche. Le privilège est une chose de fatalité, mais savoir l’évaluer, en jouir et en jouer, c’est beaucoup plus nôtre.

Schopenhauer est capable d’accuser Aristote et Gœthe de lourdeur et d’incompétence. Quel connaisseur découvrira le fatras et les platitudes qui font le plus abondant de Shakespeare, par exemple ?


1er  décembre.

Si averti qu’on soit, au fond on proteste. On n’imagine pas l’isolement de l’humanité dans le monde, seule avec les brutes et les végétaux. Le natura non facit saltus réclame le soliloque éternel du seul être parlant…


Lundi 9.

J’avais toujours prévu que les moments noirs arriveraient à cet âge-là. Ce n’est pas en avant que les calamités sont les plus effrayantes. C’est par derrière qu’est leur véritable action, c’est dans le passé définitif qu’elles pèsent et qu’elles épouvantent. J’ai le frisson de ces douze ans que j’ai derrière moi, « ce long espace d’une vie mortelle ». C’est l’enfoncement dans un souterrain. En partant l’on a encore, derrière soi, le jour de l’entrée.


Jeudi 19.

Elles étudient l’histoire de l’art. Elles lisent, puis elles vont au Louvre régulièrement tous les huit jours. Évidemment j’ai tort, mais cela me refroidit, me gèle à mort. Oh ! les milieux intelligents, toutes ces femmes, ces hommes aussi « qui s’intéressent à tout », connaissant les livres, les tableaux, la musique, s’arrangent et font partout de bonnes affaires intellectuelles en bourgeois avisés et prévoyants… Ces gens qui apprennent toutes les langues, font tous les voyages et resteront si évidemment toujours des médiocres ! Ah ! ce ne sont pas les choses intelligentes qui font les gens intelligents !

Incapables d’une variante aux idées qu’ils apprennent, aux jugements qu’ils assimilent, et je ne pense pas à des nullités, mais à la moyenne des gens « très intelligents et très cultivés ».

À Mme  D… D’ailleurs si cela ne va pas tout seul, je m’abstiendrai plutôt, n’ayant aucune raison de me lancer dans les affaires désagréables, et tenant bien moins à être imprimée, qu’à la façon dont je le serai.

Ce qui me regarde c’est d’achever, après on se débrouillera ; moi je passerai à autre chose. J’ai débuté par un roman, parce que c’était commode pour réunir toutes mes notes, mais je ne serai jamais une romancière, n’éprouvant pas le besoin de chercher, hors de la vie, ne fût-ce qu’une trame et des noms. C’est se croire bien des loisirs, quand tant de vraies choses attendent notre curiosité. Je me mets à un travail sur un révolutionnaire que je trouve trop peu connu, le plus jeune, à mon avis le premier acteur de la Révolution, Saint-Just, l’ami de Robespierre… Nous nous débarrassons de tant de curiosités morales avec ce mot facile : Un fanatique !


Vendredi 20.

Réussir n’est rien, c’est un accident. Mais ne pas douter de soi est bien autre chose : c’est un caractère.

Je ne sais par quelle routine, quelle discrétion de petites gens, quelle superstition de sort à conjurer par la prévision de l’échec, ils attachent une valeur au scepticisme préalable !

La défiance de soi n’a de valeur ni au ciel, ni sur la terre. Les prétentions, au contraire, ont une valeur en soi. Elles sont une force avant et après l’échec. J’emploie ma plus vertueuse résistance à me claquemurer aux sages conseils, à ne pas m’autoriser une appréhension : dans quel but à la fin ? Gloriole d’almanach infaillible devant l’insuccès toujours plus probable : Je vous l’avais bien dit !

En vérité, le remède est plus honteux que le mal. Qu’est-ce que vous pensez donc souffrir pour attacher une telle importance à votre anesthésie ? Quel soin de son cher amour-propre, qui, sans doute, ne survivrait pas à une déception !




ANNÉE 1902

Jeudi 13 mars.

Profondément, jamais, je ne pourrai savoir si je suis au comble du découragement ou de l’énergie, de l’hyperesthésie ou de l’impassibilité. Il me semble avoir atteint un degré suprême — indifférence ou détresse ? — éloignement ou profondeur ? je n’en sais rien, mais définitif, dont je ne m’écarterai plus jamais ; car il ferme tout, même pour mourir, car il est final.

Je ne saurais plus ni prendre, ni donner le bonheur.

À cela près, je suis « charmante et si gaie ! » disent-ils. Eh bien oui, je suis gaie, puisque j’ai de l’esprit. On rit quand on a de l’esprit, comme on salue les balles quand on a des nerfs. Cela ne veut pas dire qu’on ait peur, ni… Et l’on n’a aucun besoin de m’en admirer, car je vous prie de croire que je ne me tiens pas obligée à des frais de politesse envers les circonstances. Si je ris, soyez tranquille, je n’en fais pas l’effort !


À Mme D., 8 avril.

Pour continuer dans le roman, la foi me manque et le goût. J’ai pris le dédain de trop de choses. Tandis que j’ai l’attrait des vies exceptionnelles dans le beau, dans le mal, dans l’horrible et Saint-Just est superbe ; nullement canonisable, malgré son nom d’archange, mais je vous assure que cette force et cette rigidité peuvent être d’excellente fréquentation.

À Andrée. Je ne fais rien, je ne vois rien et ne veux rien voir. Je suis en pénitence jusqu’au succès. J’estime peut-être ma rançon trop chère, peu importe, puisque c’est moi qui paie.


21 avril.

« Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle, on pourra la persécuter et la faire mourir cette poussière, mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.

« Je fus à moi seule votre comité de rêve et de dédain. »


31 mai.

La Justice intérieure, la grande réparation de Maeterlinck, a seulement tort de se vouloir doctrine, c’est à dire propagée.

Lui, peut tout souffrir, la supériorité seule console et les disciples qu’il se cherche ne peuvent que lui répondre : « Et moi aussi, si j’étais Alexandre ».

Mais la sagesse le gâte, il en revient trop à l’ancien « contentement ». Sur le passé, il a des stratagèmes, des hypocrisies, des résignations. Que de peine il se donne pour être heureux ! Lui, si spirituel, est-ce qu’il croit moins s’agiter que ces ambitieux qu’il désapprouve ? C’est peut-être un homme au-dessus de son bonheur et qui cherche des excuses à sa satisfaction.

Non, non, je ne veux pas plus me résigner au passé qu’au présent. Je « n’envie le passé de personne », mais je m’envie dans tel ou tel passé, celui de Saint-Just ou de Marie-Antoinette, par exemple. À 27 ans, j’aurais bien acheté de Thermidor, la Convention, le Comité de salut public et les missions.

Et quand on fut à Schoenbrün Madame l’Archiduchesse, et Madame la Dauphine à Trianon, et même aux Tuileries et même au Logographe la reine de France, on peut mourir au nez de la plus privilégiée des tricoteuses ! Mirabeau disait : « J’aime à croire qu’elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne ? » Pourquoi me voudriez-vous d’aspirations plus modérées ? C’est alors qu’il y aurait une différence, et gravement morale, entre une archiduchesse d’Autriche et moi.


3 juin.

Robert de la Sizeranne, que j’aime tant, est-il bien dans le vrai, dans son article sur les portraits de femmes, en sacrifiant si rationnellement la ressemblance à la vie ? Cela ne tournerait-il pas à une convention d’école ? Même à l’art, n’importe-t-il pas moins de faire un tableau « vivant » que de voir la réalité, et de la rendre, elle, et pas une autre.

Vous voulez faire un chêne ressemblant, une lumière ressemblante, et pourquoi pas aussi cette femme ? Vous dites qu’il y a les photographes. C’est, en effet, la seule beauté de la photographie de restituer quelquefois — pas toujours — tout le caractère d’un visage, et l’on s’écrie alors : Que c’est vivant !

La matière employée, il est vrai, n’est pas belle, et je préfère le beau pastel ressemblant. Je n’ai pas besoin d’avoir vu Mlle Fel pour être assurée que son portrait lui ressemble.

N’ayant ni la musique, ni l’amour, ni les sports, j’en arrive quelquefois à l’aiguille. Quand je suis noire d’imprimerie, je la savoure presque. Oh ! ce n’est pas qu’elle me fasse penser ! mais, au moins, je ne mets les pensées de personne à ma place.

Mme V… a le compliment d’une violence : Vous êtes mieux que personne.


Trez-Hir, 7 Août 1902.

Je m’empare d’instinct, fût-ce pendant une heure d’impondérable coquetterie, de tout ce qui vaut, de tout ce qui dépasse. D’un pays ou d’un homme, je prends ce qui me revient, ce qu’il y a de mieux. Mais je ne pourrais pas être jalouse.

Quand elles me parlent jalousie, je dis que je ne comprends pas, qu’il ne s’agit pas d’être sûre des autres, mais de soi. Qu’il faut être capable d’inspirer un sentiment tellement unique, qu’il ne puisse jamais se doubler. C’est en moi que je chercherais mes sujets d’inquiétude, sinon qu’importent les rivales inférieures ? Quel souvenir peuvent-elles laisser auprès du vôtre ? Je me soucierais peu d’être l’unique amour, mais le plus bel amour. Soyez irremplaçable et laissez-vous remplacer.

Quand j’arrive ici, au bord de cette grande plage de sable, de cette grande plage de ciel et de cette grande plage d’eau, j’ai toujours un saisissement de… propreté, de netteté luxueuse, comme la neige seule en donne aussi l’impression.


A Mme D… 11 août.

Mais est-ce notre faute si l’on ne peut se développer qu’au bénéfice de l’analyse ? Si chaque fois que nous voulons une perfection il faut d’abord avoir affaire au sens critique ? Et puisque toute notre vie nous devons être les défenseurs de l’intelligence, nous aurions le droit qu’on nous montre du côté adversaire les efforts et les progrès fournis par la plus grande conscience.

Je me rappelle que Mme D… me disait : Pour le moment mon enthousiasme est en disponibilité. Certainement une maladie organique eût mieux valu. Peut-être qu’elle m’aurait abîmée davantage, mais en laissant la vie intacte autour de moi. À quoi bon en parler ? Je ne m’en intéresserai pas plus à moi-même, mais passionnément je veux sauver la femme. Je veux souhaiter plus que je ne désire, il n’y a de bon que la fièvre.


1er septembre.

Pour moi-même je suis une absente, je me souviens de moi avec effort. Je m’aperçois maintenant que ce qui nous tient à la vie, nous fait habiter notre corps, nous équilibre dans l’espace et dans le temps, nous fait respirer notre conscience dans les choses présentes, ce sont les sensations de luxe. C’est-à-dire que les sens pour la conversation, comme les définit Malebranche, sont insuffisants. C’est la vision de luxe, la vue large et profonde qui nous installe dans la vie, dans nous-mêmes. Je me reconnais à la dureté d’une silhouette, à la pureté d’une ligne de côte. Et chaque progrès des yeux me rappelle les sons, ils me semblent rapprochés avec les mouvements, les habitudes mieux saisies de ce qui bruit. Ou, pas même cela, mais plus de réalité au monde, le fait tendu, vibrant, ouvert à la circulation des ondes sonores.


6 septembre.

Hier, près de la mer qui dormait, avec un long rêve de nuées blanches au fond de l’âme, je lisais Rosebery sur Napoléon. Ces hommes d’État, quels gens simples ! au sujet de l’autre monde…


10 septembre.

Je me rendrais pour du yachting et je croirais encore faire une belle affaire ! Il faut être dénué de toute vie intérieure pour ne pas garder mortellement la nostalgie d’une journée de passerelle dans les allongeoirs de toile blanche, éventée jusqu’à l’ivresse, dans l’élan sur les onze nœuds forcés d’un long tangage, parmi la pureté des choses blanches, les tentes, les baleinières suspendues, les cordages secs et la mer plus à vous qu’une route ne l’est jamais. Car c’est une impression d’intimité, de clôture, qu’on ressent en pleine mer. C’est en somme en lointains, le minimum d’horizon, le même que dans la plaine. La montagne seule soulève le ciel pour nous. Mais on vit dans la montagne, tandis que la mer est sans humanité. On peut se retourner et dire à coup sûr : je suis seule ici, seule avec le voyage, la gaieté des vents.

Parler de l’amitié entre amis est un manque de goût, de tact même. Il faut éviter d’apprendre qu’on s’est livré plus que vous ne le demandiez. Il ne faut jamais préciser ce qu’on donne et il faut avoir la jalousie de son avenir, chose totalement ignorée des hommes. Ils ont l’étourderie de la constance et c’est beaucoup moins beau qu’on ne croit. Je ne veux pas être aimée de provision. Demain je veux séduire encore et veux qu’on me séduise. Se souvenir, c’est avoir pitié. L’amour est beau quand c’est une lutte, les adversaires d’égale force.


26 septembre.

Ce que Saint-Just a de remarquable et d’antirévolutionnaire est la tenue. C’est une belle chose d’avoir le front aussi sévère que la pensée, le regard aussi dur que le courage, la bouche difficile comme son rêve, et secrète comme la solitude de son âme.


30 septembre.

Je n’écris que dans la sincérité de l’ennui, c’est-à-dire la plus désintéressée, la moins vaniteuse qui soit, ce qui ne m’empêche pas, en me relisant, d’avoir l’impression oiseuse d’une série de digressions.

Ma vie, je n’arrive pas à l’écrire, elle ne m’intéresse pas. Des jours, comme ce matin, je me réveille dans une douceur étonnante, ayant presque une autorité comme acquise par une vie d’ascétisme et de grande oraison, une douceur de départ ou de mort. Ce sont les jours de plus grand froid et de plus scandaleuse indifférence.

Ma vie ? En lisant Spinoza, c’est-à-dire le plus grand intérêt qu’aient pu me préparer les livres des hommes, une raillerie si interminable au fond de la conscience : Ah oui, Marie, en vérité, la prophétie a-t-elle été accordée aux autres nations, ou simplement aux Hébreux ? Alors, en personne décidée, je fais face, je pèse le pour et le contre et l’évidence de cette conclusion s’impose : Oh ! ma chère enfant, pour ce que vaut ta vie présente, tu peux bien la gâcher et la dépenser en sublimités insensées, en beautés fatigantes, en supériorités inutiles. Je te défie d’y perdre quelque chose !


5 octobre.

« Quand l’injustice, en développant nos facultés, ne les a pas trop aigries, on se trouve plus à son aise avec les fortes pensées, avec les sentiments élevés, avec les embarras de la vie. Une espérance inquiète et vague exaltait mon esprit : je le tourmentais sans cesse. »

Ainsi à l’origine des grandes carrières d’ambition, il y a toujours quelque chose, enfance ou jeunesse, à venger. « L’idée de grandeur et de prospérité, sans jalousie et sans rivalité, est une idée trop abstraite et dont la pensée ordinaire de l’homme n’a pas la mesure. »

Et de M. de Lafayette : « Dans son désir, dans ses moyens de se distinguer, il y avait quelque chose d’appris. »

J’aime tout de Talleyrand. Il faudra que j’écrive de lui. Parlant de sa mère dont tout le charme d’esprit avait été pour ses amis : « Elle ne voulait que plaire et perdre ce qu’elle disait. » Rien de mieux. Mais nous, nous n’avons plus assez avec qui perdre.


A. R. de M… 8 octobre.

Pourquoi ne ferais-tu pas de la musique en diable ? Tu es assez intelligente pour la comprendre intellectuellement. C’est ce qui manque à la plupart des femmes, incapables d’aimer la musique comme une lecture, d’avoir des curiosités musicales et par conséquent de se faire intérieurement musiciennes. Tu pourrais, j’espère, voir dans une fugue de Bach autre chose qu’un monologue de salon, ou un exercice de tapisserie..


13 octobre.

En écrivant, autant jusqu’ici j’avais la pudeur du lieu commun jusqu’à opter avant de dire bonjour ou Dieu vous bénisse, autant maintenant je me garde et me réserve : je travaille à me banaliser, je m’enchâsse dans la banalité.

Et nullement par dépit ou dédain, par raffinement. J’y suis arrivée de cette manière : un mot de Mme X. refus d’invitation, dix lignes, relations nullement intimes, avec l’aspect guilleret de l’esprit qu’on veut faire, m’avait déplu. D’impeccables formules de politesse m’auraient bien plus renseignée sur la qualité de la dame. C’est misérable de faire son métier de bel esprit à toute réquisition, il faut mépriser les petits bénéfices. Ah ! le grandiose et délicieux bon ton que les aristocrates inventèrent… que d’esprit il fallut y dépenser !

L’authenticité est le seul pittoresque.

Savoir s’entourer des choses présentes.


16 octobre.

J’ai passé trois quarts d’heure à la mansarde, ayant trouvé dans la caisse d’incendie des papiers que je ne pouvais plus quitter. La correspondance du « Consul de France aux Îles Canaries, Ste-Croix de Ténériffe, Baron Chassériau » qui a veillé la dernière nuit de mon père. C’est sur grand papier de chancellerie, doré sur tranches.

Mon père ne se voyait pas mourir, dit-il. Allons-donc ! Après « une longue confession, ayant parlé d’objets à remettre à Marie[8]» et regardé mon portrait de toute petite fille d’un an. Pourquoi enlever l’héroïsme aux mourants, sous prétexte de nous accorder un soulagement ?

« Une gastralgie d’entrailles, » pas de fièvre, mais épuisement et cela d’une promptitude qui déroute les six médecins de « La Loire » et les trois médecins de Ste-Croix. Mais mourir ainsi… si jeune, avec un tel avenir, chez ces Espagnols quand tous les Français sont partis ? Je garderai toujours la révolte de cette mort.

Ses camarades Fournier, Courejolles sont aujourd’hui les chefs. La mort des jeunes gens est plus affreuse que celle des jeunes femmes, ils perdent tellement plus !

Quel est ce consul qui le veille et qui le pleure sans même le connaître assez pour le savoir marié ? M. Chassériau a continué d’écrire à maman — veuve à 21 ans — de longues lettres, et nous avons les portraits de toute sa famille. Un sous-officier aussi ne l’a pas quitté — Adrien Harrison — et l’infirmier fut parfait. « Il a été admirablement soigné, vous pouvez en être sûr, M. l’amiral, ce pauvre jeune homme était sympathique à tous ceux qui l’approchaient. » Vraiment les Espagnols ont été parfaits. Le gouverneur Ximènès de Sandoval écrit une lettre émue à grand-père, et lui envoie l’Epoca, premier journal de Madrid, où il a fait insérer une note sur les regrets laissés par l’officier français.

Et puis toute la lugubre négociation : Les prêtres de Ténériffe ne laissaient pas inhumer, « tout se passait comme sous Philippe V, écrit le consul et la translation était sans précédent depuis 1806. » Il fallut d’abord voir l’évêque, ensuite l’autorité civile réunit une junte, et ceux-ci ne pouvaient rien. Alors un décret de Madrid qui s’en fut à la signature royale, et cela ne suffisant pas, un ordre royal enfin — manu propria mando. Le cercueil attendit longtemps dans le caveau d’un grand d’Espagne, les nobles ayant seuls des sépultures particulières au cimetière de Ténériffe.

Ténériffe ! Voici ce que je trouve dans le journal d’aspirant de mon père au timbre de la « Guerrière. »

« Arrivé aujourd’hui vers midi à Ténériffe… Ici j ai fermé mon cahier, la musique répétait le chœur de Roland à l’avant de la batterie Montjoye et Charlemagne !

Roncevaux, vallon sombre.
Prête ton ombre
À leurs tombeaux.

« Toutefois je n’ai pas quitté la terre espagnole. Ici, comme au val célèbre, le pavillon jaune à bandes rouges se déploie. »


18 octobre.

Comme on devrait toujours écrire ! Qu’aurais-je de mon père sans son journal d’aspirant ? Eh bien, ! il est charmant son journal. Moi qui aurais été volée, et peut-être si éloignée, si je ne l’avais pas trouvé suffisamment intelligent, je suis charmée, attirée et navrée.

On reste toujours un peu étrangère à soi-même quand on n’a pas connu son père.

Comme il était sympathique et d’originalité éveillée sous cette pureté de langage de petit Parisien qui me déroute un peu.

D’abord le marin prend ses notes. « Vers dix heures les vents ont sauté au N.-O. C’est la renverse habituelle. Nous sommes en route au S.-O. avec le grand hunier et le petit hunier au bas ris, filant 2 nœuds. Pourquoi ne pas faire de toile ? Cela peut s’expliquer en pensant que la mer étant encore très grosse, une grande vitesse donnée au bateau fatiguerait celui-ci. C’est une raison à défaut d’autres. Encore une question : le point n’est écrit nulle part bien qu’il soit près de 3 heures. Pourquoi ? »

Après une manœuvre difficile.

« Dépasser un bâton de grand foc à la mer, et avec cette mer, m’avait semblé jusqu’ici une opération très difficile, je le pense encore, mais à l’occasion je la tenterai. J’ai omis de parler d’un second maître, Hervé, comme un de ceux qui furent employés à déverguer les focs. Ce sera pour lui une recommandation si je relis ceci. »

Le snob à présent qui écrit confortablement dans le bureau du « détail », et qui possède un cadenas pour son « bazar, » ce dernier luxe offert par son fourrier. « On n’a pas idée du désordre et de la saleté qui règnent dans le poste… À chaque instant l’on entend des bruits de bouteilles cassées, de piles d’assiettes s’écroulant. C’est dans le poste un amoncellement de débris sur une couche de fange, le coin d’une borne. Une expression très caractéristique a été imaginée pour démontrer l’ensemble sans nom jusqu’ici qui couvre le pont. Je ne la dirai pas, mais elle est dans Balzac. » ?

Aussi l’on comprend son goût du housekeeping anglais après un séjour au British-Hotel à Simonstown. « Que ce doit être une bonne chose que la vie élégante en Angleterre. Et quel bien l’on doit penser d’un peuple qui est si bien servi ! »

Je suis frappée de ce que les descriptions n’en sont littérairement pas, mais des mots pour se souvenir, ce qui à 18 ans est déjà le goût sincère de la sensation, au lieu de la superstition poétique. Pendant les fêtes de la Ligne : « La nuit était magnifique. Accoudé sur la passerelle j’avais devant moi deux spectacles : La foule à côté du désert, le tumulte à côté du silence. J’étais fatigué du bruit, j’essayais de m’y soustraire en contemplant la scène silencieuse. » Et puis une tempête : « À l’abri sous le fronton de dunette, n’ayant devant les yeux qu’une masse noire et sans vie, je voyais tout à coup les ténèbres s’animer, une vive lueur rose ouverte éclairait l’horizon et, sur le fond gris de plomb du ciel, se détachaient vigoureusement les mille cordages des deux mâts de l’avant. Dans leurs dédales on voyait distinctement les gabiers travailler à tout disposer pour dégréer les vergues d’hune. Puis, entre l’œil et les mâts, une véritable nappe d’eau tourmentée, flagellée par le vent, si épaisse que la lumière seule des éclairs pouvait la rendre diaphane. »

En littérature il aime ceux qui savent « élever un détail à la hauteur d’un fait ». A-t-il lu ça quelque part ?

La marine en 1866 était plus aristocratique qu’aujourd’hui. Il y avait à bord de la « Guerrière » un Chabannes, un Turenne, un Borghèse et, au fort de la Montagne, au Japon, un Mortemart. La vérité est que les analogies entre la marine et l’armée sont nulles. Les officiers de marine sont, en premier lieu, des explorateurs très mathématiciens et très géographes, accompagnés il est vrai d’un matériel de premier ordre dont ils savent se servir. Mais s’ils ont du goût pour les canons à tir rapide et une générale prédilection pour les torpilles, c’est en somme, en curieux, en érudits, en collectionneurs fiers de leur galerie.

Et surtout, ils sont des diplomates et presque des plénipotentiaires, de moins en moins malheureusement, mais en campagne, ils sont encore une ambassade, ils reçoivent les souverains et en sont reçus. Ils ont ce charme de la vie diplomatique, ce pittoresque des cours et des sphères élevées, les fréquentations internationales.


1er novembre.


J’ai pris « Travail » en gare de Rennes ; c’est Germinal et je le relis volontiers. En somme Zola, c’est toujours le même livre, la même description, la même sensation. On ne pense pas moins que cet homme-là n’a fait. Ce grand actif a même très peu vécu. En outre, il ignore l’érudition, il n’y a pas eu chez lui d’échange entre pairs. Et il raisonne comme un goujat. Quand on a lu autre chose on est crispé d’une si grosse voix pour des couacs de logique. Il vous désintéresserait des questions sociales en en faisant une dispute de table d’hôte ou de café de village. J’étais plus anarchiste en lisant l’Ennemi des Lois.

Et toujours ces problèmes de mangeaille. Encore les faisans et les truffes du dîner de Germinal.

J’ai besoin d’oublier que ces choses-là s’envient. Puis, mon Dieu, parlez de justice (et encore je crois plus de justesse au mot pitié) et chambardez au maximum, mais ne mêlez pas là-dedans la félicité, ne vous imaginez pas traiter la question bonheur ! C’est un sentiment de haute convenance qui me fait accueillir le socialisme, l’abomination de rencontrer un vagabond qui mange un morceau de pain quand on va dîner en ville. C’est absolument navrant, mais cela ne choque pas mon sens moral comme injuste.


Rue Faraday, 9 novembre.

Exprès je ne me lance dans aucun lent travail. J’évite de m’ancrer pour une heure, mais je refais de tout, je sens la vie reprendre autour de moi, c’est un frémissement comme autour d’un bateau qu’on renfloue.

Je suis sérieuse et je m’applique. Je vais les dents, presque les poings serrés. Je ne me fatigue pas, une détente, au contraire, me semblerait morbide. J’ai si monstrueusement à faire ! Je ne cesse de calculer avec la mort.

Je refuse les consolations. Je ne veux rien avoir perdu. C’est-à-dire que la vengeance doit l’emporter disproportionnellement sur le dommage fait. Cela est-il possible ? Peu importe, cela ne sera que dans la mesure tentée.

La qualité de mon attention est médiocre, il y a là une maîtrise à gagner. Le style est pour l’attention, avec la bataille rangée peut-être, un entraînement admirable.

Écrire, apprendre à choisir, à délibérer, apprend la décision motivée, apprend un infini dans les nuances et les impondérables du tact, apprend à coordonner, à vouloir et faire l’ordre, apprend la curiosité, c’est-à-dire le désir et la direction, c’est-à-dire la volonté.

Écrire, apprend à saisir.

J’ai un besoin de style nullement littéraire, j’ai besoin d’écrire pour vivre et réussir ma vie, alors même que je n’imprimerais rien. En somme écrire étant la plus profonde manière de penser, l’est également de vivre.

Écrire, c’est l’oraison. Réaliser par le style les cinquante années intérieures de sainte Thérèse.


15 novembre.

J’ai rangé la musique ce matin. Beethoven, Mozart, Schumann, les Échos d’Allemagne et jusqu’à mes études de Stephen Heller. Si je guérissais à 30 ans, ai-je calculé, j’aurais encore le temps de tout connaître et de tout jouer. D’ailleurs, un jour peut-être, quand je serai plus vieille, j’apprendrai à lire la musique.


Dimanche 23 novembre.

Quel radotage que « Travail », bien un livre de vieillard. Est-ce que cette félicité de canaille, ce bonheur de dimanche et jours de fêtes, tente le peuple plus qu’il ne me tente ? Quand Zola exécute son rêve de transmuter la somptueuse solitude d’un parc privé en préau d’asile pour la marmaille et les ménagères accouchées, on a le plus désintéressé cri de désespoir ! Et toujours, toujours ce bonheur public, cet amour public, il donnerait la nausée du peuple, si l’on n’était pas tout de même de nationalité chrétienne. Les parcs sont faits pour les châtelaines et les braconniers et les belles forêts sont moins souillées par le passage des charbonniers que par les déjeuners de famille.


Mardi 25.

Amorcer de suite toutes mes habitudes, il vaut mieux commencer mal, in a hurry, que remettre, fût-ce d’un jour. Car le mal n’est pas le temps, mais le mouvement perdu.

S’entraîner si merveilleusement à l’action immédiate, qu’on arrive à la réflexe d’une perpétuelle et parfaite disponibilité.

S’innover des habitudes aussi facilement que les velléités vous en parviennent.

Ô velléités, grâces perdues !

Puis schnell, schneller, der Tod reitet so schnell !

Tout doit se faire de plus en plus vite, du geste matériel au mouvement cérébral. Car tout est plus net qui s’accomplit rapidement et d’ensemble.

Règle : pratiquer les délais fixes.


30 novembre.

Encore les femmes à la vente du Grand Palais. Même à 50 et 60 ans, elles n’ont pas l’air sérieux.


4 décembre.

Nous nous rappelions avec maman cette audition d’un vendredi-saint, « Rédemption » par Gounod, chantée par Faure et Maury, à la salle Albert-le-Grand. Je me rappelais mieux qu’elle. De splendides voix de femmes, émues et claires, chantant l’« Au pied de la Croix Sainte » et le « Jésus est ressuscité », menées par Gounod dans un adorable mouvement, le souffle d’une course matinale.


6 décembre.

En rentrant à Paris il faut se précipiter rue des Tuileries et sur les quais, respirer de l’air historique. Les capitales nous donnent le besoin des architectures glorieuses. La place de la Concorde et le pont Alexandre m’enchantent comme une forêt, une ligne de côte. Ah ! les villes, les villes qui sont des personnes centenaires, les villes plus vieilles et plus nobles que la campagne, les villes aux beaux noms qui siègent par toute la terre…

À Paris, quand je n’ai pas vu la Seine et les ponts, ou cet adorable Carrousel où les rois de France ont mis chez eux, dans leur cour, le ciel, les nuages et la couleur du temps, il y a des jours où du pavillon de Marsan on voit dans de l’air bleu le pavillon de Flore, il me semble, comme au Trez-Hir quand je ne suis pas allée sur la plage, que je ne suis pas sortie.


Dimanche 13.

Une lettre de Marie qui soulève la question du mariage. Elle s’impatiente de ce qu’on ne veuille pas la laisser en paix. Elle me dit que certainement le mariage est une vocation normale, mais que le célibat doit en être une autre, et que jusqu’ici le catholicisme seulement a su l’organiser. « Si vous ne vous mariez pas, votre mère en aura-t-elle, par principe, le même chagrin que la mienne ? »

Moi, Marie, c’est différent, je n’étais pas mariable. Si je le redevenais, le jour, par exemple, où je lirais très bien sur les lèvres, je tiendrais, je crois, à me marier. Même en éliminant le beau mariage d’inclination, il y aurait encore le mariage d’ambition, et, à son défaut, celui de dévouement. En tous cas, toutes les concessions que je pourrais obtenir de moi, je crois qu’il serait bien de les faire. Je ne voudrais pas mourir non mariée.

Le célibat ne peut pas être un système, ne peut pas être une préférence, parce qu’il n’est rien de plus. Sauf, évidemment, dans les circonstances de fortune ou de personnalité exceptionnelles, parce qu’alors la liberté n’est plus un vain mot, et la femme peut jouir de son propre mouvement des choses agréables de ce monde. Mais alors on est impardonnable, moralement et physiquement, de n’avoir pas rencontré un mariage tentant.

Les médecins, je crois, divisent les maux en deux espèces : les pléthores et les misères. Eh bien ! le célibat est une misère. Il ne faut jamais rester en deçà. Une jeune fille, une éternelle jeune fille, ne risquera pas de mourir en couches, de perdre un fils de 20 ans, de mener un veuvage de 30 ans, avantages qui ne s’expriment que par des négations et que je ne vanterai pas, moi qui ai toujours dit, et qui ai toujours écrit que nous étions moins pauvres de ce que nous perdons, que de ce qui nous manque, et moins frustrés de ce que nous n’avons plus, que de ce que nous n’aurons jamais. Le célibat est supportable parce qu’en définitive, au monde, tout l’est, mais c’est avec la mort une grande mélancolie et aussi sombre pour l’homme que pour la femme.

Il est inadmissible de parler des cloîtres comme d’une école de célibat. Ils sont une école de virginité, mais avec des noces spirituelles, et la plus intense obsession de l’union. Ce n’est pas une métaphore que ce mot d’amour qui nous choque un peu dans la bouche des mystiques. Les religieuses sont aussi complètement des épouses qu’il est possible à une âme de l’être.

Mais si je constate une impatience, une angoisse à vieillir de mes journées, si, alors même que je travaille le plus, j’ai la sensation de l’en vain, si le travail, l’effort artistique d’autrui dont je m’enchantais d’abord, se couvre de ridicule et soulève au fond de moi-même le rire inextinguible de la vanité, si dans ma lutte avec la mort, incroyable de stratagèmes, je sens que j’ai le dessous… C’est donc que je suis dans le faux, que toutes les ressources je ne les ai pas, que ma vie se passe, et bientôt se sera passée sans elles.

J’ai toujours eu le jugement inexorablement net, et la notion du but singulièrement précise et détachée de tout ce qui est moyen.

Je n’admets pas le cercle vicieux et ne donnerai pas le nom de fin à un point quelconque de la ligne perdue. Or, je n’ai jamais ressenti, dans mes jours, que la fièvre du passage et le goût uniquement de l’ascétisme. Je demande la sensation de l’arrivée. Je n’aurai pas, à travers tant d’obstacles, accru si prodigieusement ma « volonté de vivre » pour aller finir dans une région perdue de la vieillesse. Je n’aurai pas, avec des matériaux de destinée qu’il m’est loisible d’appeler exceptionnels, créé en moi, à force d’intensité, une âme exceptionnelle, pour la satisfaction cabotine d’une jouissance d’esthète.

Elles donnent l’impression d’une chose rare chez les femmes, même de 60 à 70 ans, du sérieux. Pour le combiner il faut une dose de simplicité qui demande trop d’intelligence et pour l’imposer à l’enfantillage ambiant une imperturbabilité qui est du caractère.

À Mme D… Cette documentation me pèse horriblement. Il faut faire de la besogne inutile. Il faut avoir lu ce qui ne servira pas. Cela me rend sans indulgence envers les noms et les styles d’inconnus. L’homme ordinaire est une chose ridicule.




ANNÉE 1903

5 janvier.

À « Théroigne », Dieu me pardonne, je me suis amusée ! Voir aller et venir ces grands gaillards d’acteurs, la canne de Sieyès et les gants de Péthion… Voilà des choses qui pour moi ne seront plus jamais ce qu’elles sont pour les autres. Il ne s’agit pas seulement du « frisson historique » bien que j’y sois sujette au point que Molière — et dans le Médecin malgré lui ! — eût manqué me faire sangloter sur le devant de la loge. C’est le frisson de la vie, et pas en artiste, pas en esthète, en morte ! J’apporte au monde des émotions de ressuscitée.

De Quincey, à propos de ses cauchemars, parlait des foules qui l’obsédaient, de la « tyrannie de la face humaine ». Or, elle m’a manqué à moi, dans la proportion où elle le poursuivait, la face, la figure humaine. Je les ai tous aimés hier, hommes et femmes, d’être de la chair qui respire et qui veut, d’être des bêtes.

Je crois que j’aime la vie humaine, que j’en ai la curiosité, comme si j’étais d’une autre race.

À l’acte du château, j’ai compris un autre prestige de la Cour. Toutes ces bêtes, choisies, variées, spécialisées, étiquetées, à portée des souverains… On éprouverait à les manier une jouissance de tactifs, comme à toucher de belles pièces d’échecs.

Les généraux en chef ont connu cela : l’être qu’on peut manier et sacrifier. Cela crée un rapport nouveau d’œil à œil, quelque chose de plus rare, de plus poignant peut-être que l’amour.

Napoléon restera l’homme qui a possédé le plus vrai de la volupté humaine. Tous ces hommes qu’il a eus… je ne parle pas des peuples qu’il n’a pu sentir, mais de ceux qu’il a vus, dont il se souvenait. Toute discussion à cet égard, n’est qu’une revanche d’humilié. Je n’ai jamais approché une foule sans éprouver immédiatement, non pas ce que doit être l’orgueil, mais la sensualité du pouvoir. Ah ! personne comme moi ne saurait plus gravement ressentir l’émotion des vanités !

Il faut prendre garde, il y a chez nous trop d’ascétisme réflexe, trop de mortifiés sans le savoir. Nous gardons les dégoûts du christianisme, mais nous en avons aboli les soifs. « Soyez des âmes de désir, » disait, au moins, sainte Thérèse.

Toute avidité complète nous choque, et nous croyons avoir gagné quelque chose quand nous nous sommes fait un dégoût. Sous peine d’impuissance le non-appétit doit être une satiété.


7 janvier.

De toute ma force je lutte contre cette superstition : l’âge. Quel rapport entre les rotations, les révolutions de la Terre et notre activité ?

Ma maturité fut de 15 à 30 ans, ma jeunesse aura lieu ensuite, et l’on verra ce que dix, quinze ans de moins pourront contre moi.


10 janvier.

Natura non facit saltus.

Si l’on avait l’imagination du passage, la mémoire des transitions, si nous pouvions saisir la continuité du mouvement, on verrait à quel point rien d’étranger n’arrive, et comme nous sommes déjà où nous devons aller. Sans les repères extérieurs, toute élévation paraîtrait si normale, qu’elle ne donnerait même pas le sens d’un déplacement. Et nous avons le respect de l’impossible !


13 janvier.

Une pièce est mauvaise, ridicule, mal faite, mais c’est du théâtre ! Votre mais est un sot ! Je n’admets pas cet argument, même pour une féerie. Une pièce est une pièce même à la lecture, et du bon théâtre reste du bon théâtre même quand je le lis, exemple : Bataille de Dames. Mais si je me plains de X… si je ne trouve pas une scène où l’on puisse s’accrocher, si cette poussière inutile de répliques m’éreinte, ne me répondez pas : « C’est un homme de théâtre ».

Pourquoi, en effet ? Un dialogue misérable, je le lis en cinq minutes, il en faut vingt pour en finir à la scène.

L’évidence est que le mauvais à la lecture, devient le détestable au théâtre, par la raison très simple qu’il vaut mieux murmurer une bêtise que la vociférer. Des pièces, qu’on ne peut pas lire, réussissent au théâtre. Mais des romans illisibles réussissent aussi. Pourquoi ne vous écriez-vous pas : C’est mauvais, mais c’est du roman ! Je réclame mon droit de conserver du goût au théâtre. Tant pis pour le public de la scène-feuilleton, de la scène mauvais roman. Tant pis pour ceux qui ne savent pas lire avec leurs oreilles. Thomas Corneille n’était pas plus « homme de théâtre » que Racine, bien que son Timocrate ait été le plus beau succès du siècle.


21 janvier.

Faire ce que je fais sans joie, sans élan, sans présence d’esprit ou en pensant à autre chose.

Si j’étais un peu plus bête, mon sujet m’empoignerait. Je ne connaîtrai jamais ces bonheurs-là. Quand je ne suis plus à ma table, pour rien au monde on ne me ferait penser à mon travail en cours. C’est une fuite instinctive et presque enfantine. Je cours après le succès, comme je chercherais mon mouchoir. Au fond, je ne suis pas une nature abstraite.

Ces gens qui sont très touchés quand on reconnaît ses torts et ceux qui font les beaux esprits s’inclinant à la discussion, ils ne sauront ni les uns ni les autres qu’on n’a jamais tort, car il y a toujours une raison pour laquelle on fait ce qu’on fait. Se dérober, par les concessions, est donc une manière très utile de classer un malentendu, mais en l’embrouillant cent fois plus, non seulement en sacrifiant toutes ses chances d’éclaircissement, mais aussi le droit d’autrui à n’être pas dupé. Dieu me préserve de l’insolence de qui me cède.

J’énonçais : J’aimerais mieux m’être trompée sur la fidélité de mon mari que sur ses facultés et sa valeur en soi. Fernande était merveilleusement de mon avis. Maman disait : Vous êtes dégoûtantes !


13 février.

J’ai encore dû défendre l’ambition. Comme les hommes ont su s’arranger pour, au moins dans l’opinion, ne pas souffrir de leur bassesse ! Je me suis énervée : il n’y a de beau que l’activité. Toute passion, qui fait rendre aux hommes plus qu’ils n’ont l’habitude de donner, est une passion exaltante et noble par conséquent.

Il est monté dans le métropolitain un homme admirable, portant la livrée de l’homme chic sans aucune de ses attitudes et une lourde serviette dans ses gants gris. Je me suis épuisée en suppositions. Un ministre, ou à peu près, n’irait pas en omnibus. Un acteur ? (Station Palais Royal). Il avait des moustaches et puis la mine. Un auteur venant de faire répéter sa pièce ? Un conférencier ? Seraient en voiture et pas seuls. Je penche plutôt pour l’auteur, car le faciès était d’un intellectuel en état de violence intérieure. Ce regard absorbé, violent et clair, insolent comme un regard d’enfant, a mâté toutes les femmes. J’incline à croire qu’il pensait à autre chose, mais il avait cet air au bord de la parole et de la parole attendue comme une gifle, insulte de suiveur ou de sermonnaire, les femmes semblaient y goûter un voluptueux mépris d’elles-mêmes. Est-ce étrange les passants ? Ce qu’on trouve et ce qu’on perd…

Saurons-nous jamais tout ce que nous a pris la silhouette d’une ou d’un inconnu qui s’éloigne pour toujours ? Les paroles et les regards à moissonner de ces âmes dont les yeux, un quart d’heure, ont aimé les nôtres, tandis qu’on s’en retourne chacun mourir dans sa destinée close, infranchissable à ceux que le hasard ne nous a point réservés, que la vie ne nous nommera point.

Et il y a encore les autres, ceux dont le visage même nous était défendu, ceux qui tournent le coin d’une rue que nous prenons, qui ont quitté le salon où nous entrons, la ville où nous arrivons, l’appartement que nous louons, la famille où nous allions ; ceux qu’une minute, un pas, un grain de sable a persévérément détournés de nos voies… le travail incessant des destinées qui se croisent, le fil qui ce soir a le plus approché ce nœud, les trames qui se chaînent, s’étirent, s’avancent et bifurquent… ceux que nous ne vîmes que la nuit, ceux que nous ne vîmes que de dos, fatalités insignifiantes, raccourcis d’atomes du Destin, toute la volonté du monde qui a ordonné cela !

En métropolitain, en chemin de fer, je vois souvent les gens, sinon dormir, du moins fermer les yeux, présenter leur physionomie de sommeil. J’ai vu une charmante femme ne rien changer à son attitude correcte, toute droite, dormir sur tige comme une fleur, les yeux fermés comme on les baisse, hautains comme dans la veille, sans un fléchissement des traits. Mais le plus souvent ils sont ignobles, c’est une lâcheté, un abandon. Ces êtres-là doivent souffrir avec le visage du mal de mer et l’emporter dans la mort. Grâce à Dieu, ceci est une honte de singes, à la vraie douleur la nature a fait un visage plus digne et plus simple en lui donnant la rigidité.

Quelle étrange épreuve dans le mariage que cette assistance au sommeil, c’est le plus grand abandon, la plus grande possession. J’imagine, à celui qui veille seul, le regard et le qui-vive d’un traître.


Dimanche 22.

Toujours mes yeux et le retour des choses. C’est si nouveau d’absorber, par exemple, plus de soleil ; de marcher à l’air, à la lumière libre, de voir le jour vrai, le jour des autres, sans les infâmes verres bleus qui ont condamné mes yeux de jeune fille.

Retrouverai-je bientôt mon regard d’enfant, ce regard dévorant pour lequel tout le monde m’aimait ? Il y en avait peut-être de plus jolies, mais je me suis sentie, physiquement, la préférée. Ah ! tout ce que j ai perdu ! Je me sens jocrisse devant les morceaux de trop de choses cassées, avec un peu de triomphe ironique pourtant, comme s’il fallait bien s’enorgueillir d’une maladresse colossale.


2 mars.

J’ai relu le règne de Tibère dans Tacite et repris Machiavel. Si après cela on ne peut pas me confier un empire ! Une chose délicieuse dans Machiavel qui ne parle qu’affaires et crimes d’État, c’est le tutoiement au lecteur : Et tu ne te maintiendras pas si tu fais ceci, et tu vas à la ruine si tu n’uses pas de la personne du renard et de la personne du lion.

Ed era duca tanta ferocia et tanta virtu

Tacite dit aussi : Pollionisque asinii patris ferociam retineret. Je l’aime cette ferocia romaine. Elle se traduit par la hauteur, l’indomptabilité, la force.

En latin la férocité est une vertu. À sa racine, la chose et le mot sont admirables, tant il est vrai que les hommes sont faits pour être mangés.


5 mars.

Cela m’édifie à la Bibliothèque quand je lève les yeux, assez souvent, car piocher m’est toujours anti-naturel, cela m’instruit d’examiner les hommes dans la franchise, dans le cynisme du travail.

Bien qu’ils soient maîtres de leur effort, ils s’embarrassent et se congestionnent. Le travail évidemment les alourdit, c’est une digestion avec les symptômes de l’autre. Est-ce que sont écrites ainsi toutes les choses souveraines ?

Et les hommes du métropolitain à 9 heures et à midi, ces messieurs bien habillés, oui, même celui qui m’offre sa place… On prévoit les événements qui « chifferaient » leurs âmes comme des loques, les mots qui feraient pleurer leur amour-propre. Que de places à prendre parmi les hommes !

On relira indéfiniment dans les romans ces réclamations des jeunes contre la vie, des enfants illégitimes entre autres, quand ils ont envie de se suicider : qu’ils n’ont pas demandé à naître, et pas seulement de leurs parents, mais de chaque ancêtre qui, dès les commencements du monde, les préparait. Car sans les générations qui devaient venir, sans la « volonté de vivre » de leur race future, aucun n’aurait connu le mal de l’espèce, et personne n’a le droit d’ignorer la plus absolue des solidarités, personne ne peut se séparer pour récriminer et condamner, et tout le monde est coupable ici, jusqu’à la sonnette du président !


14 mars.

Nous ne sommes pas dans un tel état de minorité intellectuelle, qu’en présence d’une idée nous devions toujours nous enquérir du maître. Une pensée est plus intéressante par ses rapports avec la vérité, par sa valeur absolue, que par sa valeur relative à un individu. Je peux mépriser la mort à cause d’un mot de Sénèque qui ne la méprisa point. Que Schopenhauer fût un viveur, cela est essentiellement étranger à la portée philosophique du pessimisme.

Mais il leur faut l’exemple à ces grandes personnes.

Ce sont des enfants au théâtre qui demandent si « c’est arrivé », et qui ne s’intéresseraient plus à la pièce s’ils savaient que l’acteur ne dit pas ce qu’il pense.


18 mars.

À retenir les gens qui vous découragent. Oh ! le plus passivement qu’ils peuvent « parce qu’ils ont peur de vous donner des illusions ». Comme j’ai eu raison de relever tous les ponts-levis de secours des autres à moi !

Je suis convaincue, jusqu’aux entrailles de mes entrailles, que je ne ferai jamais rien que par moi, la plus seule moi.

Quand on doit maintenir en soi un niveau intérieur plutôt élevé, tous, voire ceux qui vous aiment, sont de mauvaise fréquentation. C’est une règle absolue de dignité morale. Nous n’avons pas plus à entretenir les autres de nos ambitions que de nos amours.

C’est l’expérience de sainte Thérèse qui, certes, ne rencontrait pas d’hostilités. « Pour m’aider à tomber je n’avais que trop d’amis, mais pour me relever, je me trouvais dans une effrayante solitude. »

Elle entendait par tomber, tomber dans l’indifférence aux grandes grâces. Parlez-leur d’eux-mêmes, parlez-leur en toujours, voilà de quoi remplir les relations sociales de toute votre vie.

N’ai-je donc pas assez été prédestinée au silence qu’il me faille encore prêcher contre lui ? Ah ! Saint-Just qui nous avait si vite appris tous les secrets de la puissance intérieure ?


26.

Parler malheur avec ses semblables ou, généralement, de tout ce qu’on partage profondément avec eux : religion, mort, amour, rien n’est fait pour nous ravir plus brusquement à toute solidarité.

« Quel courage il faut avoir ! »

Je réponds : « Pas du tout. Courage ou pas courage n’ont rien à voir avec la nécessité, il n’y faut que l’espace et le temps. »

« Si, tout de même, le courage de vivre. »

« Tout ce qu’on souffre est de la mort fragmentée. On n’a aucune raison de préférer le total quand on n’aime pas les morceaux. »

Je ne sais d’où me vient cette âme liturgique, j’ai tous les instincts de la vie monacale, jusqu’à la hantise des commémorations. Que de fois l’on m’en a voulu d’aimer parler des morts comme des vivants.

Les hommes ne sont pas si religieux qu’ils croient, à moins qu’on entende, par religion, la peur de Jupiter qui tonne — et le respect de Jupiter qui arrête.

Des moments où il faut bien étouffer. La voix humaine me manque, ce lien plus solide, plus cordial qu’un regard. Les portraits aussi regardent, les morts regardent. Je suis entourée de morts dont je me souviens avec difficulté… l’effort de toute relation au monde… et qu’il en soit ainsi toujours, avec répétition, avec défense d’en sortir, quand je passerais cent ans au milieu d’eux !


29 mars.

Je ne veux plus donner mon avis sur l’intelligence des gens, pour ne pas profaner ce que j’entends par là. J’entends par intelligence et plus instinctivement que par criticisme voulu : un individu capable de tout et d’abord de n’être jamais bête. Capable de tout, cela ne veut pas dire les accomplissements variés d’un Italien de la Renaissance, pas plus que bonapartiser dans son siècle, mais : capable d’exister sur tous les points et d’en témoigner par une impeccable originalité de contrôle.

La beauté. Nous en parlions hier avec A… à propos de cette jeune fille remarquée par moi à la Nationale. Des traits de médaille, mais dans une fraîcheur, une plénitude de chair éblouissantes. Assise et, de loin, l’âme des yeux inaperçue, elle était impériale. Bougeant et marchant, comme toujours le cygne retournait à l’oie, il n’y avait plus qu’un petit trottin avec, à chaque pas, l’ébranlement de tête de l’omnibus. Et toujours quand elles ne sont que belles, il y a une tare qui les anéantit. Oh ! le spirituel est bien vengé.

On rencontre aussi de très beaux jeunes gens, et l’on a la certitude qu’en toute circonstance on le prendrait de haut avec eux, parce qu’ils n’ont pas l’étincelle, ce reflet du dedans sur la beauté qui, seul, en fait quelque chose.

Ces femmes si belles sont celles que lâchent leurs maris pour les plus dégoûtantes maîtresses.

Ceci veut dire qu’il y a des beautés, la plupart des beautés, sans valeur pour passionner et qu’il faut chercher ailleurs les sortilèges.


Jeudi saint.

Bossuet à la sœur C… Instructions pour la semaine sainte, le psaume LXXXVIII « Libre entre les morts ». On m’a voulu parmi les créatures atteintes et misérables, mais je ne suis pas des leurs. La contagion ne m’apprendra ni leur attitude, ni leur langue.

Je suis étrangère dans le malheur. Je suis une passante fourvoyée. Je suis ici par erreur, et s’il me plaît de supposer que j’y suis pour mon plaisir !

Quand on est un peu intéressé dans la question, on ne pardonne pas aux autres la manière dégoûtante dont ils souffrent. Oh ! la bouche de mal au cœur, la bouche de boîte aux lettres, et cet air de traîner des pantoufles éternelles ! Je vous le garantis, quoi qu’il y ait eu dans ma vie, quoi qu’il s’y passe encore, cette vie surplombera la vôtre de la hauteur des cieux. J’étais née sans orgueil et, pour l’apprendre, j ai mis le temps qu’il y fallait.


Mardi 14.

Depuis le temps qu’ils se voient, les hommes ne savent pas encore se regarder. Ils sont toujours persuadés « qu’il ne faut pas juger les gens sur l’apparence » ce qui leur évite d’y porter la moindre attention. Il n’y a même pas à interpréter, à chercher de l’en-dessous, tout est visible, tout est à vif. Le préjugé contre l’apparence est une erreur de gnosticisme. Malebranche lui-même a su réagir. « J’ai un corps qui me paraît faire plus de la moitié de mon être. »

Mais, ceci admis, je ne crois pas mettre le « discernement des esprits » à la portée de plus de monde. Plus que jamais il y faudra le don de prophétie, car voir est une chose plus exceptionnelle et plus incommunicable que juger même et qu’analyser.

Les têtes de domestiques que certains maîtres introduisent dans leurs maisons ! et la moyenne des physionomies dans leur intimité…

Jamais en présence de son regard, je n’aurai l’idée de m’informer du caractère et de l’intelligence même d’un homme, pas plus que de la température auprès d’un thermomètre. L’œil est l’organe de l’esprit aussi spécialement que celui de la vue, et je vois le cerveau dans l’œil, la puissance cérébrale, comme j’y mesure la puissance visuelle. Mais qui donc encore sait voir la vue ?

À chaque instant on me demande « voyez-vous cela ? ». Comment peuvent-ils confondre le regard qui voit, et le regard qui ne voit pas ? Je fais des différences entre les myopies de gens que je vois pour la première fois. On détecte si bien le regard qu’on fait semblant de voir !


17 avril.

La chose que je comprends le moins, c’est encore mon âge. Il n’y a pas à dire ! Je suis jeune. Ce que je me trouve riche de jeunesse, ça n’en finit plus !

Et pourtant, la plus grande inquiétude est là. La tristesse et l’ennui, soit ! mais qu’il faille en vieillir… Voilà donc pourquoi je suis venue ? Enfin qu’est-ce que c’est le courage ? à quoi sert-il ? qu’est-ce que cette pose ? Est-ce qu’on n’en est pas moins dupe, dupé, attrapé « volé comme un singe à qui on a donné une noix vide ? ».

Je veux bien me promener magnifiquement dans ma banqueroute puisque la seule chose qui me reste, est de le faire bien ou mal.

Puisqu’on me donne « un balcon d’où cracher sur ce peuple » je veux bien y aller de mon altitude, mais nier, qu’à chaque heure de ma vie j’aurai eu le cœur serré, des sanglots dans les tempes et dans la gorge, serait une sottise.

J’attends si peu de joie de mes allées et venues que tous mes mouvements me paraissent bêtes. Dans la rue cela va jusqu’à stopper la locomotion. À la Bibliothèque, au milieu de tous ces hommes, je ne suis pas une femme, j’ai la fatigue et l’indifférence d’une vieille ou d’une laide. Seulement envie de m’accrocher à la pèlerine d’un vieux prêtre et de sangloter dans son rabat.

On me dit : « Heureusement que tu as su te faire une vie ! Personne à votre place ne s’en serait tiré comme vous ». Ils appellent cela une vie ! Ils appellent cela s’en tirer !

Je ne regrette pas, par leur nom, tel ou tel bonheur et les jours qui font peur de « succomber à la tendresse du regret ». Je n’ai qu’une nostalgie, mais féroce : je regrette la gaieté, et pour elle seule. Non pas ce qui la cause, mais le balayage des esprits animaux.

Je regarde les jeunes chiens avec jalousie. Le terrible, c’est de devenir élégiaque.


7 juin.

Vingt-huit ans. N’en parlons plus. Je ne pense qu’à une chose, à une petite fille de treize ans que j’ai connue jadis et dont je ne saurai jamais ce qu’elle est devenue.

Le magnifique est, de conserver mon intransigeance à l’égard du superflu, quand le nécessaire fait tellement défaut. Je ne suis pas encore à point pour me laisser glisser dans un bonheur médiocre, mais pourrai-je m’en passer toujours ? Jamais rien, un obstacle, un écran entre la mort et soi… En me regardant dans une glace j’ai des surprises de trouver encore en moi une espérance de femme.

Et pourtant, je ne suis pas prête. Je veux encore attendre le bonheur. Il faut me préparer à la vie : dix ans de bonheur et je me préparerai à la mort.

Je suis venue, comme la Sybille, à une heure où j’avais les livres entiers de l’avenir dans mes bras. On m’en a refusé le prix, et trois furent jetés au feu. De ce qui restait j’ai demandé la même chose et, devant le refus, trois encore ont été brûlés. C’est des trois derniers livres que la Sybille reçut le prix qu’elle avait attendu de tous.


Grand Hôtel du Trez-Hir, 6 août 1903.

« Vous y viendrez quand vous aurez mon âge.» Ça c’est l’hypothèse, mais l’expérience est qu’à mon âge vous n’étiez pas moi.

À Marie B… Je crois qu’il ne faut pas tant en vouloir à la vie puisque c’est encore d’elle seule que nous empruntons cette idée du bonheur qui nous rend si difficiles. Voilà pour la question de droit que je trouve généralement négligée. Au fond, je suis de ceux qui ne demanderaient pas à la vie autre chose qu’elle-même.

Seulement, il y a la mort. Suis-je plus sincère ou moins élevée que vous ? Mais la mort est ce que je reproche à la vie. Si l’on avait le temps d’être patient on pourrait attendre avec toutes les douleurs et les ennuis. Ah ! si le temps s’arrêtait dans la souffrance, si l’on n’en vieillissait pas ! Vous sentez bien que tout serait changé. Alors qu’y a-t-il « d’absurde » ? D’être des mortels qui n’aimons pas mourir. C’est la seule « contradiction » franchement insupportable. Donc, ne pas s’en prendre à la vie, quand on n’en veut qu’à la mort. Vous croyez que je me moque de vous et que j appelle le loup pour vous consoler de Croquemitaine, mais vous parlez « d’absurdité » et tout me paraît si logique !

Quant au jeu du courage et de l’énergie, je le trouve un peu funambulesque. Qui donc le courage a-t-il rendu plus heureux ? Où cela change-t-il quelque chose dans la réalité des faits et la nécessité des sensations ? C’est élégant comme tous les mensonges de bienséance, mais ceux qui s’enchantent de leur courage et croient, pour cela, avoir inventé un moyen de se tirer d’affaire me dégoûtent comme le joli cœur qui fume une cigarette pendant l’opération.

De l’énergie ? Si vous entendez par là un accommodement avec ses maux, aidant à les tolérer, je n’en ai pas un atome, car je vous assure que rien, pas même l’habitude, ne m’a facilité les choses.

Tout est horrible et de plus en plus, voilà !

Je n’ai jamais cessé de me le dire et je n’éprouve aucune pudeur à le dire aux autres, c’est à dire, à vous.


10 août.

Mme  B…, cinquante ans, était exquise sur la plage, toute mince dans le grand fauteuil de fer, empoignant les bras de toute l’ardeur de son entrain, la fine tête sur le cou fervent et rengorgé, elle étincelait de jeunesse et de possession de vivre. Dans le costume chic d’alpaga anglais, du même argent bruni que les boucles flottantes dégagées de sa coiffure plate à la Pompadour, si élancée dans sa pose assise, le vent semblait circuler dans ses veines, je l’admirais et, sagement, en adepte, je recueillais la tradition ; je me demande si le jeune homme couché, dans le sable, au pied du fauteuil, sa raquette gantée de fauve dans ses mains gantées de blanc, jugeait la supériorité de ce charme. À l’heure où l’on cherche ses amours dans le monde, cela m’eût rendu difficile.

Quand la femme survit à cet âge comme il arriva chez l’Impératrice d’Autriche, elle prend un dégagement, une pureté de silhouette hors des considérations habituelles, une netteté sombre et définitive comme une chose accomplie, le destin fini, l’espace vide autour de la robe et grand ouvert sur les étendues de la mort.

Déjà chez Mme  L…, dans la fébrilité des mouvements, l’instabilité de son repos, elle ne tenait pas assise, j’avais déjà ressenti ce désœuvrement du départ, ce déblaiement, ce grand rangement des événements et cette disponibilité de la vieillesse. On la sentait libre et seule, impossible à suivre, avec, dans la chambre, du désert autour d’elle, et précieuse comme les choses mesurées.

J’ai instinctivement ce regard au loin, ces vies qui persistent m’agrandissent l’horizon. Cinquante, soixante ans, m’apparaissent la plénitude, comme si j avais l’intuition que ma vie véritable est par là.

Les déclins orgueilleux m’intéressent plus que les âges trop aimés, trop rengaines, les âges populaires.

Dans l’Illustration, l’admirable geste du cardinal Rampolla tendant passionnément son vote à l’autel de la Sixtine, résiliant son orgueil de Sicilien tragique et de pape impossible.


20 août.

Rusbroech l’admirable, la mystique et la théosophie, spiritisme, etc…, pour moi une conférence de Lacordaire, un syllogisme de Pascal, une exposition de philosophie allemande et même anglaise m’ouvrent plus d’horizons intérieurs.

Je trouve une obtusité irritante à ceux qui veulent faire de la mystique de rien, quand toutes choses en contiennent d’une manière si authentique. Les ignorants auront beau faire, ils ne possèdent rien de plus que les autres. Ce ne sont pas les ignorants qui l’ont découverte et démontrée. Pour bâtir un bon ouvrage d’attaque contre la science et la philosophie, il n’y a jamais eu que les savants et les philosophes.


29 août.

« Que le jeu n’en vaut pas la chandelle » et que leur bonheur leur coûte cher. Tant pis pour les bourgeois qui marchandent et ne savent pas surapprécier leurs plaisirs.

Il faut être grand seigneur et payer ses désirs au-dessus du prix des autres.

Je sens que le bonheur, chez moi, vaudrait l’enchère que j’y ai mise.


3 septembre.

Chez tout le monde le silence est une apathie. Il est devenu pour moi, comme l’oisiveté, une ferveur. Je ne suis jamais plus inabordable que lorsque je ne fais rien, et l’on me dérange moins en interrompant mes lectures et mes écritures. Hier j’avais envie de crier : mais si vous continuez à me distraire, il est bien inutile que je ne fasse rien !

D’ailleurs, nous ne devrions jamais nous montrer au repos. C’est trop d’intimité. Dès qu’on n’a plus affaire aux autres, se reprendre. Une présence, inutilement prolongée, est un affaissement. Même en famille, même en amour, savoir disparaître pour garder la belle tension vitale des rapports.


5 septembre.

Que de degrés dans la tristesse ! Il y a des jours où l’on voudrait non pas pleurer, il n’y a pas d’attendrissement, mais crier toute la journée, de quart d’heure en quart d’heure, comme les fous, pour se débarrasser d’une chose intérieure et pesante.

J’étais un si bel instrument à rire, une si parfaite machine à gaieté, que n’en plus produire me détraque, me désorganise plus qu’une autre. Je n’oublierai jamais toute la gaieté que je n’ai pas eue !


1903. Le Trez-Hir, sept.

Impossible de refaire l’écrivain : je ne m’accroche à rien. Ce qui peut convenir à moi et aux autres, je ne le trouve plus. D’ailleurs pas davantage ce qui conviendrait à moi seule.

Et je souhaite plus que jamais « traire les gens ». Il est incroyable comme les millions deviennent nécessaires à ma vie intérieure.

Je n’ai de goût au fond que pour la vie et la mort. Écrire des vies : Saint-Just, Talleyrand, Vauvenargues, sainte Thérèse.

Qu’elle mène « une vie tranquille de loisir et pas de distraction ». Ils appellent cela « des journées paisibles ! »

Toujours la bonté et l’intelligence. Il disait : « ceux qui sont bons se laissent toujours manger ». Moi, très péremptoire : « ce n’est pas parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils sont mangeables ! »

La lumière change, elle s’épure et dans la maison elle entre déjà comme pendant l’hiver. Elle fait du jour une longue matinée aux heures favorables à tout l’être, corps et âme, ainsi que l’entendait Malherbe « il n’y a de bon que la matinée ». La mer et les nuages sont glacés de blanc, d’un blanc de pôle ; c’est une fraîcheur de neige, un bleu de glacier. Il n’y a de bon que l’automne.

De la tête de mort qu’A.-D. de V… disait pouvoir regarder, mais ne pas toucher.

Moi, toucher, manier, embrasser, tout ce qu’on voudrait, je suis absolument sans dégoût. Je suis revenue sur le compte des araignées et des chenilles. Je ne puis avoir horreur de rien de ce qui est ou a été la vie. Le frôlement d’un insecte m’est une sensualité. J’ai tellement subi la mort que toute sensation pour moi restera résurrection. Tout ce qui m’est nostalgie m’est cher comme un souvenir. Je n’ai de répulsion instinctive que pour les odeurs, mais cela c’est l’instinct de la conservation.

Nous ne connaissons les choses, c’est-à-dire leur être comme étranger à nous, que par le danger. Dans la grande fatigue d’une trop longue route, rappelez-vous ce que devient la campagne. C’est le passant qui nous précède au loin, depuis longtemps nous le suivons pour l’atteindre car, de dos, nous le reconnaissons — et quand une fois rejoint il a tourné la tête, l’inconnu de son visage est si grand, si soudain et si calme, qu’un regard de démon nous serait moins hostile et le port d’un masque moins inquiétant.

Les gens qui se sont vraiment perdus, qui ont eu faim, froid et peur dans un paysage comme les autres, à côté du train-train égoïste et quotidien du monde végétal et des animaux qu’ils croyaient familiers, ceux-là ont vraiment rencontré les choses, les êtres dédaigneux qui ne secourent pas.

Les naufragés, sous la lune familière et les étoiles filleules des hommes, doivent éprouver instinctivement la surprise, l’expérience de cet abandon des êtres, des choses qu’on a cru intimes pour les avoir vues tous les jours. Quels sobriquets doivent leur paraître alors les noms humains des étoiles ! Comme ils doivent ressentir l’erreur, la disproportion de leur familiarité, la lèse-majesté de leur confiance… Dans ces moments seuls d’exception et de maléfice, et nullement par nos habitudes d’esthétique et de lyrisme, nous rencontrons les choses d’être à être et nous les sentons.

L’homme qui vous tue et, je ne sais, peut-être l’homme qui vous aime, doit prendre ainsi un caractère subit de vérité, d’étrangeté.

Ce qu’il y a d’ouvert dans le Trez-Hir, de mon lit, du fond de ma chambre, les Tas de Pois debout à l’ouest, pierres druidiques en pleine eau, ruines d’Atlantides, c’est bien les parois des continents, pour moi, la grande Porte d’Occident, le seul endroit du monde par où vraiment l’on sorte, par où « Le Français », la semaine dernière, s’en allait au pôle sud.

Le Journal des Goncourt auquel je retourne périodiquement, qui est peut-être ce que j’aurai le mieux aimé avec la correspondance de Flaubert ; ce livre fait uniquement de ce que j’ai perdu dans les choses et dans les hommes, le détail et la conversation, il est cordial, chaud et résonnant de parole humaine. Il montre la fin vraie, la fin qui ne vole pas des notoriétés artistiques, la camaraderie entre pairs, les échanges entre égaux, la compréhension toujours à portée de la poignée de mains. Quand Edmond et Jules de Goncourt auraient payé de ces maladies de cœur et de foie auxquelles ils attribuaient leur talent, la familiarité de Gautier et de Gavarni, la littérature se fût montrée belle joueuse à leur égard.

Il faudrait prendre dans Saint-Simon et tout l’adorable XVIIe siècle une pièce de la Vie ancienne, quelque chose comme une belle gravure authentique, l’appeler « Versailles » et la traiter dans toute la grandeur, sans romantisme et sans verbiage, de l’histoire et du passé. Finir à la mort du duc de Bourgogne là où sombra l’espoir d’un règne qui n’était pas de ce monde. L’intrigue est très suffisante avec ce plus haut des princes, mal aimé de sa femme, regretté de toutes les autres et que Dieu ne console pas.

L’admirable regret de Saint-Simon : « Je ne l’ai plus vu depuis. Plaise à la miséricorde divine que je le voie toujours où sa bonté sans doute l’a mis ! »


Paris 10 novembre.

Quand on a commencé d’écrire, on se tait trop. On se déshabitue des relations orales. D’abord, pouvant être lu, on tient peu à la médiocre attention des interlocuteurs, et l’habitude prise de s’exprimer parfaitement dégoûte des à peu près et donne la paresse d’ébaucher, en causant, ce qui sera mieux réussi plus tard.

C’est une faute. Il faut avoir son âme avec soi et pas sur une table à écrire, derrière la grande nappe verte que Louis XIV jetait sur son travail secret.

Je répète qu’on juge de l’intelligence avec les yeux, que l’intelligence se voit bien plus qu’elle ne s’entend. On ne dit pas toujours des choses transcendantes, mais être en état de les dire, cela se voit toujours.

Le baiser est un secret sans paroles.

À M. B… La grande faiblesse des amoraux et leur réfutation est dans leur prosélytisme. Dès qu’on se mêle d’apostolat, dans un sens ou dans l’autre, il faut prendre alors un point de vue social très différent de l’individuel. Je n’éprouve nullement le besoin que la majorité pense comme moi. Toutefois, comme j’estime peu le type révolutionnaire et ceux qui se font un mérite de leur indépendance, — comme si cela n’allait pas de soi — je trouve qu’il faut se garder de cette grande inutilité qu’est l’opposition déclarée, et de la grossièreté d’aller crier sur les toits ses sentiments intimes en voulant à toutes forces « agir comme on pense ». Encore un fameux préjugé !

Il n’y a de dignité sérieuse et d’indifférence à l’opinion d’autrui que dans l’absolu quant à soi. Je croirais donc avoir assez fait pour la morale sociale et avoir fait encore plus pour ma liberté intérieure en épargnant tout scandale. Sérieusement êtes-vous bien écœurée par cette manière de voir ?


8 décembre.

« Le désir de la solitude vaut mieux que la solitude » et sainte Thérèse s’y connaissait. Mme de Maintenon disait aussi : « Dans le monde tous les retours sont pour le couvent. Au couvent tous les retours sont pour le monde. »

Ne nous illusionnons pas sur nos besoins et sur nos aspirations. Nous n’en avons qu’un et qu’une : la nécessité du changement.

Quiconque peut voyager, aimer, voir et entendre, et s’appesantit chez soi, s’avilissant le regard et l’échine à faire fonction de scribe, est un manant perdu par les cuistres, à moins qu’il ne soit un gueux.

Il y a des jours où l’encre et les livres, tous ces faux semblants de la vie, me paraissent une idole plus vaine et plus odieuse, plus fausse à coup sûr que l’argent. Dans une vie réelle les livres ne peuvent être que des initiateurs.

Qu’y a-t-il de nous en nous ? Je commence à me respecter comme un reliquaire de tous ceux que j’ai connus. Une manière, en riant, de transpercer les gens du regard qui est de Tante Alice. Des brusqueries d’intonation, des « Ah ! ma chère enfant » à des personnes de mon âge, qui sont de Mme Lemonnier et que j’aime comme un souvenir d’elle. C’est Mme de T… qui a gardé sa manière d’écouter, avec une ombre de mouvement dans les joues et dans le nez, comme si elle suçait un bonbon. Dans l’accueil une inclinaison rapide et large, les yeux levés et souriants, qui est de Mme Biacabe et de M. T. T…

Quand on nous présente quelqu’un, mouvement dégageant le cou et raidissant les épaules, sans qu’on puisse savoir si c’est recevoir ou rendre un hommage, à la fois de maman et de Mme de Lescure surprises par des étrangers — ou dans l’ennui, un air absorbé, fastueux, agressif, qui est presque une parodie de soi-même et vu quelquefois à Renée de M… sans savoir si elle me le doit ou moi à elle.

J’aime cette perméabilité, ce souvenir dans la chair de ce qui a plu, à cause d’elle je me suis plus précieuse que si je m’étais toute inventée.

« Je vous ai parlé de la mort tragique de mon vieil ami X…, j’apprends que les choses ont été encore plus graves et que l’on ne doute plus d’un assassinat. Quand donc les hommes perdront-ils cette illusion de vider leurs querelles par la mort ? Elle n’ajoute aux choses qu’un point de suspension et ne fait qu’éterniser les équivoques. Je n’ai jamais pu envisager la mort comme un dénouement, elle les interdit tous.




ANNÉE 1904

5 février.

Ce que nous sont les yeux… depuis quinze ans je commence à le savoir. À mesure que la visière se relève, tout ce qui est rendu et de ce qui ne se voit pas ! Ce sentiment de séparation que j’avais en regardant toute chose, d’un arbre à maman. Les oreilles, qui séparent des âmes, m’ont moins enlevé peut-être que les yeux qui séparent des corps et des choses.

Je reprends de la vie des images qui pourront durer, et cet appui des souvenirs avait si curieusement disparu. J’ai entièrement perdu trois ou quatre années de ma vie. On a beau se récrier, s’impatienter, chercher, je suis comme un enfant qui ne sait pas sa leçon. En revanche, ce qui a précédé, cela c’est moi pour l’éternité.

« Le bonheur est une invention comme le système des poids et des mesures. » (J. Laforgue).


20 février.

Mme de Staal, Mlle Delaunay, quel charmant sauve-l’honneur pour la catégorie des jeunes filles d’un certain âge. Elle disait dans son portrait par elle-même : « Sa folie a toujours été de vouloir être raisonnable, et comme les femmes qui se sentent gênées dans leur corps s’imaginent être de belle taille, sa raison l’ayant incommodée, elle a cru en avoir beaucoup ». Et devant les affres de l’établissement, sa jolie manière de fière partie contractante : « Je, lui fis comprendre que, dans ma situation, à l’âge où j’étais parvenue, on ne me pardonnerait de changer d’état que pour une fortune qui paraîtrait extrêmement avantageuse, et qu’enfin j’étais comme ces antiques qui augmentent de prix par leur ancienneté.

Seulement il fallait rester Mme Delaunay, la fortune de Staal ne valait pas une femme d’esprit.

Je n’ai aucune idée préconçue sur l’amour dont je me défie intensément comme de toute collaboration. Un mariage élégant entre mortels chic, fiers l’un de l’autre, assez raffinés pour tout sauver de leur vie par l’intelligence de la mort. Je ne lui découvre pas d’autre forme souhaitable.

Qu’est-ce qu’il y a dans certains livres ? Ce n’est pas le style, ni le reste ; du talent, il y en a aussi ailleurs. Mais ceux-là, dès qu’on y entre, on y respire une atmosphère spéciale. On les prend mollement comme tout livre à commencer et puis l’on se redresse, on se ranime, on se retrouve, comme s’il arrivait quelqu’un, une visite brillante, un jour de pluie. Je crois que c’est le ton, rareté des raretés, et que « le style » le chasse au lieu de le donner. Le ton pour le style est la physionomie pour la beauté, le mouvement des lignes. À force de sacrifier à la phrase et au mot, ceux qui les écrivent oublient leur allure, leur tournure propre. Pour un surcroît médiocre de métaphysique ils perdent l’autorité nerveuse de la phrase. Je ne remarque cette valeur de ton que chez les écrivains qui ont un physique.

Il faut qu’ils aient dans leur chair le maniement du charme pour le retrouver en écriture. Or, le charme, comme la distinction, est un raffinement du tact, et j’ai bien envie de dire que, pour écrire supérieurement, il faut une aristocratie de geste et de peau. Des exemples : observez la nuance de Flaubert aux Goncourt, de Bourget, d’Hervieu à d’Aurevilly, Curel, de Paul Adam à Barrès, de Renan à Nietzsche, de George Sand à Mathilde Serao, de Marcelle Tinayre à la comtesse de Noailles, de Mme H. de Régnier et celle qui doit venir.


4 mars.

« Vous vivez toujours dans deux ans. » Quand je cesse mon regard à cent mètres, quand je vois où j’en suis et ce qu’il y a derrière. Pour éviter les mouvements sismiques, je pense à une grande duchesse de Russie qui, elle aussi, dut attendre, attendre impérialement. « Dix-huit années d’ennui et de solitude lui firent lire bien des livres. »

« Que m’importe le soir,
Puisque mon âme est pleine
De la vaste rumeur du jour
Où j’ai vécu.
Que d’autres, en pleurant,
Maudissent la fontaine
D’avoir entre leurs doigts
Écoulé son eau vaine,

Où brille au fond l’argent de quelque anneau perdu.



Le souvenir unit, en ma longue mémoire,
La volupté rieuse au souriant amour.
Et le Passé debout me chante, blanche, ou noire,
Sur sa flûte d’ébène ou sa flûte d’ivoire,
Sa tristesse ou sa joie au pas léger ou lourd.

Ce ne sera pas trop du Temps sans jours ni nombre.
Ni de tout le silence et de toute la nuit
Qui sur l’homme à jamais pèse au sépulcre sombre.
Ce ne sera pas trop, vois-tu, de toute l’ombre.
Pour lui faire oublier ce qui vécut en lui.

(Henri de Régnier, inscriptions lues au soir tombant.)


8 avril.

Guizot disait à la princesse Lucien qui ne lisait jamais : « Il faut que vous ayez toujours une personne vivante devant vous. » Je la trouvais dans le vrai et disais que les livres sont des faux. N.-B. : Oh ! il y a des personnes qui sont de bien mauvais livres.

Encore Guizot à la princesse : « Je n’ai pas de désirs médiocres. Je n’accueille que les hautes espérances. Je sais me passer de ce qui me manque, mais non pas me contenter au-dessous de mon ambition. Et, dans notre relation de vous à moi, mon ambition a été infiniment plus grande que dans tous les autres intérêts où peut se répandre ma vie. »


Brest, jeudi 28 juillet.

Aucune ville ne ressemble à Brest, aucun des autres ports. Nulle part on n’a fait des rues si étroites et des maisons si hautes. De claires maisons plates et grises qui n’ont même pas la douceur d’être sombres. Elles surplombent, dures et pâles, comme des parois de gorges ; un courant d’air éternel ajoute au malaise des choses étroites et sans proportions.

La Penfeld encaissée, encombrée du matériel de sa marine, les constructions du port en échasses sur le roc, tout est resserré, tout est boyau, chenal, défilé. Et sa prise de large, la promenade du Cours, est une si maigre terrasse devant la rade magnifique et fermée du goulet, que sur ces kilomètres d’Océan et sur ces côtes qui sont de la campagne on respire moins qu’en traversant la place de la Concorde.

La ville devrait s’appeler Angustine.

La marine pauvre et triste l’a faite ainsi. Ô marine, ô ma mère ! Des jeunes gens passent dans les rues par larges fronts de casquettes blanches, ils sont lents et, chez eux, ils ont le recueillement du geste et l’ardeur du regard dont on couve et décèle un bonheur, et ce bonheur est le départ.

À dix-huit ans ils savent comment on part, mais pour très loin, pour très longtemps. Mon père à leur âge, s’est promené comme eux dans cette même rue de Siam, mon grand-père et son père aussi.


Le Trez-Hir, 20 septembre.

L’esprit de ces cahiers me fatigue, cela m’ennuie de faire de la tristesse, j’en suis physiquement saturée. Quand je me réveille la nuit et le matin, je ne vois plus un bout par où prendre la vie ; l’instinct, le premier mouvement est pour la détresse. Un peu plus entrée dans la veille, les réactions commencent, cela change, je sais ne pas être plus tragique que cela n’en vaut la peine.

Ce qui me consterne, ce qui m’atterre, ce n’est pas l’avenir qui ne pourrait jamais être que meilleur, fût-ce la pleine vieillesse, mais ces quinze ans que j’ai derrière moi… Un matin, pendant ma fièvre typhoïde, j’ai été surprise, gênée, parce que je ne pouvais pas me rappeler si, toute la nuit, j’avais dormi ou veillé.




ANNÉE 1905

Paris, 9 janvier.

Je n’aime pas les révoltés qui sont des victimes, et, par conséquent, ne sont pas des forts. Tant pis pour les « outlaws » qui ne savent pas être les pillards de la société. M. de Talleyrand fut un corsaire autrement effectif que Byron, et Catherine d’Anhalt-Zerht, cette autocrate personne, une féministe un peu plus émancipée que nos modernes revendicatrices.


22 janvier.

Je n’écris plus, je m’oublie, et j’ai tort. Mais que devenir quand la tristesse vous ennuie ?

Je dois me rendre cette justice qu’elle m’a distraite longtemps. Nous avons bien raison de n’aimer que les heureux. Les sinistrés sont dans leur tort. Le bonheur ! le bonheur ! à tel prix que ce soit. Pourquoi ai-je cette invraisemblable expression de bonheur, cette animation de la tournure et des traits ? J’ai la seule atteinte physique qui ne laisse point de trace, elle est invisible comme une plaie morale. Elle vous laisse sournoisement intact et ronge la vie par le dedans.

Je n’admets que le bonheur et je n’en veux plus, parce qu’il faut toujours avoir été heureux, mieux vaut jamais que trop tard.

Il faut, à vingt ans, être en possession de tous les orgueils, les faire aimer par des perfections analogues dans un sexe différent, et puis en voilà pour l’éternité ! Le reste est raccommodage, désordre, subterfuge et à peu près. J’ai trop aimé la vie, la vie pour elle-même, la simple existence qui est remuer, voir, entendre. J’ai gardé, de mon enfance, un si prodigieux souvenir du rire et de la gaieté, profond comme un amour, l’enchantement de tous les jours et de tous les réveils, qu’à moins de les retrouver comme je les avais, je me croirai toujours malade et déchue.

Tous ces gens qui voient, comme des dieux, les détails et les lointains, qui possèdent toute la vie des choses et des êtres, la présence réelle du monde infini, tous ceux qui tressaillent avec les bruits et les voix, le profond ébranlement des voix humaines et des voix musicales qui suffiraient à elles seules. Comment ne tremblent-ils pas, ne s’écrient-ils pas de bonheur d’un sommeil à l’autre ? Ils se croiraient obligés d’être poètes ou bien peut-être ivrognes pour tirer à ce point parti d’eux-mêmes.

Je ne demande moi que les choses que les yeux me rendent chaque jour, j’abandonne les êtres qu’il faut entendre, et rien que ce lendemain attendu me donne la fièvre et me vengerait de la mort.


6 août.

J’y ai mis le temps, mais je prends l’amour de la normalité, de la vie de tout le monde, selon les plus vulgaires lois naturelles et sociales… Tout ce qui aurait pu être celle qui serait moi, si une petite fille de treize ans n’avait pas dîné un jour, en voyage, dans une maison où une autre petite fille allait avoir la rougeole.

Je ferme les yeux le matin quand je me réveille dans le soleil et le balancement des arbres du parc répété dans toutes les glaces, je ferme les yeux et je vois ce qui serait. Je me réveillerais à Tamaris, Alger ou Pera, comme dans mon enfance, au sifflet des canonnières, à l’ébranlement des salves.

Je serais seule parce qu’il serait de garde ou en campagne. Les enfants, de huit à dix ans, chanteraient ; « Shew fly, don’t bother me » sur l’air de la oupa-oupa, ou l’un de ces airs créoles dont on ne savait jamais que les premiers mots. Ma bretonne me dirait : « Madame, la rade est consignée » comme on parle du tonnerre ou du jugement dernier, ou bien « Monsieur a fait dire par le vaguemestre qu’il enverrait la baleinière pour onze heures. » Je passerais mes journées sur la galerie avec les journaux ou les revues du carré, les côtes et la ville seraient lointaines, la mer profonde et transparente, les bâtiments, sur rade, « éviteraient » avec les heures. En levant les yeux, là où j’avais Pera, j’aurais maintenant les côtes d’Asie, je suivrais les mouvements de la rade, les embarcations d’où l’on salue. Deux matelots, sur ma tête, laveraient interminablement une baleinière. De temps en temps j’aurais des visiteurs : le médecin, le second, l’abbé. Les toc-tocs du timonier ne me gêneraient même plus. « Commandant, le canot major va accoster. »

Je serais simple et sans désirs, mais quelle que fût la situation dans la hiérarchie terrestre, je retrouverais à bord mon rang de fille de France.


29 novembre.

Je n’écris plus parce que ce n’est pas travailler et que je ne sais plus m’en aider à me refaire un moral.

Un moral ! Est-ce bien moi qui n’en ai plus ? Je ne souhaite plus rien, je travaille sans désirer le succès et ce succès, si je le rencontre, je ne désire pas le poursuivre.

Je ne désire que les ensembles, une vie qui serait complète de toutes parts, et pour cela une accumulation de résultats encore si lointaine, lointaine…

Malgré tout ce qu’on pourrait croire, je suis trop humaine pour mon état et je crois tout perdre, parce que le normal ne m’est pas arrivé.

Les normaux, qui sont la pluralité, donnent leurs définitions et nous les en croyons avec superstition.

Pourquoi me démoraliser par idée préconçue et succomber par préjugé à la « tendresse du regret » ? Au fond qu’y a-t-il dans cette vie normale en toute lucidité ?

Il y a certainement le mariage heureux. Mais dans le plus beau mariage, et surtout s’il s’agit de la femme, préserve-t-on cette énergie vitale de la solitude vers laquelle se portent si étrangement nos préférences ?

Enfant, l’on ne tient aucun compte, on méprise même tout à fait les saintetés qui ne furent pas vierges. Plus tard, on s’attache moins sans doute à l’intégrité absolue, mais nous en avons le goût, la secrète préférence des vies libres. Toutes proportions gardées, considérez ce qui se passe en vous quand vous dites : Wagner ou Louis de Bavière, George Sand ou l’Impératrice d’Autriche, Ernest Renan ou Gustave Flaubert ? Et le dirai-je, la présence de Lucile n’explique-t-elle pas toute la distance de Camille Desmoulins à Saint-Just ?

Ce qui nous porte les uns vers les autres, ce que nous ressentons pour les vivants ou pour les morts, pour ceux qu’on rencontre ou pour ceux qu’on admire, c’est, à tel degré qu’on vous dira, toujours de l’amour, de l’amour qui se heurte au seuil des intimités. Donnez un amour à Marie Bashkirtseff et dites si vous ne la détruisez pas. Faites de Charlotte Corday la maîtresse de Barbaroux et vous ridiculisez son acte.

À Mme X… Puisque vous nommez Nietzsche, j’ai bien envie de vous répondre à sa manière : « Oui, j’ai écrit dangereusement, mais de tout ce qui est beau en ce monde, qu’est-ce qui n’est pas redoutable ? Le Christianisme n’a-t-il pas été prêché dangereusement ? » Y a-t-il vraiment dans la mort telle que l’impliquent les grands enthousiasmes, de quoi déshonorer le fanatisme ? On ne fera jamais pis que braver sa mort et celle des autres. Est-ce donc si grave ? et vaudrait-il mieux vivre sans martyre et sans foi ?

En définitive je suis allée à Saint-Just, comme Barrès à Bonaparte, « sans parti pris social ni moral » pour lui demander « de l’élan » et savez-vous, Madame, que Barrès, à qui je n’avais rien envoyé, m’a félicitée dans les 24 heures de « ces pages exaltantes » ?

Moins on pensera comme Saint-Just, plus la réprobation sera énergique, plus on devra se redire avec l’Imitation : « Serviteur paresseux et toujours murmurant, rougis donc qu’il y en ait de plus ardent à leur perte que tu ne l’es à te sauver et pour qui leur passion, leur crime, a plus d’attrait que n’en a pour toi la vérité. »




ANNÉE 1906

16 février.

Qu’ils sont misérables ceux qui ont peur de la réalité des grands hommes ! D’avance j’étais certaine de n’être pas déçue. Mon principe est qu’on a toujours l’air de ce qu’on est. Un seul petit choc, en voyant entrer ce grand garçon mince à qui l’on donnerait 25 ans. Il n’est pas beau, mais comme la comtesse Potocka le disait de Napoléon, on ne lui voudrait pas un autre visage ; c’est celui qui convient à ce qu’il a fait. Mince et fin, le visage le plus soigné, le plus réussi pour l’insolence et le dégoût. Au demeurant, premier prince de l’intelligence, et fait pour écraser tout ce qui n’est pas elle... Dans ce long bureau fait du seul luxe des choses immatérielles, les livres et les souvenirs de musée, ce luxe inaccessible à presque tous, je me sentais en un centre où convergeaient toutes les affaires de la pensée, comme autrefois à Versailles toutes les affaires d’Europe.

« Ô existence ! tu n’attaches que par le passé et tu n’intéresses que par l’avenir. Le moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudra que par les souvenirs dont il sera peut-être un jour l’objet. » (Anne de Coigny, cité par Maurras dans l’Avenir de l’Intelligence).


15 mai.

Il est inouï que je n’aie pas encore trouvé le travail que je puisse aimer. La déviation littéraire était peut-être moins prévue chez moi qu’on pourrait le croire. Il faudrait y venir pourtant, car cela seul « marquerait assez pour mesurer le temps que j’ai vécu ». Cet hiver, par exemple, a compté pour moi comme une semaine.

J’ai tellement regardé passer le temps, je l’ai tant mesuré que je sais, je sens, combien pèse ce qui en reste. J’en ai la représentation parfaite, enfin je peux le concevoir au sens où les philosophes disent que ce n’est pas possible.

Et ce temps, si merveilleusement observé, ne m’a rien appris de moi, ne m’apporte pas une idée, un renseignement. Quand je veux à mon tour me concevoir, je dois retourner à l’enfance, c’est à l’aide de ces seuls souvenirs que je me recompose, que je me sens une chose et pas une autre.


2 juin.

Et l’année prochaine à Jérusalem !


11 juin.

Le « dédain suffisant » a écrit Barrès, ce n’est pas une sotte attitude de raisins trop verts, car le dédain est toujours un plus grand désir. En quittant, en laissant ces bavardages, quelle impression de salut en rentrant travailler ! La joie de quitter la flânerie pour un bon pas accéléré qui mène quelque part.


28 juin.

Une bizarrerie du manque de bonheur habituel, c’est d’être une étrangère dans sa propre vie. Je ne reconnais plus l’intimité d’autrefois, la confiance dans la maison qu’on aime, la familiarité des choses, ce qu’un air chanté, ou peut-être l’envie de chanter, peut mettre d’espace et d’horizon dans une chambre. On a des indifférences d’étrangers. Faut-il donc aimer un homme pour aimer toutes choses dans sa vie ? N’y a-t-il vraiment à interposer que cela entre la mort et vous ?


3 juillet.

Mon âge m’impressionne tellement, qu’à la lettre je ne cesse de penser à cette menace de vieillesse, qui me hante comme la mort. J’ai beau me redire mon : qui est comme moi ? me rappeler ma promesse et mon vœu de durer plus que les autres, il y a des moments où je ne ferais plus un geste vers le succès, vers une réparation, parce que je n’ai plus 25 ans.

Presque tout le monde rit et se moque en disant combien on vieillit, cela me paraît une telle grossièreté… c’est une pudeur qui leur manque. Et, au fond, comme il faut niaisement être ou se croire heureux, comme il faut regarder son passé avec l’intrépidité des aigles, pour se rayer des vivants avec ce rire de crétins.

Je n’aime, je ne me sens la sœur que des âmes qui croient tellement à la mort qu’elles la respectent déjà en elles-mêmes.

En retrouvant X… vieillie et le disant gaiement, j’ai eu l’impression de trahison des troupes qu’un mouvement inattendu découvre sur un champ de bataille. J’ai dû paraître bien frivole en répondant que plus j’allais, plus je me trouvais jeune, que je ne trouvais pas vraiment, qu’en soixante ans on eût le temps de vieillir et que le démolissement physique me semblait un inexpliquable gaspillage.

C’est peut-être pour n’avoir pas servi, mais je suis sans pardon pour ceux qui s’abîment vite. C’est une espèce de lâcheté.

Et tout cela me donne quelque chose de haletant, de talonné par l’heure, — même les trajets, la voiture, le tramway lui-même, ne me détendent pas, ne m’abattent pas. Seule, maintenant, je parle, un mot qui ne veut rien dire, mais comme s’il fallait protester et je rougis comme à une terrible maladresse. Pourtant on n’est pas hystérique quand on dort dix heures d’un trait.

Ce qui m’affole n’est pas l’avenir, au contraire, là je suis à peu près sûre de moi, mais quand je me retourne !

Il existe à présent un portrait de moi et il me fait peur.

Je ne me « révolte » pas, ce mot est aussi absurde qu’inutile envers les choses nécessaires, mais je vis dans la plus parfaite et la plus quotidienne non-acceptation.


Marly-Fribourg, 11 août.

Ce qu’on aime dans les montagnes ce n’est pas elles, mais les manières différentes dont elles nous ouvrent l’espace, c’est l’échancrure, c’est l’intervalle qui nous émeut. Elles seules nous apprennent des horizons nouveaux. C’est le vide qui nous importe dans les montagnes, comme on dit que le soupir est l’essentiel de la musique.


Paris.

À propos d’occultisme, je leur disais que je ne ferais aucune difficulté de croire à tout, qu’il n’y avait qu’une chose à laquelle je ne croirais jamais, c’est au témoignage humain.


13 octobre.

Être sourde c’est probablement ne pas entendre, mais en tous cas, c’est se taire.

Quelle que soit la spontanéité qui nous soulève, ne fût-ce qu’une exclamation, résister au préjugé communicatif, se rappeler que votre milieu, votre moment, n’est pas celui des autres : se taire. Quelle que soit la conversation, la discussion présente et dont on vous parle, quelle que soit la répercussion d’impatience ou d’entraînement éprouvée, quelle que soit la réplique vengeresse, mordre ses lèvres, se rappeler qu’ils parlent, qu’ils crient : se taire.

Rencontrer une personne illustre, un être sympathique, un pauvre original, avoir la science de tous les accueils, sentir en autrui le désir de l’avance, mais comme je ne parle pas, comme les toqués, pour le faire seule : passer, se taire. Haute école de self control, de non-spontanéité, de solitude et d’indifférence.

Nous avons deux morals, celui de la pleine conscience et du grand jour, et celui de la nuit, de la demi-conscience.

Pour moi tout va mieux, mes yeux font de tels progrès que dans deux ans, trois ans, je lirai sur les lèvres.

Saint-Just m’a été un premier résultat. J’ai appris à finir, j’ai fini un roman, et je m’y reconnais dans toutes les phrases, je les avoue toutes, c’est-à-dire que maintenant je sais faire ce que je veux. Il serait sans doute plus artiste de gémir sur la non-réalisation de « son rêve ». C’est une fanfaronnade que je n’aurai jamais. Je sais travailler, prévoir, mais non rêver. Pour moi, l’idée ne sera jamais plus belle que l’œuvre. Je ne sais ce qu’est une idée qui n’est pas une phrase, et la phrase écrite est toujours un progrès, un effort sur la phrase pensée. Donc je suis ce qu’on appelle en possession de mon talent. J’ai dans le corps de quoi travailler, je ne dis pas pendant quatre cents ans comme Delacroix, mais pendant six ou sept ans. Mon opinion est que tout se donne à qui sait prendre. Quel que soit le point d’où l’on parte, il suffit d’avancer car tout communique, et le passage d’un point à un autre, comme dans le mystère du mouvement, est tellement insensible et déjà impliqué, qu’il n’y a lieu de s’étonner de rien.

Et pourtant je me réveille dans le cauchemar comme à une sonnerie du désespoir. Faut-il être saturée pour se désespérer par machinisme !

Quel que puisse être l’avenir, maintenant que j’ai vécu une vie, et cela est irréparable.

Existe-t-il le bonheur qui me ferait pardonner cela ?

Vivre comme s’il vous attendait.


20 décembre.

Ce n’est pas le bonheur qui m’a le plus manqué : c’est la distraction. Si je pouvais vivre avec les autres, ils m’ennuieraient peut-être, mais ils me distrairaient.

C’est dans les infiniment petits qu’il faut juger les autres, parce qu’ils ne se défient pas. Je livre deux symptômes indicateurs comme le pouce et l’oreille dans l’anthropométrie.

Étudiez la sincérité dans la manière de lire l’heure. Une personne en retard verra cinq minutes de moins, pressée cinq minutes de plus.

Pour la bienveillance, l’inconsciente sympathie ou antipathie, demandez un renseignement peu important — s’il pleuvra un jour où vous n’aurez pas de parapluie — la réponse sera presque infailliblement dans le sens qui vous est le moins avantageux. On croira que c’est ainsi parce que c’est l’instinct de légitime défense contre le bonheur d’autrui, et qu’au surplus le sentiment de l’exactitude n’est pas humain, il est savant, et dans la science il semble qu’il n’appartiendrait qu’au génie.

À force de les voir patauger dans l’à peu près, je me sens devenir inexorable, à la Saint-Just.

Ils parlent de droiture, de loyauté et ils sont faux, faux sans le savoir peut-être, mais que m’importent les intentions ? Je ne pèse pas les mérites, le pire c’est ce qu’on est, ce n’est pas ce qu’on veut.

Pour consoler M. de C…, qui ne m’a pas convertie au libre arbitre en me prêtant Fonsegrive, je lui disais qu’on pouvait sauver la responsabilité en la transportant de l’acte à l’être. On doit compte à Dieu de ce qu’on est un chardon et pas une rose, quoi que dise le mari de Julia de Trécœur.


25 décembre.

Les boulevards sont d’une gaieté… et je pleure en marchant vite, je pleure un peu. Les enfants ont des yeux si brillants, nos yeux de Brest. J’ai envie de prendre une tête au hasard, de la serrer dans mes fourrures, de dire : vous êtes la vie, la vie normale que je ne peux pas avoir. Il y en a des millions comme vous, et pour moi, c’est l’inaccessible.

Jolies dispositions pour recevoir cet Italien, qui m’arrive de Florence. Il a lu le Mercure et veut me voir, il veut voir Barrès. Il va falloir être de la bonne école : « Mais il connut mieux que la hauteur, il connut le dédain. Saint-Just a senti les vanités de ce monde, il s’en est dépris comme on le faisait à Port-Royal. Son mépris de ce qui passe, son désintéressement de ce qui ne dure pas, a les intonations du cloître et ses obsessions. Il y a de l’homme intérieur en Saint-Just, de l’homme qui se refuse et porte une vie qu’on ne touche pas. C’est ce qui lui permit de le prendre de si haut avec Danton et peut-être bien avec son échafaud. »




ANNÉES 1907-1913

5 janvier 1907.

Une année nouvelle c’est pour moi un steppe parfaitement uni et vide à franchir au galop. Au-delà, peut-être..


13 janvier 1907.

Pierre Laugier est mort, exactement deux mois — à un jour près — après notre grande conversation au mariage de Carie. C’est tante Hélène qui entendait et qui traduisait, mais c’est moi qui le poussais et c’est moi qu’il persuadait de sa mimique savante et sobre de sociétaire du Français, à peine plus habile que celle de Mgr Le Nordez ou de Me  du Buit, prédicateur et avocat.

Je l’avais mis sur le théâtre pour femmes, je lui disais que les filles du monde y viendraient par la force des choses et, qu’à moins de tomber sur un mari très chic, je conseillais « les planches » à mes amies.

Il disait : « elle est charmante, charmante, charmante. Elle est absolument dans le faux, mais elle dit des choses très justes ». Et plus tard à ma tante G… « Pourquoi ne se marie-t-elle pas cette fille-là ? Moi je ne peux pas, je suis pris ». Je me promettais qu’il me retrouverait un jour sur les planches, et sur les siennes « en esprit et en vérité ». Il devait venir me voir. Avec illogisme je disais : « Je veux bien parce qu’il est le fils d’un membre de l’Institut et le neveu de l’amiral Arago ».

Laugier faisait partie de ma galerie, j’éprouve un sentiment de dommage à la voir se dépeupler, et je sens que si trois ou quatre hommes, dont je n’ai vu qu’un seul, plus une femme, disparaissaient, je me découragerais d’être, je ne me soucierais pas d’exister pour les autres, et je me considère comme l’une de leurs raisons de vivre, car ce n’était pas la peine d’écrire, s’il n’y avait pas des lecteurs comme moi.

Nous n’existons que les uns pour les autres, nous sommes tout ce qui nous reste, voilà ma philosophie.


16 février.

Je disais à maman : « notre théâtre est « immoral ». Moi je vais faire une pièce morale et l’on ne sait pas

du tout ce que cela prouvera. »

28 février.

Nous quittons cet appartement commode et joli avec ses fenêtres sur le parc de l’hôtel St-Senoch, qui prend tout un côté de la rue, et que j’avais découvert avec émerveillement un jour de neige. Nous allons vivre à l’hôtel, dans une pension de famille. Maman donne des raisons d’ordre matériel et j’y insiste aussi. Tous disent : « On n’est jamais mieux que chez soi, la liberté… » Vraiment ? Votre liberté ? C’est précisément ce chez moi que je veux fuir. Avec quel découragement j’y suis rentrée chaque jour pendant des années, avec quel dégoût de la maison où jeune fille je vis en vieille femme. La maison n’a de raison d’être que par la famille, autrement elle n’est qu’un bien-être mesquin de vieille rentière, propriétaire de ses meubles : « Le mobilier, voilà ce que l’homme a de plus cher au monde ! » Il n’y a pas de solitude que le mobilier ne console.

Certes, je les aime toutes ces vieilles choses, mais parce qu’elles me rappellent Brest. Je me sens l’âme d’une seule maison. La maison pour moi, c’est Brest. Ailleurs je suis une passante, une voyageuse. J’ai besoin de simuler au moins le provisoire, de ne pas accepter.

Et puis la vie à l’hôtel, ne fût-ce que par sa distraction, oui, la distraction que procurent même les gens qui vous ennuient, me sera excellente.

Il faut absolument recevoir des impressions de l’extérieur, chez moi elles manquent trop, et le bonheur me fait moins défaut que la distraction. Ceci bien entendu, je trouve qu’on a le droit de dire, qu’on a besoin d’être entouré et que « le désir de la solitude vaut mieux que la solitude ».


7 mai.

J’affirmais à Andrée que, mes constatations faites, la tristesse était un genre d’imbécillité. Oui, c’est la tristesse, au fond, qui a raison, mais ce ne sont pas les gens tristes qui ont inventé la tristesse, ils ne sont pas ceux qui la connaissent le mieux. Tout ce qu’on porte sur le visage est vain. « Avoir l’air triste » n’est pas une nécessité de la tristesse : c’est se souvenir de la galerie. La vraie tristesse n’a pas d’expression.

Que d’autres cherchent l’air des bois, de la montagne.
Et la brise des Océans.
Je m’enfonce dans l’ombre où nul ne m’accompagne.
Je respire chez les géants.

Vous êtes mes vaisseaux, mes rives, mes grands arbres,
Mon soleil, mon ardent matin.
Qu’ai-je besoin d’amis, j’ai les hommes de marbre
Qui se penchent sur mon destin.

(Les Éblouissements.)

À surveiller, elle a un talent à mon échelle.


3 juin.

À Renée. Je n’aime que les êtres parfaits et n’en veux pas voir d’autres, et c’est encore chez les célébrités qu’on a le plus de chance de rencontrer des dons et des activités bien conduites.

Il est certain que ce qui les différencie n’est pas tellement leurs facultés que leur propos délibéré d’en tirer parti. Ceux qui réussissent — quels que soient les préjugés sur les artistes — sont des caractères qui ont su discipliner leur effort. Cela se voit dès leurs mouvements et cette précision, ce but que l’on sent à leurs gestes est, je crois, ce qui entretient en eux cette extraordinaire jeunesse. Ce sont des êtres qui n’ont jamais fini de vivre.

(Après une visite à Mme Duclaux).


Ouchy, 20 septembre.

À Mme D… Ce que je perds de plus en plus, c’est la notion du temps. Un an, cela vaut aujourd’hui un mois quand j’avais dix ans. Je ne dirais pas que cela passe très vite ; une année, au contraire, me semble avoir le faible contenu, mais, en revanche, la présence d’une même journée. Voilà pourquoi je suis très fidèle sans le paraître.

Pourquoi ne quittez-vous jamais la Bretagne ? C’est si agréable de se mouvoir dans le monde, d’y avoir ses coins et ses habitudes comme à l’intérieur d’une seule ville.


Villa Saïd, 11 novembre 1907.

Mmes de Noailles, de Régnier, Delarue-Mardrus, oui, voilà des talents et voilà des rivales. Mmes Tynaire et Colette Yver sont intelligentes ; cependant, non. Pourquoi ? Elles ne sont pas des écrivains. Elles ne repensent pas ce qu’elles voient.

Ce sont des raconteuses et des parleuses, quand elles écrivent, elles ne sont pas occupées à sentir, elles ne créent pas une correspondance nouvelle du style à la vie, elles ne sont pas des sensibilités-forces, nous n’avons rien à hériter d’elles.

Il y a dans la littérature : la littérature écrite, sentie, et la littérature parlée, sans aucune décharge nerveuse. Les trois premières lignes d’un livre le classent immédiatement dans l’une ou dans l’autre, elles édifient sur la paresse ou l’attention du procédé.

Un homme qui écrit une phrase-rengaine comme celle-ci : « le violon qui chante et pleure comme une voix humaine » — je viens de la lire dans Rod — est un homme qui ne se distingue pas lui-même, qui ne distingue pas le style des notions de sa propre originalité. Maupassant n’était ni un cerveau, ni même une extraordinaire sensibilité, mais on lui avait enfoncé la méthode dans le crâne, et son travail sort vécu, non pas seulement des milieux qu’il étudie, mais de son être en fonction d’écrivain.

La littérature parlée s’écrit vite, mais elle ne donne pas à la pensée le bon entraînement du style, l’heureuse dilatation de l’effort. Elle ne mène pas très loin son homme. Elle lui donne peut-être le pouvoir sur son œuvre, mais non ce travail de soi par soi qui fait de quelques individus qui ont écrit, les meilleures statues de l’humanité, les êtres les plus travaillés, les plus complets avec les moines et les saints.

Écrire, non pour parler, ni même pour écrire : pour être, pour devenir de plus en plus dans sa pensée et dans son cœur.




ANNÉE 1908

8 février 1908.

Rien ne console parce que rien ne remplace. Les hommes ne se sont pas naïvement trompés sur la quantité en se désirant la vie éternelle. Il faut l’infini des possibles pour permettre qu’on ne les choisisse pas. C’est l’avenir limité qui rend le passé inacceptable.


26 février.

Quand on est saturé de littérature on finit par ne plus vouloir que des formes extrêmes : la plus lyrique : poésie, et la plus sèche : théâtre. Car le théâtre, c’est l’essentiel du roman, sans remplissage et sans à côtés, sans coloriage. C’est de la sculpture, et dans le moment on dirait que j’aime mieux sculpter.

L’autre jour, en passant la Seine à l’Alma, j’ai reconnu le printemps à la plus forte lumière. Pour moi, ce nouveau tour de roue après un insensible hiver, c’est la fatigue du jour qu’on voit se lever après une nuit sans sommeil. Perdre la notion du temps ! « Vous vivez toujours dans trois ans. » Mon présent aussi est fait de trois ou quatre années. Je sens trois mois comme les autres une semaine, c’est pourquoi l’impatience m’est inconnue. Si je suis rapide, c’est par amour du mouvement bien fait. Je suis irrémédiablement sans hâte et sans angoisses. Seulement je reconnais que la vie est plus parfaite dans un présent mieux détaché. S’enfermer en un jour comme dans une cellule…

C’est l’ennui qui m’a le plus déshumanisée. Pour les transformations radicales, je crois plus à l’ennui qu’à la souffrance. D’ailleurs, l’ennui des malades n’est pas celui des bien portants ; l’ennui dont je parle, c’est celui de la prison. On n’imagine pas avec quelle inadvertance je travaille à mon avancement littéraire. Je suis obligée de me rappeler à l’ordre. Ce n’est pas qu’il m’échappe que le seul avenir possible est là.


16 mai.

Nous avons tort, nous appelons style, avoir du style, être littéraire, un fait d’ordre nullement grammatical. La présence de la pensée et de l’observation dans la phrase, voilà ce qui fait, à égalité d’écriture, le grand écrivain. Si la phrase est sans intérêt l’œuvre et l’auteur m’ennuient et la littérature des hommes et des femmes, qui ne sont pas supérieurs, quelles que soient les consécrations, me paraîtra toujours du néant à cause de ce vide de la phrase.
Il faut avoir éprouvé au même degré que moi le besoin d’être distraite et la fatigue des lectures inutiles, pour comprendre mon impossibilité physique à lire une phrase insignifiante.


20 juin.

Maman me fait toujours recommencer mes lettres d’affaires à mes directeurs ou autres. Elle dit que c’est d’une indifférence telle, qu’elle se demande si ce n’est pas une pose et que, si je m’en fiche à ce point-là, ce n’est pas la peine de rien faire. Il est évident que je ne m’en fiche pas, puisque je le veux et que si mon indifférence me semblait apparente, je la jugerais maladroite. Mais je fais cela de si loin ! M’en réjouir ? Je n’ai pas la réjouissance aussi facile.

Des résultats isolés ne peuvent pas grand’chose dans une vie. Maintenant que me faudrait-il pour être satisfaite, pour sortir de mon régime à l’ennui ? Pas le bonheur assurément, pour moi il ne serait pas à l’échelle, et l’amour comme on le chante et comme on le décrit, comme on le vit par-dessus tout : la plus ennuyeuse des choses ennuyeuses.


ANNÉE 1910

J’ai vu Blum et lu son livre extraordinaire.

J’ai tant de peine à comprendre l’amour hors du mariage… Un homme est émouvant parce qu’il peut être ma vie, le visage, la présence, la tendresse de tous les jours, et non parce qu’il a sur moi je ne sais quel droit de possession et de perturbation.

On admire tellement le livre de Mme  Mardrus. Comme tout le monde je le trouve admirable, mais il entre dans cette admiration un élément dont il faut se défier. Une longue lettre de Vandérem me l’a bien prouvé. Ce qui est rural et bourgeois nous en impose toujours. Nous croyons que cest plus fort. C’est une légende naturaliste. Les chefs-d’œuvre classiques sont aristocratiques. Les êtres et les classes élevées sont de plus définitives expériences humaines.

La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues et Pascal et Bossuet lui-même sont des psychologues mondains.


Paris, octobre 1910.

Il y a une sensation que nous serons deux à avoir éprouvée, le grand-duc Cyrille et moi. Quand le Petropawlosk a sauté devant Port-Arthur, le grand duc a été jeté à la mer. Son épaisse pelisse a fait bouée et il s’est mis à remonter lentement, lentement, de très loin à travers l’eau glacée. Il a dit qu’il lui semblait que jamais il n’arriverait à la surface.

Depuis je n’ai jamais oublié le grand duc Cyrille.

À déjeûner Mme D…, me montrait Daniel Halévy « Vous avez une grande amie commune : l’Impératrice d’Autriche. » Et puis : « Comment admirez-vous une femme qui vous est identique ? »

On commence à m’avoir pas mal parlé des Affranchis. Oh ! je m’aperçois que je ne suis pas toujours satisfaite, même quand nous causons avec M… Exemple : Pour elle, Marthe est le meilleur « caractère » soit, mais l’essentiel était d’écrire les deux rôles de Philippe et d’Hélène. C’est une habitude de la critique naturaliste et peut-être romantique que cette perpétuelle décomposition d’une œuvre en « caractère ». Le caractère à ce point-là, c’est le parti pris, le procédé, le parti pris de la bosse et de la déformation — voyez Mirbeau. — Je veux avant tout faire vivant, C’est le scène à scène qui me révèle mes personnages, je n’ai pas sur eux d’idées préconçues. Pour laisser au drame toute sa valeur de généralité, j’ai besoin, au contraire, de personnages normaux et s’il se peut, de personnages-types.

Le « caractère » — à la Meredith par exemple — est une espèce de jeu, une facilité, une exagération et « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». La Bruyère est infiniment plus vrai, plus observateur dans ses chapitres sur le cœur et sur les femmes que dans ses trop amusants caractères. Hélène et Philippe, qui sont tout le monde, ne sont pas moins eux-mêmes que Marthe, un peu plus spéciale, parce que moins en profondeur.. Je le redis sans cesse. Le pittoresque est un accident de surface, et ce seront toujours les personnages à côté qui donneront chez moi cette impression de « caractère » à la naturaliste. Mais je prie qu’on fasse attention et qu’on ne confonde pas le caractère et la vie. Si l’on nous dramatisait, ni vous ni moi ne serions des caractères, en sommes-nous moins vivants ? Le bossu est-il plus vrai que nous ? Le militaire plus vrai que le civil ? Le bourgeois plus vrai que l’homme du monde ? L’amoureux que le non-amoureux ? Et je vous le dirai même, la vérité de César Birotteau qui, à chaque instant, s’élève et retombe sur ses pieds, ne gagne pas du tout pour moi à l’adjonction arbitraire d’un tic. Voilà certes, où Balzac est imitable !

La justice que je réclamerai le plus âprement, c’est le don de vie. Sans le fil conducteur, le guide-âne d’un caractère, je vous donne des êtres vivants, qui se tiennent absolument, dont les répliques ont l’accent, cette saveur de vie que vous ne retrouverez que chez Curel et Ibsen, et encore quand Ibsen ne fait pas de psychologie. Mettez le sujet des Affranchis au concours et je vous défie de retrouver un dialogue de cette simplicité et de cette résonance vitale. Ici le sujet fait illusion, ce sont des êtres aux prises avec la morale, donc ce sont des « entités philosophiques ».

— Abominables petits journaux !

Hélène et Philippe font de la philosophie comme M. Jourdain faisait de la grammaire… « Rien ne vaut un cri de passion », m’a écrit François de Curel, lui aussi ! Mais la passion n’a pas de paroles. Le cri de passion, sans métaphores, c’est l’onomatopée. Dès que l’on recommence à user des mots, il faut devenir intelligible et quitter la passion inarticulée, dirait Carlyle. Je ne vois d’ailleurs pas ce que la passion y perd. Quand Hélène s’écrie : « Ah ! ces guérisons fières d’elles-mêmes comme les vieilles femmes, parce qu’elles survivent ! » elle me paraît avoir trouvé un cri de passion qui vaut bien : « J’en mourrai, ma chère, j’en mourrai ! » Et Philippe qu’on exhorte à la résignation, à l’orgueil du devoir accompli « pour que l’ordre règne à Varsovie ? » me révèle une passion plus âpre que s’il se lamentait : « C’est trop mon Dieu, c’est trop ! « 

Pour moi, ce qui fait la valeur des Affranchis, c’est que le drame passionnel et le drame d’idées sont tellement liés que, pas un instant, vous n’en pouvez décomposer l’amalgame. La supplication de Philippe à Hélène, sa prière devant la mort : « Je veux, je veux en amour être payé mon prix ! » — Le sursaut d’Hélène : « Vous ne m’en aimerez pas plus ! » Est-ce que vous ne sentez pas que dans une scène pareille, comme sur le champ de bataille, c’est l’être le plus instinctif, le plus passif qui est en cause.

J’ai donné des formules éloquentes, des formules claires à des réflexes, à des élans profonds de l’instinct, en ai-je trahi la passion ? Dans une crise passionnelle, qui est forcément un débat moral, me direz-vous, s’il vous plaît : « Ici vous quittez le langage de la passion et vous entrez dans celui des idées ? »

Mes héros ne se disent pas une fois « Je vous aime ». J’avoue que ceci m’avait paru une élégance, une plus exigeante manière d’en appeler au public : « Cette certitude, au réveil, de vous avoir sous mon toit… je ne pourrais plus m’en passer. » — Hél. très simplement : « Ni moi. »

Voilà leur déclaration. Évidemment je n’ai pas fait de la passion. Bien au contraire, mon héroïne raisonne : « Est-ce ma faute si vous êtes plus grand, plus noble, plus émouvant qu’eux tous… La honte eût été de ne pas comprendre, la lâcheté de ne pas vous préférer de toutes mes forces. Que voulez-vous, je vous aime comme je ne savais pas qu’on puisse aimer » ! serait autrement passionné.

Si vous ne trouvez pas de passion dans les Affranchis, je vous demande de quel droit vous en trouvez dans Phèdre et dans Bérénice ?

Voici le préambule d’Antoine à son programme :

« Monsieur,

« Après le retentissement littéraire des matinées du samedi, la saison dernière, la direction de l’Odéon poursuivant l’exécution d’un programme raisonné, organise une série de matinées qui seront cette année exclusivement consacrées à la production d’auteurs nouveaux et d’ouvrages inédits.

« Le programme que vous lirez, d’autre part, est le résultat d’une minutieuse sélection parmi les centaines de manuscrits déposés à l’Odéon, et, à l’exception de Maurice de Faramond, aucun de ces écrivains n’a encore été représenté.

« On appréciera, nous l’espérons, l’importance et la signification de cette tentative, qui n’a plus été renouvelée depuis l’époque du Théâtre Libre, et d’où peut sortir tout le mouvement théâtral de demain. »

Si, comme le disent les Gregh, Antoine a inventé ces matinées pour moi, je crois qu’il est temps de reprendre ce journal et de compter les points au sens inverse.

Je serai toujours une ascétique. L’autre jour, en rentrant charmée de la distinction, de la simplicité d’Henri de Régnier, je disais : « Ah ! ce qu’on est, comme c’est plus important que ce qu’on fait…

— C’est plus difficile, m’a répondu maman.

Voilà où excelle Mme Duclaux, elle est avec perfection. D’abord cette présence de tout elle-même à chaque moment de sa vie. On appelle cela de la présence d’esprit ; je crois plutôt à une libre disposition de soi, obtenue par une belle gymnastique intérieure et le bon entretien des rouages. Et puis, ce charme, cette attention à autrui, ce don de la réponse juste, ce tact à ne parler d’elle-même qu’autant qu’on en a envie. Aussi quelle prestesse à juger ! On la sent bonne, et pourtant elle dit tout, c’est une bonté démouchetée. Et quelle beauté sans la beauté.. Je la regardais écouter, religieuse et jeune, avec ses beaux cils attentifs, sa taille et ses bras de Tanagra.




ANNÉE 1911

février.

Curel, à propos de mes pièces, disait son étonnement devant le champ si limité de mon expérience. J’ai dit qu’il n’y avait pas de champ plus ou moins limité, plus ou moins étendu, que c’était la même chose pour tout le monde.

La vérité est que les bornes sont en nous, ou plutôt l’étendue est en nous, ce qui nous arrive du dehors, au bout d’un laps très court, ne peut être que redites.

Rappelez-vous Marc Aurèle : « Qui a vu une année a tout vu. »


31 mars.

À propos du « Tribun » — que je n’ai d’ailleurs pas lu — je dis que Bourget, m’a toujours donné l’impression de valoir mieux que ses œuvres ; il a des idées, il pose des problèmes, et c’est à peine s’il les touche. — Divorce, Énigme, Émigré, Barricade, il ne sait avancer qu’à l’aide d’un développement mélodramatique qui est autre chose, un sujet dans un sujet. Dans les trois drames cités, il n’a pas su faire une action de l’idée, elle est exprimée accessoirement, par tirades. Le sujet du Divorce c’est le roman du jeune homme et de l’étudiante, l’action est là. Dans l’Émigré également, le roman de la génération suivante, le feuilletonesque intendant voleur et l’incroyable bévue de l’autre père, qui annule problème et idée. La Barricade. Pataud l’a dit : c’est une histoire de femmes. Il y a là une si constante maladresse dans cette destruction de l’idée par une clause facultative et, pis encore, dans un dénouement accidentel — la mort du premier mari dans le Divorce — qu’elle en devient inintelligence, à tout le moins inintelligence littéraire. Mais si Bourget traitait vraiment les sujets qu’il annonce, s’il allait jusqu’à la mise en action de l’idée, il serait Ibsen ou Curel.

On a tellement parlé de ma sensibilité cet hiver, ou plutôt, suivant ces messieurs de 50 ans, — de mon insensibilité — que j’éprouve le besoin d’écrire ici ce que je ne puis tout de même pas dire dans une préface. Mais d’abord, qu’il soit bien entendu que je ne discute même pas la froideur des Affranchis, les jeunes gens ont fait justice de cet incroyable cliché. Le jour où je trouverai, chez un de mes confrères, un degré égal de passion âpre et contenue, je déclare que j’en tomberai amoureuse, fût-il le mari d’une Marthe Alquier et le moins nietzschéen des hommes.

Maintenant, voici ce que j’ai à dire de moi-même… Rémy de Gourmont a raison « l’expérience sentimentale » au sens où il l’entend est nulle chez moi.

Je vais avoir 36 ans, l’âge de Mlle de Lespinasse, mais trouverai-je demain son aventure ? J’ai le sentiment absolument net que mes critiques et moi en serions pour nos frais, qu’il n’y aurait rien de changé de part et d’autre. Une vie humaine, quoi que vous en fassiez, une vie réelle et matérielle est trop peu de chose pour alimenter un talent. Si l’aventure exacte vous est nécessaire, laissez toute espérance. Les souvenirs sont le lit de Procuste de toute invention, et pour moi, observer c’est inventer, sans cela l’observation d’un homme de génie, ne dépasserait pas celle d’un autre.

J’ajouterai que je me crois beaucoup plus avancée sentimentalement que des femmes à qui j’ai vu traverser les phases connues du mariage et de l’aventure. Il n’y a dans la vie que ce qu’on y met, ce qu’on apporte. Si je rencontrais demain la belle occasion sentimentale je ne regretterais pas les années perdues, je ne me dirais pas qu’elle arrive trop tard. Je penserais aux livres de la Sybille. Il y a 15 ans, il y a 10 ans, il y a 5 ans même, je n’aurais pas trouvé en elle ce que j’y trouverais demain. Je ne crois pas du tout à la jeunesse, on ne devient sincère, on ne devient soi qu’après 30 ans.

Eh bien, en toute sincérité, et pour les aveux d’outre-tombe, quelle est cette sensibilité, telle que ma vie, ma vie à moi, si différente, a pu la travailler depuis 20 ans ?

D’abord un grand dégoût de ce qui ne compte pas et quelque chose d’infaillible et de tranchant dans l’art de le discerner, car ce qui ne compte pas se paie d’un farouche ennui. Or, en dépit de tout ce que je suis, mon journal en fait foi, je n’ai jamais cessé d’avouer que je m’ennuyais. C’est pourquoi je ne prise guère les gens qui ne s’ennuient jamais, car je sais bien que si j’étais à leur place… C’est pourquoi aussi « mes succès » ne peuvent pas grand’chose pour mon bonheur actuel et ne me distraient presque pas. J’ai dit de suite « cela ne se sent pas » et pour en arriver à ceci, que le mot de Mme Swetchine est admirable : « C’est par l’esprit qu’on s’amuse, mais c’est par le cœur qu’on ne s’ennuie pas ». — N’allez pas conclure que je donnerais mon talent pour une vie normale « pour être aimée ». Si j’ai mon talent, c’est par exigence amoureuse, il est la mesure de ce que je valais en amour. Et j’ai besoin de lui, et je ne me passerai pas de lui à cause de ces droits nouveaux qu’il me confère, que je me suis tant cherchés, auxquels j’ai senti, à dix ans, que je donnerais ma vie, quand je les demandais à la sainteté : les droits au plus grand amour possible.

Encore un article à la Dépêche de Toulouse, et le débat d’idées qui n’est pas le conflit des cœurs, et mon style polaire, etc. Qu’un homme intelligent peut donc être bête ! D’ailleurs je ne sais pas si celui-là est intelligent.

Personne plus que moi n’est payé pour trouver la vie inconsolable sans le cœur, personne n’est capable de moins ressentir les satisfactions cérébrales. La gloire m’ennuie, j’ai transposé mon jansénisme, tout mon mépris « du monde », je n’en ai rien perdu, et je sais toujours ce qui est « la Voie, la Vérité, la Vie » et ce qui ne l’est pas. Seulement, seulement, comment exprimer son cœur, si ce n’est avec ce qu’il a de plus magnifique dans le cerveau ? Oh ! la conception viscérale thoracique du sentiment !

Comme je l’écris dans cet avant-propos si incomplet, hélas ! « Le cerveau est physiologiquement le vrai cœur de tous les sentiments humains ». Le cœur, mais c’est une intelligence spéciale. Dieu me préserve de l’amour des imbéciles ! L’amour est l’art de jouir des êtres, il est fait d’attention et de pénétration bien plus que le dévouement dont il n’a aucun besoin, car aimer, c’est prendre et se laisser prendre aussi, mais il n’y a rien de dévoué à cela : l’amour n’est pas une vertu, il est le bonheur.

N’est-ce pas étrange et merveilleux, chez l’être si personnel que nous sommes, ce besoin d’une autre personnalité ? Comment des hommes ont-ils inventé cela ? La sociabilité a plus de part que de désir à l’invention de l’amour. Elle est plus étonnante, car plus gratuite. Peut-être est-ce pour cela que j’admire plus le mariage que l’amour. La sociabilité… « il est donc vrai que nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. »

La vie commune, c’est ce qui impressionne le plus la solitaire que je suis, les retours quotidiens l’un à l’autre… Il faut n’avoir pas la moindre imagination d’une âme pour ne pas sentir que les vrais liens sont là, et non dans je ne sais quelle exaltation banalisée par les livres qui doit ressembler si vite à l’ennui des dimanches et jours de fêtes.

Parce qu’il est disgrâcié, je suis portée à lui croire des sentiments profonds. C’est une illusion romantique et morale, et cela s’appelle : juger sur les apparences.

On me demande de la simplicité. Les originalités profondes sont prises d’abord pour de la complication, les hommes sont si paresseux dès qu’on les emmène là où ils n’ont pas l’habitude de se promener. La simplicité appelle un chat un chat et un ornithorinque un ornithorinque. Toute justesse est simple. Ce sont les précis Pascal et Barrès qui sont simples, et les prolixes Montaigne et Bourget qui ne le sont pas, mais le peuple, qui n’est pas simple, entend peser les lois de la simplicité.


5 juin 1911.

Écrire pour pleurer et pour sangloter à quoi bon ? Rien n’est plus mauvais et qu’est-ce que cela m’apprendrait ? C’est mon état normal. On ne pleure que devant quelqu’un, mais avoir en dedans, toujours, le frisson des larmes…

Jamais un de mes confrères n’a été si absent de sa vie d’écrivain, si étranger, si fermé à ses joies, à ses attentes. Que me fait un moment après lequel je retomberai ? Ce qui importe, c’est le quotidien, le continu, ne pas s’ennuyer à table, ne pas sortir seule pendant 15 ans, avoir des amis autour de soi, dans une maison à soi, pouvoir rire et causer à toute heure du jour avec des gens de même culture, dont les regards vous répondent, la maison gaie, intime, intelligente, notre maison de Brest autrefois.


Paris, 4 novembre 1911.

Je passe mes journées chez les fournisseurs et dans les magasins et, bien que j’aime les jolies choses et pense que, là comme ailleurs il faut chercher la perfection, je retrouve chaque soir le scrupule et le dégoût de cette vie, comme au temps où j’étais fille de sainte Thérèse.

Comme il faut se défendre pour être à soi, à la vraie vie qu’on aime et qui venge de la mort, tout se passe en apprêts, en intervalles, en vides… Les arbres de l’avenue du Bois, retrouvés à la sortie du métropolitain, les nobles arbres sous le ciel du soir, me sont un autre remords. Ne regarder ni le jour ni la nuit, cela non plus n’est pas vivre. Et puis encore, bien que je ne sois guère tolstoïenne, le mal au cœur de tant acheter, quand on pense à ceux qui n’achètent pas. Je voudrais être assez riche pour dépenser énormément pour ma toilette et donner exactement la même somme aux pauvres.


10 novembre.

Nos abstentions sont une grande part de nous-mêmes. Tout ce que nous ne sommes pas, tout ce que nous faisons et ne disons pas, doit compter bien plus peut-être en ce monde où nous avons si peu de temps d’être, de dire et de faire, et ce qui me sépare de Nietzsche que j’aimerais tant, est tout ce qu’il n’a pas su ne pas dire. Une seule fois, ne pas s’être abstenu là où il le fallait, une seule faute de goût, de tact et d’éducation anéantit en toute légitimité les impressions données en sens inverse. L’élégance d’une femme se mesure quand elle ne fait pas de toilette, son éducation quand elle parle à ses enfants et à ses domestiques, la qualité d’un écrivain à ce qu’il n’a jamais écrit. J’admire l’écrivain dont les moyennes me plaisent et ne m’ennuient pas. Les Français seuls ont des moyennes — quelques-uns d’entre eux ! — Les Russes et les Anglais ne valent que dans leurs grands moments.

Ce que j’apprécie en Blum et en Barrès, c’est leur tournure habituelle.

Dans le même homme il y a vingt possibilités d’amours et de bonheurs différents. C’est à la femme à choisir, à être attentive aux conditions du pacte. Il faut que ce qu’elle aura, la femme le préfère, et l’homme aussi le préfère.

Il est moins nécessaire à l’amour d’être la seule que d’être la première, et la première même après. Soyez irremplaçable, et laissez-vous remplacer.

Ce n’est évidemment pas une formule de bonheur, de bonheur constant, mais la femme est-elle plus faite que l’homme pour le bonheur immuablement continué ? Quand on a eu sa vie longtemps ouverte sur l’avenir et les possibles, quand on a demandé à sa solitude plus d’ardeur et d’élan que les hommes n’en mettent à leurs passions, la plus belle amitié conjugale ne peut-elle pas apparaître un jour comme un relâchement… La vie est une chose trop unique pour ne pas tout remettre en question. Il y a peut-être d’autres vies de femmes que celles qu’on a connues. Entre les libertines et les niaises amoureuses, il pourrait y avoir autre chose. Certaines femmes ruinent les hommes de leur argent, d’autres pourraient ruiner les meilleurs d’entre eux du bonheur qu’ils peuvent détenir. Quelque chose comme la monnaie de Turenne. La plupart des femmes intelligentes — je ne pense pas aux femmes de lettres — ont vécu de cette manière.

Il n’est pas indispensable que ces hommes ruinés aient été des amants.




ANNÉE 1912

17 mars 1912.

Quelle stupeur ! Ces critiques, on ne sait jamais les surprises qu’ils vous ménagent. Il y a toutes les littératures du monde entre eux et vous — Je crois qu’il faut avoir été catholique pour admettre l’héroïsme de certains élancements, l’ascétisme de toute ambition extrême. Il n’y a qu’en religion que l’admiration oblige et qu’elle soit un egredere. La culture du moi est religieuse, ma « Triomphatrice » n’est pas une Précieuse, elle est une carmélite.

Lanson a dit à ma tante : « Elle ne comprend pas la critique et ce sera sa force ». Lui ai-je dit qu’il n’avait pas compris ma pièce ? ou vais-je prétendre maintenant qu’il n’a pas compris ma lettre ? C’est idiot et inextricable ce mode de discussion actuel, de vouloir toujours être le seul qui « comprenne ». Nous devrions savoir que nous sommes bien assez intelligents pour tout comprendre, seulement nous sommes plusieurs, et ne sentons pas de la même façon.

J’ai mis du temps à m’habituer à mon nom comme signature littéraire. Maintenant, j’aime assez cela, un nom blanc et noir.

Mme Duclaux m’a dit que Lenéru voulait dire Lenoir. Lire dans les journaux « Mademoiselle Lenéru » cela me rappelle les bons vieux fournisseurs de Brest, et l’époque où je me croyais une petite fille connue de toute la ville, parce que je m’entendais nommer dans les foules par les anciens matelots de mon Grand-Père.

Le grand ressort de mon calme et de ma patience, c’est que j’attends plus de moi que des événements et que je sais à peu près le temps qu’il me faudra. Temps mesuré à la guérison ou du moins au retour follement lent de mes yeux. Je sais que je ne suis pas moi, que je ne le serai pas avant un an ou deux encore, mais qu’est-ce qu’un an ou deux quand on en a traversé vingt-trois… ? Chaque mois, en m’épiant dans les glaces, je me retrouve un peu plus, les bouches s’animent, semblent parler plus fort et moins vite. Le jour et le jour seulement où la parole me sera rendue[9], où je reconnaîtrai les yeux de mon enfance, alors la gloire vaudra la peine, la gloire et peut-être autre chose… avant jamais. Je cherche une revanche et pas une consolation.


6 mai.

Ils ne comprennent pas encore que je ne suis pas une femme. Moi seule peut-être arrive à réaliser la notion de l’impossible. Gregh m’a dit une fois : « Tout vous viendra ». À la condition que je fasse la moitié du chemin, oui, que ce soit moi qui aille à tout, à la condition que ce soit moi qui triomphe de la barrière physique, oui. Si charmante, si émouvante que je puisse être, quel que soit le prestige de « la gloire », nul ne fera l’effraction des circonstances — je ne parle pas des avances grossières et banales des inconnus. — Je l’ai très bien senti, on est curieux de moi, mais la paresse et la timidité sont deux obstacles insurmontables. Aussi je me demande si cela vaudrait que je me donne plus de peine que les autres, si l’effort déchirant que j’ai à fournir ne me séparerait pas à jamais de ceux qui m’auront laissée le donner seule… À quoi bon préparer à un homme la femme que je peux être, aurais-je cette incroyable humilité de l’appeler à la victoire, alors qu’on me laisse aujourd’hui me débattre dans l’impossible et les tours de force ? Je suis lasse à fermer les yeux, à ne vouloir que dormir et mourir.

Quand nous avons parlé musique le soir, je ne m’endors plus. À propos d’un air de la Surprise que je jouais enfant, et que je ne sais quel orchestre vient de donner, maman recherchait, sans la trouver, la sonate au clair de lune ; alors, avec l’accompagnement, je l’ai jouée sur la table, elle l’a reconnue, dès les premières mesures. Elle rappelait le programme de la Chapelle de la Marine. M. Chic, qui m’a envoyé des airs de ce pauvre Redoutable, jouait la symphonie de la Reine à l’Introït et, pendant la messe, le Lac de Niedermeyer, avec cette excellente « musique de la marine », arrivait au tour de force de paraître religieux. Comment n’ai-je pas oublié le matelot qui recevait vos cartes à l’entrée ? Et le grand rideau rouge devant la fenêtre de la tribune. Il y avait des pancartes dans l’escalier par lequel on y montait : « Silence dans la maison du Très-Haut ». Puis je me revois, surveillée toujours par des marins aidant les Suisses, dans le cortège, attendant devant le portail, sur le tapis entre les chaînes et les bornes en hémicycle, le jour du mariage d’Albert d’Auriac. Il y a longtemps que la Chapelle de la Marine n’existe plus que comme une Sainte Chapelle, sans messe rouge.


Neuilly, 1er  juin.

Comment ne pas croire aux susceptibilités dreyfusardes dans l’affaire du Redoutable, quand Mme  Duclaux — Mme  Duclaux ! — me dit : « Il y a dans la préface une âpre sincérité qui n’est pas dans la pièce ».

Passé deux heures hier entre Curel et Mme  Duclaux ; ni l’un ni l’autre n’aime la Triomphatrice. Mme  Duclaux l’appelle « cette tigresse ". À quoi je remarque : « mais madame, c’est elle qui est dévorée ». Mme  D… s’intéresse à la fille, et me demande sérieusement : « pour laquelle êtes-vous ? » Dans les Affranchis aussi c’était Marthe qui attendrissait. J’en ai la démonstration quotidienne : on ne comprend un personnage que s’il a eu des précédents littéraires. Les critiques surtout dont la mémoire est bourrée de souvenirs et qui sont classificateurs-nés. Pour eux on déformerait à peine le mot de Platon : « Comprendre, c’est se ressouvenir ». Mme  Duclaux me dit qu’elle verrait cette pièce avec cette épigraphe tirée de l’Évangile : « On ne met pas le vin nouveau dans les outres vieilles ». Je prendrai sans doute le mot de Vigny : « Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ».

Quand je revois François de Curel, il est patronal et presque affectueux, si vif, quand Mme  Duclaux me traduit ce qu’il vient de dire, il n’aime pas « La Triomphatrice ! » : « Il ne faut à aucun prix qu’elle donne cela, même pour elle. Le sujet est dangereux, scabreux ». Il se passionne si amicalement. Il n’admet pas l’émotion de Sorrèze devant l’article d’un jeune homme. J’ai fait valoir qu’il s’agissait d’une défection de disciple : « Si Tharaud écrivait un article contre Barrès, Barrès devrait en souffrir. Et si moi, j’écrivais des blasphèmes contre vous, cela vous serait donc indifférent ? »

Il riait : « Avez-vous lu mon article sur Binet-Valmer ? » — Oui, et si je ne m’étais pas dit qu’il vous l’avait sûrement demandé, j’aurais été assez jalouse.

— Alors vous avez vu comme je suis sévère pour les manuscrits ?

— Vous avez fait pleurer Binet-Valmer et vous ne serez content que quand vous aurez recommencé…

« Je crois maintenant, puisque vous voulez bien me provoquer à quelque profession de foi, qu’il ne faut pas considérer le théâtre d’idées comme une chose à part, il est vraiment honteux qu’on en soit venu à le faire. Il y a le théâtre intelligent par opposition au théâtre bête. Les « idées » ce n’est qu’une manière d’éclaircir le fond de tout ce qui n’est pas elles. Nos motifs profonds d’agir et de sentir qu’on appelle « idées » ne font que nous lier plus étroitement à l’action et aux sentiments, qu’il s’agisse de vivre ou qu’il s’agisse d’écrire. »


(Réponse à une lettre de Paul Lombard.)

On a tant dit que le Redoutable était sommaire et je le disais aussi, mais enfin il faudrait s’arrêter. Le Redoutable est surtout une pièce courte et sans à-côtés. Relativement à la manière dont sont traités les autres pièces, il est plus long en scènes faisant marcher directement l’action, et dans ces scènes, plus long en répliques de développement et d’approfondissement du sujet, plus riche, en somme, en globules blancs. Ôtez d’une pièce moderne tout l’à-côté, les mesures pour rien, les scènes entre comparses, les répliques insignifiantes, vous n’avez pas un drame traité au quart du Redoutable.


Ermitage.

À Hadaly. Savez-vous que j’avais fait avant mon départ la connaissance de Mme de Noailles ? Elle a l’air d’un aigle, elle a l’air de ce qu’elle est, les yeux, les cheveux sur les yeux, le nez, tout y est.

J’ai été charmée… bien moins effrayante que je ne craignais… Andrée vous racontera son entrée sensationnelle.


Bonne.

Toutes ces femmes si âpres au plaisir, une excursion, un spectacle, je sens là un sauve-qui-peut de la jouissance qui me dégoûte. Est-ce éducation, l’atavisme de céder sa place ? Est-ce l’ascétisme religieux, la supériorité apprise du renoncement ? Serait-ce enfin un instinct qui m’est propre… à moi et à Robespierre : le désintéressement de ceux qui veulent tout prendre à la fois ?

À Mlle  D… après son article de la Gazette de Lausanne : « Maintenant après vous avoir dit ma reconnaissance, oserais-je me révolter contre vos derniers mots ? Nous ne pourrions pas écrire une ligne sans le contrôle de l’oreille ? Un écrivain comme vous ne peut pas l’ignorer, et pour entendre nos phrases, avons-nous besoin, comme disait Flaubert, de les « faire passer par notre gueuloir ? »

Le sens du rythme n’est pas dans le tympan, sans cela Beethoven n’aurait pas pu penser une mesure après sa surdité. Croyez-vous que je ne sois jamais choquée par le manque d’oreille chez des écrivains entendant parfaitement. Je revendique la responsabilité de mes rythmes, comme n’importe lequel de mes confrères. Toutes mes répliques sont faites pour être dites. La seule chose dont je ne puisse répondre est le contrôle scénique, la diction de tel ou tel interprète.


À Maeterlinck.

Monsieur, je vous ai déjà dit mon émotion en trouvant quelque chose de moi dans un livre de vous, aujourd’hui j’ai à vous remercier d’avoir bien voulu m’envoyer le volume et y joindre quelques mots trop beaux pour qu’on ose même en remercier, et puisque j’ai ce cruel honneur d’avoir été prise un peu comme à partie et de représenter ceux qui pensent de la mort ce qu’il n’en faut pas penser, j’ai bien envie d’avoir du courage et de vous dire à quel point votre livre admirable m’a paru glacial. Est-ce bien vous qui nous offrez ce rêve de l’intellectualité pure, et qui vous acharnez avec cet effrayant dédain métaphysique ? Oh ! je ne vous demande pas de nous la sauver du naufrage, mais que vous ne la préfériez pas à tout…

Pour moi, vous m’y avez rattachée éperdument. En vous lisant, Monsieur, en admirant cet hommage si sereinement offert à tout ce qui est humain, à tout ce qui est infini, je constatais, pardonnez-le moi, une dissidence invincible. Il m’a semblé que le plus précieux était ce que vous perdiez, que le miracle humain l’emportait sur l’autre, que le conscient, le « fini » était peut-être le seul miracle dans ce monde sans commencement ni fin. Et ce n’est pas seulement en moi, mais en autrui, que je ne puis consentir à cette mort de la personnalité. Tout votre infini en est dépeuplé, c’est une solitude pire que celle qui affolait Pascal. J’avoue que la musique et la danse des sphères ne me consoleraient de rien. Il n’y a vraiment rien de plus humain dans l’immortalité impersonnelle que toutes les « joies ineffables » et philosophiques de la « connaissance » et de la contemplation ; néant pour néant, je me résigne au plus proche, au plus chaud encore de la présence humaine, que je m’endorme au moins dans mes souvenirs et dans mes angoisses, dans l’intimité des choses terrestres, et que jamais, ni Dieu, ni l’infini ne me réveille à l’oubli de ce qui fut moi-même, n’interpose une extase entre ma conscience et moi.

Hélas ! ce n’est pas encore la sagesse… et voilà une bien médiocre manière d’exprimer une gratitude si réelle, que peut-être cet aveu, ce regret de nous-mêmes, auquel vous donnerez de me survivre, sera pour moi une de ces revanches qui calment et endorment au moment de la nuit où l’on n’a pas sommeil.


17 avril.

Je viens d’être empoignée par un livre à ne pouvoir m’en détacher, chose inimaginable car je prends et je laisse les chefs-d’œuvre comme un éventail. C’est bien la peine de pouvoir juger au carat la valeur d’une œuvre pour ne se passionner que là où le talent est évidemment absent.

… Ce sont les lettres du lieutenant-colonel Moll à sa fiancée qui m’ont impressionnée, soulevée, enthousiasmée jusqu’à l’état intérieur du sanglot. Enfin voilà la vie, voilà l’amour et leurs vrais visages. Voilà l’homme tel qu’on doit l’aimer, duquel on peut recevoir l’amour, et non cette pauvre chose livresque et dramatique, « tiraillée », rabâchée dans nos romans, nos pièces et nos poèmes. Oh ! la maîtresse et l’amant parisiens… Y a-t-il un de nous, encore hors du jeu, qui soit tenté de recommencer les gestes et les simulacres ?

Mais cela… que c’est simple dans son emphase maladroite, et si peu risible. On est saisi par la vérité, le déblaiement du factice comme au chevet d’un mourant.

Voilà l’amour, besoin humain. Ce n’est pas l’amour-luxe, c’est l’amour nécessaire, indiscutable comme le pain des pauvres. Ah ! ce n’est pas celui de Chateaubriand, de Musset, de Mme  de Noailles. Ô mes grands confrères quelle absence de prestige vos sentiments ont toujours eu pour moi… ! Ceci est l’amour dont on ne plaisante pas. Est-ce atavisme chez moi, est-ce acuité de sens critique, cette impossibilité d’accepter l’homme privé de certains dons et même de certaines fonctions proprement militaires ? De qui est cette admirable définition du héros : celui qui a donné de l’homme concret, vivant, la formule la plus saisissante ?

Un homme qui ne monte pas à cheval, qui n’a pas manié des armes, qui n’a pas commandé sur un champ de bataille, qui n’a pas résisté de corps et d’esprit aux fatigues militaires, qui n’a pas dans le regard ce sérieux poignant, cette simplicité inimitable de celui qui voit mourir, pour peu qu’il ait l’âme bien née, enviera toujours quelque chose à ses frères soldats. Un admirable portrait de Detaille ouvre le livre. Le peintre a compris la gravité, l’émotion de l’héroïsme. Aucun panache, aucune provocation dans les attitudes des noirs et de leur chef descendant de cheval, mais ce quelque chose de gonflé, de souffle contenu, et en même temps cette humanité extra-sociale que les chefs contractent dans l’habitude d’aimer et d’estimer hors de leur caste.

La merveilleuse carrière ! Le commandant suprême sur un « territoire » plus grand que la France, et où tout est à faire, à créer, en commençant par la poste — « de l’influence de l’amour sur les communications postales » — les routes, les foires, l’industrie du coton, les parcs d’autruches, la politique de races, la justice à rendre à la porte de sa tente, comme un Louis IX aux croisades. Tous les peuples affluant vers nous : ana madeleum, je suis opprimé. Voyager des mois, connaître à cheval toutes les heures du jour et de la nuit, à la tête de ses gardes et de ses chameaux qui suivent. Quand la saine envie vous prend d’un bon temps de galop, tourner la tête et voir les rayons du soleil levant éclairer votre fanion tricolore.

Mais ce n’est pas sans un sentiment de dépossession que j’admire cette œuvre des coloniaux. Je n’oublie pas que du temps de mon grand-père et même de mon père, les colonies dépendaient de la marine, les amiraux étaient leurs gouverneurs, après avoir été leurs conquérants. Quand grand-père commandait la station de l’Atlantique, il commandait l’Afrique, mais les colonies étaient alors des côtes et des îles…

J’en reviens à Moll fiancé, n’est-ce pas plus émouvant que n’importe quoi de dire à une femme : « Je vais vous envoyer copie de tous les ordres et de toutes les instructions que je vais donner. J’agis toujours avec la même coquetterie que si vous étiez là ».

Certes ce qui le touche, ce qui l’ébranle le plus, c’est l’amour amitié, l’amour mariage, qui n’a besoin d’aucune acrobatie passionnelle pour durer, mais seulement de l’éperon d’une belle existence. Il lui dit carrément que l’amour ne lui suffirait pas, mais il lui dit aussi que s’il a voulu autre chose, « c’est pour mériter une première place au banquet de l’amour ». Mais quel beau noviciat qu’une telle séparation. On est ému d’une attente si digne, si frémissante, mais dont pas un mot ne cesse d’être surveillé, un respect, une retenue virile, pas un cri de théâtre, déjà une simplicité conjugale. Un bon réalisme de l’impatience dans l’inquiétude et la minutie concernant les dates des courriers.

J’imagine que voilà une femme qui en a fini avec le bonheur…

Est-ce mal de penser que ces dures fiançailles et la cruauté de la fin, c’était ce que la vie pouvait encore lui donner de plus beau, et surtout, est-ce vrai ? Qu’aurait été le mariage du colonel Moll ?


21 avril.

Mme  D… me disait hier que, en somme, toutes ces pièces revenaient au même sujet : la supériorité de l’individu sur son milieu. Il y aurait là, en effet, matière très suffisante à alimenter un théâtre, car les combinaisons sont toujours infinies, et l’individu supérieur est ce que ratent généralement les écrivains qui ne sont pas eux-mêmes de la catégorie. Mais je ne trouve pas cela dans mes pièces. Évidemment une œuvre organisée a bien des points de vue et bien des contacts avec d’autres œuvres « en carré », c’est à dire qui font face sur tous les points.

On peut dire que, dans les Affranchis, Philippe est supérieur à son milieu, mais le drame n’est pas entre lui et son milieu. Il y a drame au contraire, parce que, entre Hélène et lui, il y a équivalence. La pièce est : que doit-il advenir ? — Dans la Triomphatrice également, le milieu est un lointain, le drame est dans l’excessive équivalence d’un homme et d’une femme, dans la supériorité des sanctions et des réalisations, peut-être chez la femme, mais j’ai bien soin d’indiquer que ceci est l’extérieur et le décor, qu’aucun des deux partenaires n’y attache une importance démesurée. Il y a drame parce que l’homme ne l’emporte pas. — Dans le Madhi, la supériorité cette fois est inconsciente, héros et milieu s’en accommodent ; seule, la femme se trouve n’avoir rien à gagner à cette apothéose de l’homme. Si nous jugeons ces pièces du point de vue « supériorité », voilà pour moi leurs rapports et leurs différences, mais leur « sujet », leur action, leur « idée » sont bien autres, et les rapports dont je viens de parler, je ne les vois qu’après coup. Dans les Affranchis, j’avais la nostalgie de la morale. Dans la Triomphatrice, je voyais l’amour entre égaux, mais entre égaux absolus, jusqu’aux sanctions sociales, c’est à dire entre rivaux. Dans le Madhi enfin, l’héroïsme pur et simple, la grandeur exceptionnelle d’un homme et ses rapports, non avec son milieu, mais avec l’amour.

À propos de mes pièces, il faut que j’écrive ici dans quel ordre elles se sont succédé, car je pourrais bien l’oublier, ne les ayant jamais datées, et bien que j’aie rarement trouvé nécessaire d’en parler ici, elles sont aussi des jalons de mon existence :

Les Affranchis.

Les Lutteurs. — d’après un roman écrit avant les Affranchis.

La Maison sur le Roc.

Le Redoutable. — quand la préoccupation du public s’est fait jour.

Le Bonheur des autres.

Le Madhi.

Vous m’êtes témoin. Seigneur, que je n’ai pas choisi cette carrière, que je n’en ai jamais eu le gobisme, qu’elle me paraît toujours un peu ridicule et que j’ai eu huit jours d’abattement après les lettres de Moll, ce qui ne m’est jamais, jamais arrivé en lisant l’histoire de mes confrères, et les lettres de Carlyle à Jane, par exemple, auprès de cette correspondance, me paraissent bien naïvement, bien… niaisement, bien maladroitement cuistres. Tant l’atavisme est fort sans doute, et tant il est vrai surtout que la vie est trop belle pour que rien en soit perdu, et que passent par-dessus toutes les carrières qui exigent l’homme tout entier : un corps, un caractère, un cerveau.

À M. Allemand. — Mon Africain est campé depuis longtemps, il ne reste qu’à bien arrêter l’action, à trouver le genre de mouvement combinable avec une signification.


Abbaye de Pomier, 7 sept.



ANNÉE 1913

Paris, 2 octobre 1913.

François de Curel est mon maître, non seulement parce que cela me fait plaisir, mais parce que c’est lui, et uniquement lui seul, qui m’a donné la chiquenaude. Sans la lecture de ses pièces rien n’aurait branlé. Il m’a donné la chiquenaude et il m’a donné le ton, je revendique cet air de famille ; cette « ardeur froide », plus ardente et plus acérée chez moi, vient de la belle tenue virile, sobre jusqu’à l’ironie, aiguë jusqu’au sarcasme, qui a tellement retenti chez moi à la lecture de l’Invitée et du Repas du Lion. Avant lui, je n’avais pas cette résonance-là. À 15 ans, j’étais la fille littéraire du Père Lacordaire, à 25, celle de Saint-Just et de Barrès, à 30 enfin, je ne me trompais plus.

Je ne dois rien à Ibsen que j’admire à peine, je le considère, par son moralisme obsédant, comme auteur de grand public, quelque chose dans le genre de Dumas fils, c’est une autre morale, voilà tout, et les préfaces sont du comte Prozor. Dès qu’Ibsen ne prêche plus — et ce qu’il prêche est toujours la même chose — il est exécrable, voyez Hedda Gabler. Son tragique est sans nouveauté, sans finesse, c’est le mélodrame intellectuel. Il n’existe d’ailleurs que par à-coups, l’ensemble de la pièce est toujours traînant, diffus, verbeux, tout en conversations éthiques, et éthiques très banales. Les entrées et sorties sont répétées et brouillées comme chez un débutant. Il y a parfois chez lui un ton qui me plaît, qui a de la détente. Tout le milieu scandinave, la maison, le froid, les fjords, et jusqu’aux noms propres, m’enchante et m’illusionne. Il a rarement assez de mesure pour faire vrai et ne pas changer un caractère, quand il y arrive, c’est alors poignant et délicieux, comme la femme et l’enfant qui sont tout ce qu’il y a de bon dans le « Canard sauvage ».

Si loin que je sois de tout et comme à des distances astronomiques, j’approche pourtant.. seulement j’arriverai perinde ac cadaver dans ce coma de l’attente que vous avez peut-être connu après trois heures d’attente dans le salon d’un spécialiste. Et il faudrait longtemps, longtemps, une lente accumulation pour m’en faire revenir, des années de traction sur la langue, et quelque chose derrière moi, un autre passé qui enveloppe et qui garde.


7 décembre.

Et, pour être tout à fait sincère, il y a pourtant quelque chose d’indomptable, une certitude de tout obtenir de soi, qui est presque déjà le don. Je n’ai jamais douté que je donnerais à la vie le visage que je veux lui voir. Si vous saviez les précisions de mon attente et de mes fins, j’irai là, là et là. — Seulement cela ne peut pas se dire : « Il y a des desseins que la parole ne saurait exprimer et dont l’exécution seule démontre la possibilité. »




ANNÉES 1914-1915

Neuilly, 30 mars 1914.

Devant ce quotidien haussement d’épaules, cette non-acceptation de mon existence, se rappeler pourtant qu’il n’y a rien, ni à droite, ni à gauche, que vous puissiez vouloir. La vie qu’il me faut, personne ne la possède ; ni homme ni femme ne détient ce qui me manque.

J’ai trop connu l’ennui, je sais trop ce qui peut manquer à une existence pour accepter la moindre restriction… J’ai besoin du mouvement, des voyages et des sports, peut-être de celui du monde que j’aurais tant aimé… Vous aurez bien mal tiré parti des livres, s’ils ne vous ont pas appris à tout aimer de ce qui n’est pas eux. C’est leur mission naturelle, et il est tout simplement renversant qu’elle puisse être méconnue. Et puis songez que j’ai à remplacer le vide de la musique. Or, comme j’ai fait assez de solitude, et que toute conversation me fatigue, je suppose qu’il faut que je lise sur les lèvres. Si le procédé est jugé bon, c’est à dire si, après une demi-heure de tête-à-tête avec les amis les plus distingués et les plus séduisants, je n’éprouve pas une envie folle de m’en aller, de courir, ou de m’allonger dans une pièce obscure, et de fermer les yeux en faisant des exercices de respiration profonde, c’est qu’alors je pourrai redevenir sociable avec tout l’accessoire que cela comporte, c’est qu’alors vous pourrez m’aimer, vous que je ne croyais pas encore « fondu ». Car si attendu, si désiré que vous soyez, vous ne serez jamais toute ma vie, vous ne suffirez pas, à vous seul, à me préserver du passé. Et ce passé effrayant, ce passé qui eût tué toute autre femme, il m’a tant travaillé le cœur, il m’a faite si forte, si libre et si sincère que, malgré ce grand appel que nous ne vaincrons jamais, je ne sais plus si je pourrais me livrer, ô amour, me confier tout entière à vous.

Mais l’amitié que je préfère à tout, l’affection, la tendresse, c’est encore le meilleur de l’amour. J’aime mieux des regrets qu’un remords, un sentiment de forfaiture, ne pas copier l’amour des autres. J’aime mieux le regret qui souffre, le regret qui doute, le regret même qui tremble un peu de faire, d’une chose humaine, à jamais l’inconnu.

M… me demande de lui expliquer ma pièce… et devant mes interprétations : « Eh bien, il faut dire cela ». Eh ! non, il ne faut pas le dire ! Il n’est pas nécessaire à ma pièce que vous tombiez exactement sur cette interprétation-là. Moi-même, en l’écrivant, je n’y pensais pas du tout. Et il importe extrêmement à ma pièce qu’elle ne contienne pas de définition et d’explication d’elle-même. Elle doit se suffire. S’il faut me souligner de légendes ; « Ici, il y a une forêt », elle est ratée, il ne faut pas une phrase qui tire autour du personnage de son côté, « Mais, direz-vous, on ne comprendra pas »… Mais, je vous prie, que voulez-vous comprendre ? Il n’y a pas de « mot », ma pièce n’est pas une charade. Je vous raconte une histoire qui se tient très bien, je parle en bon français, voilà toute la clarté que je vous dois. Ce que je pense de l’affaire, cela ne vous regarde pas. Je ne l’ai dit nulle part, et, c’est ce qui vous déroute. Je crée une atmosphère : Réagissez comme vous voudrez, ou plutôt, comme vous pourrez. Une œuvre profonde n’est pas un problème à résoudre, ni peut-être même à poser, et croyez-moi, la pièce n’est pas plus obscure que le soleil, si ce n’est dans les raisons dernières de ses fins, que son auteur ne vous a pas dites, et qui n’empêchent pas le soleil de briller. « Oui, mais quand vous m’expliquez je comprends. » Très bon cela, mais rappelez-vous que la lunette doit être braquée du dehors, et que ce n’est pas au soleil à grossir ses effets, et à se répandre en discours pour se faire mieux voir et entendre. L’œuvre doit être au point de son auteur. Si l’on faisait le point de chaque spectateur, ses voisins ne seraient jamais contents, et la pièce deviendrait amorphe et caméléonesque, en même temps qu’interminable. Un auteur qui a entendu juger sa pièce en sait quelque chose. Il n’y a pas de « consentement universel ». Il faut avoir le courage de se livrer, de donner prise, on ne peut faire face à tout que dans de très étroites limites. Je sais parfaitement que les phrases qui méconnaissent mes héros, par lesquelles je les fais juger d’un niveau inférieur, seront prises au pied de la lettre. Et parce que Denise a dit : « Ma mère est trop personnelle » ma pauvre triomphatrice est jugée par mes plus bienveillants amis : « une hypertrophie du moi ». Alors que le reproche qu’on devrait m’adresser est de l’avoir faite trop grande et trop magnanime, cette femme qui méprise si passionnément sa gloire et qui, dans toutes les répliques de toute la pièce, ne voit que sa fille et son amant. Si j’avais fait faire à Denise une scène ridicule et mesquine contre sa mère, ils auraient compris, mais jamais je ne donnerai cette facilité de diminuer l’adversaire et de fausser la vraisemblance des rapports, qui consiste précisément en une certaine plausibilité, en une certaine nécessité du mal entendu. Mais qu’ils prennent d’emblée le point de vue et le parti d’en bas, cela ne prouve-t-il pas qu’il est temps que mon théâtre arrive pour venger enfin l’humanité d’en haut ?

Je vois une situation, quelques scènes qui mettent mes personnages dans un beau corps-à-corps, et si, peu à peu, cette situation devient problème, c’est qu’elle s’organise en moi et se développe avec ce souci de l’équilibre qui est, en littérature, la loi même de la vie. Les formules, qui vous apparaissent comme les points de départ et les pilotis de la pièce, arrivent en dernier lieu, elles naissent du dialogue à mesure qu’il s’écrit. Le « Je ne sais pas » des Affranchis, ce « mot de la fin », pour lequel disait un critique, j’aurais écrit toute la pièce, est né d’un raccord. Il était presque invisible dans une scène du 4e acte, en supprimant l’acte, j’ai vu qu’il fallait conserver le mot et le mettre en valeur. Mais par exemple, si la pièce ne doit pas s’interpréter elle-même, si elle doit, comme la peste, éviter de s’écouter penser — Voyez ce qu’écrivent les jeunes gens qui font du théâtre d’idée — rattrapez-vous, une fois le travail fini, et si c’est possible, avant la pièce jouée : Expliquez, expliquez, dussiez-vous y peiner comme une étrangère. Dressez vos écriteaux : « là, il y a une forêt ».

Vous n’en pourrez jamais trop faire. Vous n’en ferez jamais assez. Ce n’est pas que les autres soient bêtes, mais après tout, le plus intéressé à comprendre un auteur, c’est encore lui-même. Et il a sur les critiques cet avantage infini, qu’il est généralement moins homme de lettres, moins surchargé de lectures et de revenez-y littéraires. De plus, ayant à dégager et à défendre sa propre personnalité, il est, par état, moins superstitieux, moins impressionné par les préjugés et les précédents — quand son ignorance ne suffirait pas à l’en préserver. — Il est plus près de l’impression directe, cette impression presque impossible à obtenir d’une tête littéraire.

Je le répète, il faut qu’un auteur donne le la. Il ne perdra pas son temps. Il verra les belles variations qu’on lui servira sur ce la. Ils ne sont que paresseux, non pas à juger, non pas même à louer, mais à inventer leur jugement.

Pour le Redoutable, tout le mal est venu de moi. Non seulement je n’ai rien voulu dire de la pièce aux journaux, mais je me suis vantée d’avoir écrit pour le public, vous vous imaginez qu’ils n’allaient pas dire comme vous ! Et les bien intentionnés, les fervents de votre art pur, ceux qui vous disent : « Voyez-vous, ne faites plus de concessions » Eh ! je vous prie, récrivez donc le Redoutable à votre manière.


DEPUIS LA GUERRE

« Il n’y a rien à faire à cela et il n’y a rien à dire. Le soldat mesure la quantité de terre où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race. Le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer. Le soldat mesure la quantité de terre où un peuple ne meurt pas. C’est le soldat qui mesure la quantité de terre temporelle, qui est la même que la terre spirituelle et que la terre intellectuelle. Le légionnaire, le lourd soldat, a mesuré la terre à ce que l’on nomme improprement la douceur virgilienne et qui est une mélancolie d’une qualité sans fond. »

Péguy.

9 sept.

Pendant que se livre la grande bataille, quel besoin de voir sentir ainsi ! X… parle mystérieusement. « Lundi dernier ça allait très mal, on ne le dit pas aux populations ». Toujours les lettres ont ce ton là. Dès le début on ne comptait sur rien, ni sur nous, ni sur les Russes. Pourtant on escomptait la victoire finale : Pourquoi ? La famine en Allemagne. Comme c’est glorieux ! Ce pessimisme est fait de tant de choses que je n’aime pas. De frousse d’abord. Ensuite comme ils ne savent pas plus que moi jusqu’à quel point nous paierons la victoire, ils tiennent à ce qu’on sache qu’ils ne se payaient pas d’illusions et qu’ils avaient prévu ce qui arrive. Seulement comme, après tout, les choses peuvent mieux tourner, X… préfère même qu’on parle aussi peu que possible de ses lettres. Enfin, last and not least, ils ne sont pas militaristes, et ils préfèrent mille fois devoir la victoire à la famine qu’à nos armées et à nos généraux.

… Comme le tempérament et l’éducation se retrouvent toujours ! Quelle terreur d’être trop optimiste, d’avoir paru trop confiant… Comme l’amour-propre est toujours le premier servi !

Ah ! puisqu’il faut appartenir à une caste, être par en haut avec les aristocrates et les enviés, avec ceux qui croient en eux-mêmes, dussiez-vous leur prouver le lendemain qu’ils se sont trompés, être avec vous officiers, sous-officiers et soldats, vous si cruellement éprouvés et de qui n’émanent que des nouvelles tonifiantes.


Neuilly, déc.

Bourget, dans l’Écho de Paris, reprend le raisonnement de Pascal, qui m’avait déjà tant frappée, si je l’ose dire, par son étourderie, par tout ce qu’il élimine et tout ce qu’il suppose sans le savoir. « Ou il y a un Dieu ou il n’y en a pas ». C’est l’individualité telle qu’un croyant seul peut se la représenter…

À Madame D…

Oh ! madame, comment croyez-vous qu’une chose aussi artificielle que la guerre moderne, doive être acceptée comme une possibilité inéluctable ? Ce que je trouve le plus désespérant là-dedans, c’est précisément la gratuité du cataclysme, à moins que ce ne soit cette phrase de perroquet par laquelle on s’y résigne : « Tant qu’il y aura des hommes, etc… ».

Ou alors si vous croyez à la fatalité du vice humain de la guerre, pourquoi rechercher des responsabilités ? Soyez mystique jusqu’au bout. La vérité est qu’il n’y a pas eu de guerre en Europe depuis 500 ans, que très peu de chose dans la cervelle d’un seul ou de quelques-uns, aurait suffi à éviter. Une vieille routine diplomatique, voilà ce qu’est aujourd’hui la guerre. Le meurtre, oui, est dans la nature humaine, mais pas le meurtre sans plaisir. Les gouvernements le savent bien, qui ont dû prendre assez de mesures coercitives pour rendre le service militaire obligatoire.

Ce qu’il y a de désolant chez nous, c’est qu’on ait fait du pacifisme le synonyme d’antimilitariste. Ce que je regretterai dans la guerre, c’est le soldat. Mais considérer comme une « utopie » que les gouvernements — je ne dis pas les hommes à qui l’on ne demande pas leur avis — ne règlent plus leurs conflits par un moyen aussi follement coûteux et qui, d’ailleurs, n’est qu’une solution de fortune et laisse le conflit pendant, pour cela il faut avoir besoin de la guerre dans son parti.

… Les Wilson et les Winston Churchill, qui connaissent leur responsabilité personnelle dans la déclaration ou la non-déclaration d’une guerre, ne trouvent pas utopique d’être des pacifistes. Il ne s’agit d’aucune réforme de la nature humaine !

… Pardon, mais c’est ma sainte colère du moment de voir confondu avec une nécessité humaine, le rouage le plus compliqué, le plus artificiel, le plus coûteux et le plus inutile de la politique moderne.


27 décembre.

Elle est très bonne, ce qui lui permet de trouver tout le monde méchant.

À Mme D… Deux grands souhaits : la victoire à outrance, et que cela ne se représente plus jamais… Oh ! les précautions de… pour en sauver la graine ! Je ne veux plus écrire que contre la guerre, car on ne peut tout de même agir que dans l’opinion. — Vieillissons l’idée de la guerre, puisqu’il y en a qui travaillent à la rajeunir. — La besogne, en somme, était déjà bien avancée, c’est ce qui rend cette guerre si cruelle…

À M. Billotte. Je n’ose pas dire que c’est si beau d’être tombé aux Éparges. J’avais lu le récit de ce tour de force en rentrant des sanglots d’admiration. J’ai découpé le journal pour avoir toujours ce récit dans les livres que je relis. J’y écrirai le nom de votre fils. La gloire, l’immortalité, c’est le souvenir dans les cœurs qui survivent, c’est l’amour des vivants pour les morts.

Vos fils et leurs pareils auront fait la mort si belle, qu’ils auront appris le remords, la honte de la vie sauve. Ah ! si cela pouvait nous consoler, soyez sûr que voilà des morts qui ne seront pas oubliés. « La voix d’un peuple entier les berce en leurs tombeaux. » Tous les rapports de la vie et de la mort ont changé à présent. Les oubliés, les sacrifiés, ce sont les vivants. Pourrons-nous jamais les aimer comme nous aimons les autres ?

Au fait, c’est dans ce cahier que je garderai les Éparges, et si je copie des lignes de ma correspondance qui n’ont même pas la valeur de notes littéraires, c’est pour ne rien oublier, pas un battement de cœur envers vous, ô morts pour ma patrie, à qui je veux dédier mon plus grand effort, mon plus grand travail, une pièce dont je ne sais rien encore, si ce n’est qu’elle s’appellera « La Paix » et que je vais à elle, que je m’y prépare religieusement, comme à une vocation, car il faut qu’elle agisse, ce n’est pas en artiste que je veux exploiter la catastrophe… Puisque j’ai eu ce crève-cœur de ne pouvoir faire mon métier de femme auprès de vos agonies, je ferai qu’à l’avenir on ne vous massacre plus. « Mon fils et mon soldat ».

À Marie G… — Voyez-vous, Marie, on dirait qu’un froc religieux nous tombe sur les épaules. On sent qu’il faut changer quelque chose à l’existence pour avoir une raison de la conserver quand elle est enlevée à tant d’autres. Jamais, moi si libre, je ne me consolerai de n’avoir pas pu soigner, ou seulement servir et distraire nos blessés. C’est comme d’être tenu à l’écart du lit de mort d’un être très cher. Ils sont tellement admirables qu’on ne sait pas qui nous donne le plus envie de pleurer, de l’admiration ou de l’horreur. Pourtant je n’avais pas songé à leur écrire et à prendre un « filleul ». En voilà un qui me le demande. Évidemment pour s’adresser à moi, c’est un lettré. Mais comme tous nos confrères du front qui écrivent à Barrès, on sent que, pouvant disparaître, ils cherchent un témoin qui sauve quelque chose de leur nom, leur donne une heure de survivance, et enfin, fasse de leur gloire autre chose qu’un solennel oubli, n’est-ce pas déchirant ?

Il y en a que ces événements passionnent, à la fin ils m’ennuieraient, si l’on ne considérait comme un devoir d’être à toute heure avec ceux qui combattent.

Toute la vie politique, qu’elle s’appuie sur la guerre ou non, me paraît aujourd’hui, tellement artificielle, conventionnelle et superstitieuse que c’est comme un décor tombé. Il ne fallait pas sacrifier à ce mythe, « une collectivité » la seule réalité au monde : les individus, et l’on aurait pu, sans en remarquer la gratuité, laisser les hommes politiques jouer à la raison d’État, et surtout, oh ! surtout à cette première affaire dans le monde, qui nous vaut les massacres d’aujourd’hui. Ô bourgeoisie métaphysique, « soutenir son rang de grande puissance ». Lisez le prince de Bulow, lisez le manifeste autrichien — 30 juillet, je crois — vous n’y trouverez pas autre chose, si ce n’est qu’il faut « soutenir dans le monde son rang de grande puissance »… C’est à dire obtenir dans les traités de commerce concernant la camelote et l’épicerie « le rôle de la nation la plus favorisée ».

Infatuation de diplomates qui jugent que les succès ou les échecs de leur spécialité sont les affaires d’honneur des peuples ! M. de Bulow se plaignait que les Allemands ne s’intéressent pas assez à la politique mondiale, c’est à dire à sa partie d’échecs. Ô prince des orfèvres !

Époque admirable qu’on peut accepter d’avoir vue à la condition qu’elle ne se répète jamais. Qu’elle soit un luxe suprême de notre humanité, mais que plus une âme ne consente à la revoir deux fois !

À Renée de V…

À Mr  de Curel, — Voilà Robert d’Humières tombé, avec quelle admiration exclusive nous avions parlé de vous ! — Je pleure les jeunes gens. Quels cœurs nous restera-t-il à faire vibrer, lesquels battront encore pour nous après cette décourageante consommation de la mort ? Et pourtant il faut continuer, demeurer cette petite parcelle de France qu’est notre activité, se donner un prétexte à vivre, une raison de conserver ce qui est enlevé à tant d’autres. Il y a des moments où j’ai envie d’aller m’enfermer dans une cartoucherie, comme dans un couvent.


7 juin.

À Jean, — Tu es heureux d’être le témoin de cette magnifique époque. Elle agira sur toi toute ta vie, et te communiquera son énergie, quand le jour, lointain encore, sera venu, de lutter dans un bien autre sens, et de nous opposer, comme si cela dépendait de nous seuls, à ce qu’elle puisse jamais, sur la terre, se représenter deux fois. — Luxe admirable de dévouement, mais auquel il faudra, dans l’avenir, nous opposer par les plus farouches lois somptuaires.


11 juin.

À Mme D…, — Je suis tombée dans Péguy sur une réflexion si parfaite, dans Notre Patrie, à propos de Combes : Il est aujourd’hui démontré qu’un homme peut impunément exercer un césarisme impitoyable dans la République, pourvu qu’il ne soit pas bel homme, qu’il ne soit pas militaire, qu’il porte mal même les tenues civiles, surtout qu’il ne sache pas monter à cheval.

Pour autant qu’on peut se souvenir des pièces contemporaines, il me semble que notre théâtre fourmille de coups d’État civils. On ne s’apercevait seulement pas du côté séditieux. En ce monde, il n’y a donc de vrai que le prestige, il n’y a danger que là où l’amour commence, celui des femmes, ou celui des foules — À propos de Madhi.

À Mme Dus. — J’admire de tout mon cœur, mais je ne me résigne pas, et si j’accepte pour cette guerre encore, après ce sera complètement fini. Je ne discuterai même plus. L’infirmière qui veille un grand blessé ne se demande pas si sa guérison est une utopie, s’il est plus beau que l’homme soit un martyr. Elle sait qu’elle doit le guérir et donne sa vie pour cela.

J’ai beaucoup d’espoir dans le parti socialiste. Son dernier manifeste est excellent. Ils veulent toute cette guerre, mais ils réclament à la Paix, comme les socialistes anglais, comme les pacifistes américains, cette fameuse force internationale de sanction. Or, ils sont au pouvoir, en France et en Angleterre. Ceux qui regardent l’avenir dans le passé apprendront peut-être, avant de mourir, par quelles mesures, on ne peut plus positives et semblables à toutes les lois et projets de lois votés jusqu’ici par les hommes, on réalisera une utopie et peut-être même plusieurs… J’ai beaucoup aimé l’article de Barrès, vendredi, sur la rapidité foudroyante avec laquelle cette guerre épuise les possibilités d’une guerre européenne.

À M.  — Henry James (Book of France) est pénible à suivre, mais émouvant à comprendre. Devant ces émotions on se demande si elles ne valent pas ce qu’elles coûtent, et il faut bien vite réagir contre cet entraînement du sacrifice, cette séduction de la mort. Hélas ! que ne feraient pas les hommes pour mériter qu’on les aime ? Aimons-les à un moindre prix. C’est ce que je demanderais à cette voix de sirène qu’est l’éloquence de Barrès. Ayez l’amour moins carnassier.

« Vous avez certainement raison, pourtant je suis persuadée que c’est une utopie ». Ah ! la timidité humaine, on a peur pour sa « jugeotte » personnelle, on veut d’abord en opérer le salut. On craint peut-être encore plus « l’utopie » que la guerre. Il faut procéder par voie d’autorité, lui montrer qu’il n’y a pas plus de sécurité pour l’amour-propre d’un côté que de l’autre, que l’on soit pour ou contre l’utopie. Car, en somme, la guerre, événement politique, la guerre contingence, ils ignorent cela. Parce que c’est douloureux, cela doit être fatal. Ôtez la douleur, ils comprendraient mieux la désuétude, la gratuité, la bizarrerie du rouage diplomatique et gouvernemental.

À Marie G…, à propos du Book of France : « Mais enfin l’héroïsme ne doit pas être la passivité, et l’absence de finalité de la guerre ne sera jamais assez dénoncée. Il y a chez nos chefs intellectuels, une tendance à faire de l’héroïsme pour l’héroïsme, qui est par trop la marque professionnelle : l’art pour l’art ».

Quelle effroyable vie du cœur mais, tout de même, quelle vie ! Voilà les plus tièdes attachements humains, les plus banals, transfigurés dans l’héroïsme et la mort. C’est le seul côté par où l’on puisse presque soutenir la vue de la guerre.

À Marie B… — En fait de politique, il ne suffit pas d’avoir raison, il faut être sûr qu’on vous donnera raison. En se livrant à une démonstration inutile, donc un peu ridicule, les femmes ont nui à leur cause et à celle de la paix.

Je crois avec Wells que c’est par une formidable campagne d’opinion, menée par tous les moyens dont elle dispose : presse, livre, théâtre, et non par les à-côtés des congrès et des comités, que l’on amènera des résultats. C’est toujours la même loi du succès et la même erreur commise en littérature : Vous voulez arriver ? Ne fondez rien à côté, ni petite revue, ni petit théâtre, emparez-vous de ce qui est, des vraies forteresses de l’opinion publique. Un seul homme capable de s’imposer dans un quotidien populaire ferait plus que des milliers de congressistes. Les pacifistes, qui ne seront que pacifistes, feront peu de choses, de même les femmes qui ne seront que féministes. Soyez des forces ou captez des forces. Je persiste à croire que, par l’influence sociale, les femmes peuvent bien plus que par un vote unique qui serait dévolu à chacune. Ce n’est pas son vote personnel qui fait l’autorité politique d’un homme mais, comme dirait Saint-Simon, l’influence de son « intrinsèque ». Le vote viendra certainement et je ne m’en plaindrai pas, mais ce n’est pas en ressassant leurs revendications que les femmes atteindront le niveau des hommes distingués. Les faibles devraient éviter de se spécialiser : en leur faiblesse.

Je reçois des journaux et des revues de sourds-muets qui m’impatientent au lieu de m’émouvoir. On dirait qu’ils ne peuvent avoir aucune préoccupation d’homme normal, rien que des préoccupations et des intérêts de sourds-muets. On a grand tort de les hypnotiser ainsi sur leur infirmité. Les journaux féministes me rappellent infailliblement ces journaux de sourds-muets. Combien, à l’heure actuelle, une femme qui serait un économiste distingué, écrivant dans les revues d’économistes, ferait plus pour les femmes, et pour la paix, que tous les becs ouverts de revendications. Ce que vous ne pouvez faire, ô femmes, avec une majorité de femmes, faites-le en tant qu’être agissant, en oubliant un moment votre sexe, avec une majorité masculine. Et je crois que le vote viendrait bien plus vite de cette manière-là.

À Mme D… — Rom. Rolland absurde, une homélie banale, tous les lieux communs, n’aperçoit pas que le plus tragique de cette guerre est que, précisément, ce n’est pas une folie collective. Où est la folie chez tous ces pauvres gens héroïques qui donnent leur vie par devoir ? Vieille tare de l’antimilitarisme. Ce n’est pas plus dans les peuples que dans l’armée que nous devons combattre la guerre, c’est chez tous les non-combattants : Écrivains, diplomates, gouvernants, financiers.

C’est vrai, il y a d’effroyables deuils en France, mais devant tout ce qui nous est pris, savez-vous ce que je pense, ô mes frères et mes sœurs ? Ceci ; Ah, qu’il y avait donc de bonheur à perdre en ce monde ! Nul plus que moi n’en est impressionné, n’en ressent avec plus de révolte le crime et le sacrilège, ô frêle et précieux bonheur humain, bonheur dispensé aux foules, bonheur que je n’aurai pas eu.


4 octobre.

Décidément, sur la guerre, je ne peux plus lire que des soldats ou des pacifistes ; des autres, j’attends toujours des paroles qui ne viendront jamais…

Maintenant, vous les éloquents, les émus, les élégiaques, occupons-nous un peu de la « fatalité » de la guerre. Car enfin, quel rôle jouez-vous, ô dilettantes de l’héroïsme et de la mort, si d’autres, dont vous ne serez pas, prennent soin, dès aujourd’hui, d’empêcher le retour de vos fatalités, de vos lois de l’histoire ? Cette passivité de l’intelligence devant la guerre, la manière dont auront réagi nos artistes, cette exploitation pure et simple du fait par la littérature, est ce qui m’aura le plus démontré, l’humanum paucis vivit genus.

Dans cinquante ans, les successeurs de tous ces gens-là feront vivre leurs talents d’ironies vengeresses contre la croyance aux mobilisations générales, nécessités humaines. Mais les initiateurs, d’où leur vient donc leur flamme ? Je compte beaucoup sur les hommes d’action. Je trouvais hier dans un article d’Humbert à propos de l’entente financière des alliés : « Ce ne sont pas les États-Unis d’Europe, mais c’est un acheminement » ! Tiens, tiens, tiens !

— Larguier blessé ? Dites-lui que je salue cette auréole à son beau talent déjà si noble. Ah ! les confrères nous enfoncent irrémédiablement, nous ne saurons jamais être assez envieuses, assez humiliées. Oui, c’est bien exaltant, magnifique pour ceux qui ont le droit de ne voir que ce côté-là. Droit qui n’appartient qu’aux seuls combattants… Ainsi, il y a des gens qui me donnent des « illusions » ? Cela ne va guère avec ma tournure d’esprit, et je me demande où je peux bien en avoir exprimé : Ce n’est pas un cri d’espoir, mais un cri de révolte que j’ai poussé. Seulement personne ne lit jamais un texte, on regarde dans sa tête ce que l’on a l’habitude de penser sur la question.

Je ne crains pas la guerre, le jour où il n’y aura plus de non-combattants pour la faire…

M. Sazonoff, en novembre 1915, réclame un traité de commerce en France, Angleterre et Russie : « sans quoi cette guerre terrible aurait été livrée en vain » . Quel aveu du néant des opérations militaires ; un traité de commerce entre alliés, pour donner une finalité quelconque à la guerre !

À Puech. — Mais non, nous ne sommes pas seuls. Que ferions-nous des êtres d’une autre race ? Nous sommes là, cela suffit et nos champs de bataille sont peuplés invisiblement de tout ce que nous avons d’âmes. Vous êtes plus gâtés que les héros d’Homère et les pieux chevaliers du moyen-âge. Au lieu des Minerve et des St -Michel, vous avez nos âmes d’aujourd’hui, travaillées, achevées par les siècles, plus intelligentes, plus vibrantes, plus émues. C’est à elles de donner, à tous ceux qui tombent, par la fidélité et la transmission du souvenir, la seule immortalité qui ne trompe pas, celle de la douleur et de l’amour humains.

Que je comprends vos regards vers l’avenir ! Il n’est pas vrai que la guerre soit une école d’ascétisme. Je crois que plus près de la mort, nous apprenons à ne rien mépriser de la vie. Je ne suis pas, hélas ! un soldat, mais je sais bien que la guerre m’a guérie de beaucoup de dédains.


28 décembre.

À Henry Marx. — Ils sont tellement ignorants de ces questions de guerre et paix — parce qu’au fond si peu passionnés par elles ! — qu’ils s’imaginent vraiment qu’être pacifiste c’est, ipso facto, être désarmiste, sentimental et nigaud.

À H. — Tête et cœur, nous sommes trop faibles, nous ne tirerons jamais de notre révolte le « maudissement » qu’il faudrait.

À M… — Je suis si peu « écrivain » — puisque c’est la pire injure entre écrivains ! — Je ne goûte que les sentiments qui vont de la personne à la personne. Si j’ai voulu du talent, c’est pour être aimée à travers mes œuvres et pas du tout pour elles.

À Rachilde. — Que l’horrible chose continue, je peux l’accepter, car j’en comprends la nécessité implacable et je suis de race militaire, mais que les intelligences, les cœurs et les volontés ne réagissent pas éperdument pour en sauver l’avenir, qu’ils ne bondissent pas sous l’absurde, c’est peut-être ce qui m’aura le plus édifiée sur l’inertie humaine.




ANNÉES 1916-1917-1918.

À M. G… — Pour moi, je n’admets plus que deux races : les soldats et les pacifistes. Le même coup de foudre qui envoie les uns à l’héroïsme, doit être pour les autres une conversion de Damas, une révélation de tout ce qui était à faire et qui n’a pas été fait.


20 janvier 1916.

À M. B… — Mon pacifisme prend des proportions farouches, non pas devant la guerre, l’attitude, hélas ! n’a pas à changer, mais devant la scandaleuse indifférence des témoins et des responsables. Tout non-combattant, qui n’est pas un enragé de pacifisme, est un responsable.

À Mme  D… — J’ai lu la gorge serrée un de vos plus beaux articles — A Chaplet of Heroes — Ah ! l’égoïsme des artistes, les chers garçons n’ont pensé qu’à eux : c’était la plus belle vie et la plus belle mort, et le devoir est venu dans le sens de leur choix. Ils ont été gâtés ! Mais nous, nous devons lutter avec l’ange et nous déprendre de la terrible nostalgie. Si la guerre est si puissante sur nos cœurs, ce n’est pas qu’elle flatte nos vices et nos appétits, mais elle aura été probablement le plus grand idéal humain, comme elle en est le plus coûteux.

« La qualité maîtresse pour l’instant, c’est le sang-froid, non l’enthousiasme. En général, les minutes précédant l’attaque sont ce qu’il y a de plus silencieux, même de plus morne. Les hommes méritent une forte sympathie plutôt qu’une admiration béate. Chacun fait son devoir ici d’une manière adaptée à son tempérament et c’est tout. L’effort est à peu près constant dans toutes les natures. » Lucien Lobbé.

« J’ai la hantise des premiers tués que j’ai vus à mes pieds. Dans la tempête on y prend moins garde, mais quand on y réfléchit avec calme on en sait toute l’horreur. La mort, telle que la conçoivent les philosophes, la libération de l’âme, c’est sublime ; mais une tête trouée par une balle, une cervelle en bouillie, un cadavre inondant de sang un boyau, un homme sans face râlant pendant deux jours… »

À Puech. — J’ai lu dans je ne sais quelle église, quel sanctuaire que je visitais, cette inscription : « Il n’y a pas un lieu plus saint par toute la terre ». Je vois cet exergue flamboyer sur Verdun.

Nous sommes bouleversés par Verdun d’un espoir inébranlable, mais nous retrouvons toute la douleur des premiers jours ; un peu trop oubliée peut-être. Ah ! faut-il que le droit de vivre en France nous ait coûté ce prix-là ! La vie me paraît maintenant en moi, et en tous ceux qui ne sont pas les vôtres, un bien mal acquis. En revoyant la neige, le matin on pense : « Oh ! Verdun ». Vous parlez de ceux qui sont tombés. Je ne crois pas qu’une femme au milieu des siens, vivant auprès d’elle, ne sente pas à quel point son cœur est plus près des autres. Ah ! je plains ceux qui ne sont pas au front. Mais on voudrait bien faire aussi que les autres en reviennent.


Lundi, 7 mars.

15me jour de la bataille.

À Mab… — Quand il m’a dit au revoir, dans le lourd attirail du départ, et qu’on m’a dit de l’embrasser, il est arrivé si sérieux, si religieux que j’en étais toute impressionnée. Quelle responsabilité nous avons, chère amie, d’être des personnes à demi-célestes pour ces petits héros sans mère que la France nous confie… En regardant l’affreux bracelet d’identité je pensais qu’avec leurs camarades et leurs chefs, si prêts à disparaître eux aussi, nous sommes leurs seuls témoins, la seule ancre dans le souvenir pour leurs bonnes petites vies qui s’offrent si naturellement. Merci encore pour les envois Cobden. Ah ! Dieu, les défendre à notre tour et qu’on ne continue plus aux siècles des siècles à les massacrer, les enfants, à qui la patrie n’avait rien donné, et qui m’écrivent « Je suis né gai ».

À Puech. — Votre lettre est venue hier soir, je veux y répondre aujourd’hui. Quelle lettre ! Je l’ai lue avec horreur et désespoir, et je l’ai fait lire, pour que vos lieutenants et vos camarades soient déjà un peu vengés par la douleur des femmes. C’est leurs cœurs concrets qui doivent subir et payer la douleur abstraite de la France. Le cœur des femmes après celui des frères d’armes ! Vous voilà tout consacré par le contact des martyrs. J’ai vu avec vous, mais j’ai vu plus beau que terrible. Ce massacre de la dépouille, si impressionnant, on nous l’a décrit et nous ne l’ignorons pas. Mais l’horreur rend plus passionné, il me semble, notre élan vers nos morts. Plus ils sont déchirés, plus nous le sommes aussi. Pas une plaie n’est perdue. Avec quelle piété affectueuse je ne cesse de penser à vos morts ! Un soldat debout, c’est encore, malgré l’émotion, toute la distance de l’homme à la femme ; mais tombé, tombé et massacré, il n’y a plus rien entre eux, c’est une relique à baiser, à porter dans ses bras. Pourquoi n’avons-nous pas la force d’être là-bas pour vous aider dans ce cruel service des morts ? C’est une de vos noblesses que ce rôle d’ensevelisseurs. Je suis émue que vous m’ayez choisie pour votre veillée funèbre. Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a portés, je ne voudrais même pas y prétendre. Au nom de quoi ? Que sommes-nous près de vous ? Nous n’avons qu’une mission, vous entourer, faire descendre dans vos souterrains un peu de la chaleur de la patrie. En son nom, même sans titre familial, nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous dire que pas une de vos souffrances n’est perdue, non seulement à cause du salut qu’elle accomplit, mais par tout ce qu’elle arrache à nos cœurs. Mais maintenant que je sais tout cela, vous comprenez qu’il faudra me donner un peu plus de vos nouvelles, ne fût-ce, comme le maréchal de Luxembourg le faisait pour Jean-Jacques, ne fût-ce qu’une enveloppe vide tous les huit jours… Que je suis heureuse de ce qu’a fait votre lieutenant ! J’ai un si grand respect pour ces distinctions-là, on sait ce qu’elles représentent. Et en même temps, vous en recevez une autre qui prouve que vous êtes bien de « notre corporation » comme dit Barrès, les deux vont si bien ensemble ! Je suis contente pour ce poème que j’ai aimé la première.

Et voici qu’on nous parle d’offensive prochaine et formidable, vous devinez ce qu’on ressent. Si, à l’émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triomphe, je crois que je n’y tiendrai plus. La guerre douloureuse, on se raidit pour la lutte ; mais qu’à la guerre douloureuse succède la guerre triomphale et que l’autre en ait été le prix, il n’y aura pas assez de sanglots pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu’il a coûté. Vous verrez qu’à la paix nous serons tous à demi-fous. Quelle place aura notre pays ! Quel prestige… Vous avez raison, il faudra trouver le moyen d’être digne d’y vivre. Pour vous il s’agira de ne pas déchoir : avoir vécu comme vous le faites, et retomber à la vie de tous les jours. Ah ! c’est pour cette vie qu’il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je crois que vous vous préparez des bonheurs comme on n’en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leurs tombes pour moi, je m’y agenouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le cœur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes :

« La voix d’un peuple entier
Les berce en leurs tombeaux. »

À Madeleine, — J’ai aimé vos parents qui m’ont élevée, je me suis sentie aimée d’eux, bien plus qu’il n’est d’ordinaire à une nièce de le faire. La seule partie sans ombre de ma vie est celle que j’ai passée dans leur maison. Il n’y a pas de jour que je ne revoie ce soleil de la salle à manger qui nous réunissait, soleil qui passait sur le port, la rade, le château, la Pointe espagnole, le phare de Ste  Anne, le Goulet. C’est un souvenir ému, vivant, quotidien, et plus je vois la vie, plus je comprends la supériorité qui était en eux, et dont vous êtes les si parfaites héritières, aussi pour moi, mes chéries, vous êtes tabou.

À M. S… — Tous, hommes de science et de pensée, vous me faites l’effet d’hérétiques. Vous discutez des points de doctrine, mais jamais, jamais la doctrine. Vous discutez de la guerre, mais pas la guerre. Sur tous les autres points, vous nous avez habitués à une attitude toute différente. Religion et science — deux ordres de faits si positifs ! — vous avez fait de tout une question. Devant la guerre seule, vous êtes des croyants, à moins que… à moins que vous ne disiez pas tout.


27 mars.

Mme D… — Verdun a beau tenir bon, ce n’en est pas moins un cauchemar. On me dit que nous avons aussi les flammes et que nous avons fait 900 aveugles… Être contemporain de cela… et tout le monde a l’air si calme. L’horreur n’est qu’un tout petit frisson de surface.

À Lady Frazer. — J’ai espoir en vos hommes d’État. Sir Ed. Grey ne pense pas que la guerre soit la meilleure politique réaliste et utilitaire. Mais les diplomates ! Ils portent déjà le vibrion des conflits futurs…


4 juin.

Devant la guerre nous avons encore l’attitude qui était celle des esprits distingués, sous Louis XIV, à l’égard de Dieu. C’est le dernier dogme que l’esprit critique n’ait pas atteint. Tous ces écrivains qui n’en reviennent pas que, devant la guerre, les pacifistes soient restés pacifistes. Mais c’est précisément parce que la guerre, qu’il s’agit d’être pacifiste. Et ils sont comme les paysans qui n’arrivent même pas à entendre et à reproduire par l’écriture les sons des syllabes françaises, ils parlent « rêve » et « illusion ». Le pacifiste a moins de rêve et d’illusion que vous. C’est parce qu’il n’a pas la moindre confiance en vos pactes et en vos paix, qu’il lui faut absolument autre chose. C’est parce qu’il n’a aucune illusion sur vos lendemains qu’il élabore non pas un rêve, mais un programme et comme l’a dit Norman Angell ; « Plus nous nous heurterons aux difficultés, plus s’en exalteront nos énergies ». Il est temps que vous fassiez connaissance avec le pacifisme à poigne, au lieu de vos épanchements en ces livres bavards sur les « guerres de races » et les « guerres de culture ». Le cerveau de l’homme est inépuisable quand il s’agit de donner un sens à ce qui n’en a pas. Oui, nous sommes un animal très intelligent, et l’histoire et la politique sont d’incomparables terrains d’exercice pour l’assouplissement de nos esprits. On finit par être las des faits, des faits qui nous donnent toujours raison et qui confondent l’adversaire, et cela avec une égale vérité de part et d’autre. On peut tout dire, les vérités les plus contradictoires, « à la lueur des faits », deviennent la vérité également plausible, également frappante pour peu qu’un homme d’esprit s’en mêle. Tout est facultatif ici, et interchangeable. Alors je m’embarque carrément pour là où je veux aller à la Frédéric II, il y aura toujours assez d’historiens, de sociologues, de politiques et d’économistes, pour prouver ensuite, quand j’aurai fait ce qui m’a plu, que la « lueur des faits » et « la loi de l’histoire » annonçaient mon succès.

À M. S… — En fait de libre échange, je n’en demande pas plus que vous ne m’en dites. Le jour où il sera bien avéré que la guerre est un monde factice, sans autre fin qu’elle-même, sans aucune utilité pratique devant les réalités de la paix, le pas accompli sera déjà énorme.


16 juin.

À Henriette. — J’avoue que je trouve ces admirables morts plus déchirants encore que les autres. En ce moment on se demande comment on pourra survivre. Il est à la fois abominable et heureux, que la capacité de souffrir soit si limitée en ce monde. Mais aussi, c’est à ceux qui comprennent de souffrir pour les autres, à la manière de notre chère sainte Thérèse, pour que soit payée l’effrayante dette de douleur que nous lèguent les champs de bataille ; dette collective qu’on s’épouvante de voir si légèrement ressentie par les épargnés. Devant la guerre ils ne vont pas plus loin que les banales exclamations.

Tout le monde est d’accord, soit, « tout le monde veut la paix », mais il ne faut pas dire : « on ne diffère que sur le choix des moyens », ce n’est pas cela : « il y a ceux qui veulent organiser la paix définitive, et ceux qui sont convaincus que c’est une utopie ». Il est assez clair que ce n’est pas avec ces tempéraments-là que nous ferons jamais la paix : Ah ! devant la différence des réactions dans l’épreuve commune, comme on comprend la différence des destinées individuelles.

L’opinion publique, quel vain mot, tant qu’il n’y aura que des opinions individuelles pour l’interpréter !

À Puech. — Je ne me console pas de ce que vous me dites de l’existence de là-bas, mais il faut au contraire me dire le pire. C’est notre devoir de souffrir de loin avec vous, on souffre comme on peut ! Il n’y a pas un degré de quiétude ou d’accommodement avec la guerre qui ne doive être poursuivi sans pitié, par le rappel de tant de choses impardonnables. Vraiment l’horreur n’est qu’un si léger frisson de surface ! Sans cela pourrait-on vivre ? Et l’on vit pourtant, à trop peu de choses près.


16 juillet 1916.

À Marie B… — Oui, il faut la victoire pour sortir proprement de cette guerre. Mais à part le rétablissement belge et serbe, le retour de l’Alsace-Lorraine, et autres choses analogues, je me désintéresse de toutes les conditions de paix, dites « garanties de paix » lesquelles me paraissent tout aussi bien des garanties de guerre : Ce n’est jamais d’une paix que peut sortir la paix. Il n’y a pas de victoire qui la donne. Elle relève de toute autre préparation pour laquelle les diplomates n’ont jamais fait leurs preuves, pas plus que les meilleures têtes de nos contemporains. Ils n’en sont pas là ! Et moi qui ne veux plus juger les hommes que du point de vue de la paix, à peu près comme Pascal les jugeait du point de vue de Dieu, je sens toutes les saintes colères et toutes les verges du Jansénisme me passer dans la main.


Le Trez-Hir, 13 août

À Marie G… — Ô stupidité monstrueuse, qui ne dure, qui ne s’est maintenue dans nos époques modernes, qu’à la force des poignets des stupides. Chose inutile et folle, dont à force de lui répéter qu’elle ne peut pas s’en passer, l’humanité est arrivée à le croire. Avez-vous la patience de lire les journaux quand ils parlent des « buts de guerre » ? !!!

À tante Gabrielle. — La lecture de… est harassante ; ce n’est pas qu’ils aient tort. Il est évident qu’à la paix il faudra prendre tout ce qui pourra nous rendre plus forts dans la prochaine guerre, quitte à ce que cette prochaine guerre nous l’enlève. Mais appeler cela des garanties de paix ! Il y a une vérité de La Palice qui serait bonne à vulgariser, c’est que la paix ne nous sera donnée que par le pacifisme.

Dans un article sur Yuen-Chekaï :

Dans les dernières années de la dynastie, les hommes d’affaires, les financiers, les grandes maisons d’armement, d’Europe et d’Amérique avaient formé un vaste projet afin de pouvoir tirer de cet immense pays le bénéfice de l’exploitation de ses richesses ; on avait formé un consortium, composé de banques importantes d’Allemagne, d’Angleterre, de France et des États-Unis. La diplomatie de ces quatre puissances approuvait et appuyait le projet. On devait d’abord lancer une série de grands emprunts de plusieurs milliards pour permettre la militarisation de la Chine et les grandes commandes du matériel de guerre qu’elle comportait.

C’est l’horreur de la guerre qui domine chez tous ; alors, comme l’homme a toujours fait devant la douleur, on mysticise le fléau. Le plus grand danger vient peut-être de ce lyrisme dont nous nous voilons toujours devant la mort gratuite et « inventée » — mot de Marx — Ce qui me révolte et me frappe bien autrement dans la guerre, c’est précisément l’absence de cette fatalité dont notre routine verbale et tant de lyrisme invétéré s’obstinent à la gratifier.

Ce qui me frappe, et plus que l’horreur encore m’a rendu la guerre insupportable — il y a bien de l’horreur aussi que nous acceptons dans la nature —, c’est la gratuité, l’artificialité, la non-nécessité du fléau. Et cela, comme toujours au monde, venant peut-être uniquement d’une erreur verbale. Les plus hautes découvertes commencent toujours par une réforme de vocabulaire. — Tant que nous parlerons « d’éléments déchaînés », il n’y aura évidemment qu’à nous croiser les bras. Mais s’il s’agissait d’une simple étude psychologique, un critique de goût hausserait les épaules et prierait l’écrivain de rechercher le terme juste. Qu’est-ce qu’un élément humain qu’on déchaîne sous peine de mort ? Un élément qui obéit à vos lois obéirait bien aux miennes.

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Ce qui me révolte dans la guerre, c’est que je n’ai pas rencontré l’obstacle sérieux à combattre, c’est que ce fléau monstre n’est qu’un moulin à vent ; quiproquo sinistre. À qui fait-on plaisir ici ? Je sais bien qu’il y a les fournisseurs, et les profiteurs de la guerre, mais tout de même, sans le quiproquo de la raison d’État, ce n’est pas pour eux qu’on signerait un décret de mobilisation générale. Chacun pousse des cris devant l’incendie, chacun voit brûler sa maison, et tous les bras demeurent inactifs parce que du consentement universel, on a dit : « Il est certain que l’eau n’éteint pas le feu », et tout le monde est resté foudroyé de cette évidence. Je n’exagère pas, ici il est impossible d’exagérer.

La raison pour laquelle l’homme est rarement un génie dans les sciences et dans les arts : l’absence d’originalité, son incapacité à ne pas répéter autrui, et à ne point croire ce qu’il répète, c’est encore la plus forte raison qui milite en faveur de « la guerre fatale ». Ce ne sont pas les « passions humaines » bien au contraire, c’est l’inertie humaine qui agit ici.

Changez le répertoire du sansonnet, apprenez-lui à siffler la paix, au lieu de siffler la guerre ; peut-être serez-vous assez naïfs pour prétendre que l’oiseau a bien évolué.

Peut-être m’objectera-t-on que l’obstacle, parce-que ridicule, n’en est pas moins énorme. Les énormités de ce monde, dès qu’on est résolu à dépouiller tout lyrisme verbal, perdent beaucoup de leurs dimensions. Ne nous exagérons rien, même nos tâches. La besogne à accomplir était d’une nécessité moins primordiale, le jour où quelqu’un s’est avisé de dire : « Si c’est possible, c’est fait, si c’est impossible, cela se fera. » — Le monde est à notre mesure, soyons plus simple, même quand nous nous attaquons aux plus fortes résistances de l’espèce.

Il est vrai que l’exercice d’une volonté moyenne est encore assez rare chez l’homme. Je ne parle pas des combattants, ceci soit dit une fois pour toutes. L’héroïsme qu’ils dépensent est hors de cause puisque je me révolte jusqu’à la passion, jusqu’à l’agonie, du fait qu’ils aient encore à le dépenser. Ceci bien établi, la différence des réactions devant la guerre, la soumission des cerveaux en général et même l’exploitation esthétique du martyre des autres, le néant de l’effort devant l’inacceptable et l’inadmissible. Cette opposition de la fièvre et du sursaut à la résignation du sage qui déplore, mais qui n’y peut rien, ces quantités variables de la volonté, est encore ce qui m’a le mieux fait comprendre la différence des destinées humaines.

À Puech. — Je n’aime pas ce que vous me dites de mes lettres, les lettres, cela se publie après la mort et personne, moins que moi, n’écrira pour la postérité. Je hausse les épaules devant les écrivains qui travaillent pour elle. Je ne veux avoir de talent que pour mes contemporains, pour ceux-là seuls qui me sont destinés, dont je peux croiser le regard, et sentir battre le cœur. Non, je ne crois décidément pas à la postérité, pas plus à ses sanctions qu’aux satisfactions qu’on en reçoit !

La postérité est morte pour moi qui serai morte pour elle.

À Mme M. — Je ne me sépare de vous que dans votre désespoir de l’action possible. Je crois la guerre, la guerre fatale, comme toutes les choses qui ont été fatales au monde, un faux épouvantail. Pensons ce que nous voudrons de la nature humaine et de la nature des masses, peu importe ! Ce n’est pas à elles que nous nous heurterons, l’obstacle n’est pas si grandiose. Ceux qu’on a fait obéir à un ordre de guerre, obéiront à un ordre de paix. C’est ici un duel entre dirigeants, entre minorités dirigeantes, comme toujours d’ailleurs, entre ces minorités par lesquelles vit le genre humain. Ce que quelques hommes ont voulu, quelques autres peuvent, admirablement et sans la moindre utopie, ne plus le vouloir. Tout dépend de la force, de l’autorité, de la mortelle insistance de leur veto… Peut-être ne faut-il même pas exagérer la tâche. Gardons-nous du mysticisme en politique. Attendez le jour où les intellectuels — à la suite de quelques-uns d’entre eux évidemment plus hardis — attendez le jour où les intellectuels oseront s’en mêler. C’est la seule éventualité que le prince de Bulow redoutait à l’égard du socialisme. « Le goût et la mode n’y sont pas », disait tout bonnement un de nos ministres des affaires étrangères. Un beau jour on enfoncera une porte ouverte, peut-être est-elle déjà enfoncée, mais personne n’oserait en répandre la nouvelle. Tout ici est d’une telle jocrisserie. Ce serait vaudevillesque, si ce n’était à en mourir de chagrin. Oh, madame, je vous l’avoue, pour moi, en dehors de « l’obligation à la guerre » il ne resterait pas grand’chose de la guerre. Le « goût du risque » est individuel. Il n’a pas besoin de mobilisation générale !

À Alice L. — Comme je voudrais que tu fasses un sort à cette grande valeur qui est en toi ! Car il ne suffit pas d’être un esprit de premier ordre, d’avoir une culture superbe et assez de talent pour trouver l’expression de l’un et de l’autre. La vraie difficulté de nos carrières de lettres est qu’il ne suffit pas d’être de force à les remplir, il faut encore les inventer. Je me rappelle, dès le début, je sentais bien de quoi je serais capable, mais il me semblait que je ne trouverais jamais un sujet de pièce ou de roman. J’enviais les savants qui sont assurés de ne pas manquer de travail pour le lendemain. Au passage d’une pièce à une autre, j’ai encore cette impression : « il n’y a plus de sujet pour moi. » Je sais maintenant que c’est une illusion, on trouve les sujets de la même manière qu’on les traite, en les voulant, en cherchant, en s’obstinant. Si ça ne vient pas aujourd’hui, ça viendra demain. Peut-être ne se donne-t-on pas du talent, mais à coup sûr, on se donne sa carrière. Il ne faut même pas s’en exagérer l’effort, à la manière de Flaubert, bien romantique. C’est toujours de nos pareils que nous devons triompher, en esprit, en travail, en talent…

À Mad. Mardrus. — Il faut se garder, je crois, de faire un mérite à un artiste de sentir comme tout le monde dans une épreuve commune, alors que dans la commune épreuve de la vie personnelle, ils savent si bien sentir plus que tout le monde, avec une acuité qu’on appelle « originalité », mais qui est pour moi la grande épreuve de degré et de qualité, la vie réelle de l’émotion.

À Rachilde. — Ces criminels étourneaux parlent des « passions humaines », mais où sont les passions humaines dans cette course à l’héroïsme et au sacrifice universel ? Et la conclusion sacrilège qu’ils tirent de ce déchirant martyre c’est que « l’homme est un loup pour l’homme » !


27 nov.

À M. de F… — Pour la paix, ma pauvre amie, je me demande comment il faut s’exprimer pour arriver à se faire comprendre, et je serais bien révoltée d’une pareille méconnaissance du pacifisme, de la guerre et des hommes devant la guerre, chez un prélat chrétien, si je ne savais que sa mission en ce monde est autre que celle de penser. Le pacifisme n’a jamais été, désarmer devant l’agresseur, ce serait le suicide, mais désarmer l’agresseur. Quant à parler des passions humaines dans une guerre comme la nôtre, c’est un véritable crime de lèse-héroïsme. Où sont les passions humaines dans ce martyre volontaire de tous les peuples ? La guerre par raison d’État ne sert aucune passion humaine, elle sert une idée fausse : Voilà pourquoi, le jour où les pacifistes seront revenus du champ de bataille, — s’ils en reviennent — nous aurons besoin, à côté de l’effort militaire, toujours nécessaire, mais non suffisant — cette guerre l’aura prouvé à l’Allemagne — nous aurons un furieux besoin de leur effort et de leur dévouement à la paix, si notre victoire ne doit pas être annulée par la guerre qui reviendra dans cinquante ans.


28 novembre.

Hélas, je leur écris à tous la même chose et pourtant je le recopie ici avec un grand effort de patience. À force de redire la même chose, j’espère trouver un jour la formule claire, simple, la formule qui porte enfin, qui porte sur tous…

À tante Eugénie. — On dit l’armée anglaise splendide et, enfin, au point. Elle le prouve déjà, mais c’est un genre de satisfaction qui ne va pas sans grondement de colère au fond, sans un terrible haussement d’épaules. Non, je ne suis pas de ceux que les prochaines offensives épanouissent. Qu’on dise « il le faut » et qu’on se taise. On ne doit pas exulter de pareilles victoires. La victoire ? Il la fallait, voilà tout. Assez de réminiscences et de lieux communs : Une victoire ne se chante pas, elle se pleure.

À Marie G… — Vous me parlez de Wilson… Oh ! ce n’est pas dans les journaux qu’il faut chercher des interprétations ! Le fait que les petits neutres d’Europe ne répondent pas à son geste — ce qu’il n’a jamais vraisemblablement attendu — n’est rien à côté de ce fait que le geste a eu lieu. Il faut tout ignorer des genèses historiques pour ne pas donner leur importance aux chiquenaudes initiales. « Idéalisme » ? Mais il n’y a pas une démarche des hommes qui n’ait son mobile et son point de départ dans une idée. La guerre actuelle est plus riche en idéalisme, en mysticisme forcené que tous les programmes des pacifistes. Quelle idéologie que cette définition allemande, et pas seulement allemande de l’État ! C’est la guerre qui exige qu’on meurt pour une idée, ce n’est pas la paix. Et comme on reconnaît les livres et les paroles, comme on reconnaît les idées — assez récentes d’ailleurs — comme on reconnaît les idéalistes responsables dans le cataclysme actuel ! Idées fausses économiques, idées fausses ethnologiques, marottes absurdes sur la « psychologie des peuples », interprétations traditionnelles et livresques des historiens, recours aux moyens surannés et d’ailleurs inopérants, il n’y a que cela dans les guerres modernes.

Il n’y a pas jusqu’à la résignation générale aux « passions humaines », cette scandaleuse rengaine, qui ne soit l’idée fausse, le préjugé impardonnable, l’idéologie prétentieuse des cerveaux. On ne décrète pas une mobilisation générale pour satisfaire les passions des gens qu’on arrache à leurs foyers. La guerre pour les peuples, pour tous les peuples, c’est l’obéissance aux lois. Et conclure que cela qu’on ordonne, ne peut pas être empêché, que prendre des mesures en vue de son empêchement futur est de « l’idéalisme », n’est qu’un exemple de l’imbécillité partielle où le préjugé peut conduire les gens, pour le reste normaux et intelligents.




ANNÉE 1917

6 mars 1917.

À Henry Marx — Je suis sûre que Magdeleine dira de belles choses, et qu’elle saura éviter de choquer des sentiments honorables et nécessaires. Il ne s’agit pas d’énerver notre esprit de lutte : Porter la discussion sur le terrain des larmes et de la pitié, hélas ! nous sommes tous d’accord : La division n’est pas là.

Mais il n’y a pas deux mondes : « L’intellectuel » et le réel. « L’intellectuel » n’est qu’une plus grande application, une plus grande attention au réel.




ANNÉE 1918

Lorient, mai 1918.

À Mme  Duclaux. — Pour qui votre Victor Hugo ? Je vous plains d’être obligée de relire tout son fatras. Les grands poètes eux-mêmes ne sont faits que pour de grands instants. C’est un écueil que la continuité, la longévité du lyrisme. Les plus beaux héritages poétiques sont ceux des poètes de quelques volumes : Shelley, Vigny, Mary Robinson.

À Marie-Aimée. — On me chicane Claude comme on m’a chicané Philippe Alquier. On n’aime jamais la supériorité dans la nuance exacte où on la souhaite. On n’aime, au fond, que la supériorité qu’on méprise.

Oh ! la critique, vous avez parfaitement raison, un critique n’a jamais prouvé que lui-même. Quant à la sensibilité, ne vous laissez pas impressionner. Les jeunes m’ont admirablement vengée, à cet égard.

Croyez qu’en matière de sensibilité j’ai, moi aussi. mes exigences et les œuvres qui satisfont ces messieurs sont fort loin de les combler.

À M. A… — Vous écrivez des vers. « Cela console », disait Goethe. Moi, j’avoue que l’œuvre d’art ne me console pas plus que vingt minutes de gymnastique suédoise. Cela me fait un bien de même nature. Cela vous tient en forme et vous permet de vous passer d’être consolé.

À M. A… — Le danger passe, mais la douleur reste. Et dire qu’on publie autre chose dans nos revues et jusqu’à des romans et qu’il n’existe pas un esprit d’homme ou de femme qui ne fasse passer n’importe quoi avant le problème de la paix…

Castlereagh refusant de subordonner l’Europe à une police internationale dont l’armée russe serait le plus puissant élément. Ce système ouvrait à la Russie les territoires de tous les états confédérés pour exercer sa garantie aux points les plus éloignés de l’Europe. Il répondait aux déductions logiques qu’Alexandre tirait de la Sainte Alliance — au nom de la très sainte et inviolable Trinité — et des traités antérieurs « Une alliance limitée pour des objets définis est une chose ; une union universelle pour agir pour une action commune, dans des circonstances qui ne peuvent être prévues, est une toute autre chose. L’admission, dans les conseils d’Europe, d’un nombre de petits états, serait ouvrir la porte aux intrigues et aux périls qui sont réduits à leur minimum dans une alliance étroite. La difficulté de distribuer exactement l’importance des membres constituant une telle assemblée, a été démontrée par la constitution de la Diète fédérale, dans laquelle le faible pouvoir électoral donné à l’Autriche et à la Prusse les a conduites à une rivalité pour gagner des adhérents. » Loin qu’une telle ligne pût conduire au désarmement, l’influence décisive appartiendrait aux gros bataillons. Il est à craindre que l’empereur Alexandre se déguisât à lui-même, sous le langage d’une abnégation évangélique, l’ambition d’usurper dans la nouvelle confédération d’Europe, la position prépondérante que l’Autriche a obtenue dans la confédération Germanique.

À M. A… — Et puis, vous savez, je ne saurai jamais marier les gens. J’ai horreur des confidences et je n’y pousse pas. Anormal, n’est-ce pas, pour un écrivain ? Mais leur fatras est tellement banal, tellement copie, à la manière de… J’en ai si peu besoin comme écrivain, et j’en suis à tant de lieues comme femme.

Comme écrivain, je prends d’eux ce qu’ils ne savent pas et, comme femme, je ne prends rien. Je ne demande de confidences conscientes qu’à l’histoire.


1er  août.

Hélas ! oui, un monde de héros. J’admire. J’ai surtout envie de pleurer et d’enrager. Il est dangereux d’être gardé pendant quatre ans en présence d’un objet admirable. Oui, un monde de héros. Sera-t-il plus facile d’y aimer après qu’avant ? Ô mystère profond de la personne qui obtenez les grandes amours, qui les obtenez de ceux qui les donnent, les exigeants, les difficiles, les implacables, en quoi résidez-vous donc ?

Valeur personnelle, nous réclamons le caractère alors que vous êtes esprit, serait-ce que nous réclamons l’esprit quand vous êtes caractère ?

Conclusion : si j’aime ce héros et non pas celui-là, ce sera pour une nuance en lui qui était là avant l’héroïsme, et je ne parle pas de l’amour aveugle, mais de l’amour-amitié, de l’amour-estime, de l’amour-reddition morale. Ô mystère de la personne. Ô Altitudo !…


FIN

TABLE



TOME PREMIER
Pages
  
 v
Année 
 1
    
 5
    
 8
    
 11
    
 17
    
 25
    
 39
    
 93


TOME SECOND
Année 
 135
    
 173
    
 199
    
 231
    
 238
    
 245
    
 255
    
 262
    
 265
    
 272
    
 282
    
 299
    
 302
    
 325
    
 347
    
 348



  1. Les femmes mariées aussi. (F. C)
  2. Il était en relation avec la famille Lenéru.
  3. Rue de Brest.
  4. Près de Brest
  5. Près de Lorient
  6. Officier de marine, ami de la famille.
  7. Quand son grand-père l’amiral Dauriac commandait les côtes de l’Afrique, un de ses aspirants ornait fréquemment ses menus de dessins remarquables, dont la collection est précieusement gardée.
  8. Madame Lenéru, dont c’est aussi le nom.
  9. Il faut lire « la conversation ». À aucun moment de sa vie Marie Lenéru ne fut muette. Seule sa surdité totale l’obligeait souvent au silence.