Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, VIIIb

VIII (b)

L’IRRITABILITÉ DE L’AMOUR-PROPRE


Les enfants accourent et annoncent à Lévine que les invités sont arrivés… « Il y en a un qui gesticule comme ça !… » Ce sont des amis de Moscou, Lévine les fait asseoir sous les arbres ; il leur offre du miel et des concombres ; Les invités s’attellent immédiatement au miel et à la question d’Orient. Tout cela se passe l’année dernière. La causerie s’échauffe vite. Les interlocuteurs, en dehors de Lévine, des dames et du vieux prince, sont un professeur de Moscou, homme aimable, mais un peu niais., et Serge Ivanovitch Koznisbev, frère utérin de Lévine. Ce dernier nous est présenté comme un homme d’esprit et d’une science immenses. Ce caractère nous est présenté avec art. C’est l’homme des « années quarante ». Serge Ivanovitch s’est jeté avec ferveur dan le mouvement Slave, et le Comité lui a imposé des tâches accablantes, si bien que lorsqu’on se rappelle ce qui se passait l’année dernière, on se demande comment il a pu trouver le loisir d’aller à la campagne. Il est vrai que si nous ne le voyions pas, il n’y aurait aucune conversation sur le mouvement populaire, et que cette huitième partie n’est guère écrite que pour cette conversation. Serge Ivanovitch a récemment publié un savant livre sur la Russie, qu’il préparait depuis longtemps et sur lequel il fondait de grandes espérances ; mais le livre a échoué ; presque personne ne s’en est occupé ; il a passé inaperçu. C’est alors que Serge Ivanovitch s’est jeté avec une telle ardeur dans l’agitation slavophile ; tous son enthousiasme pour les Slaves vient donc d’une ambition rentrée. Vous pressentez déjà que Lévine ne peut pas avoir raison quand il discute avec un tel personnage. Serge Ivanovitch, ailleurs, dans le roman, s’est montré sous un jour presque comique ; mais ici son rôle devient tout à fait clair. Il n’a été mis dans ce livre que pour servir finalement de piédestal à la grandeur morale de Lévine. Mais le caractère est très adroitement composé.

Par contre, un personnage assez marqué, c’est le vieux prince. Il est du reste mauvais tout le long du roman. Il est là pour tenir l’emploi d’homme positif. Il a ses faibles, voire ses ridicules, mais il est extraordinairement honnête. C’est l’homme « de bon sens » qui n’exclut pas l’humour ; l’auteur veut même qu’il soit spirituel. Père de plusieurs enfants mariés, déjà vieux lui-même, il promène sur toute chose un sourire qui n’est pas toujours aussi innocent qu’on pourrit le croire. Il vous donnera un conseil, soit. Mais méfiez-vous de son esprit : il mord. Il n’y là qu’un petit malheur, c’est que cet homme chargé d’être si spirituel. — et pourquoi mon Dieu ? — manque d’esprit au point de dire des platitudes. Il essaie de faire des mots ; mais « cela ne prend pas ». Le lecteur est prêt à lui tenir compte de sa bonne volonté, mais dans la huitième partie il ne dit guère que des choses cyniques et méchantes contre notre société et notre peuple. Ce n’est plus le bonhomme habituel, c’est un négateur de club. Sa théorie politique n’est pas neuve : nous l’avons entendue partout.

— « J’habitais l’étranger, nous dit le prince. Je liais les journaux et n’ai jamais pu comprendre comment les Ruses, tout à coup, se sont pris d’une si belle affection pour leurs frères Slaves. Comment se fait-il que moi, je ne me sente pour eux aucune espèce d’amour ? J’en suis tout chagriné. Je me suis pris pour un monstre (ça, c’est de l’esprit), ou je me suis figuré que Karlsbad produisait son effet de cette façon-là (encore un mot spirituel). Mais en arrivant ici je me suis calmé (je vous crois !) en voyant qu’il y en avait d’autre que moi qui s’occupaient de la Russie et pas du tout des frère Slaves… » Ça c’est profond ! Il faut s’intéresser uniquement à la Russie. Ce n’est pas l’affaire des Russes de s’occuper des Slaves. Ici l’opinion du prince se distingue par son étroitesse. Du reste, dans certaines sphères on n’entend que cela. Mais voici ce qui est infiniment plus malsain, c’est une conversation qui a eu lieu un instant auparavant. Le vieux prince demande à Serge Ivanovitch : «… Mais au nom du Christ ! expliquez-moi pourquoi partent tous ces volontaires. Avec qui vont-ils se battre ? »

— «… Mais avec les Turcs ! » répond en souriant Serge Ivanovitch.

— « Qui donc a déclaré la guerre aux Turc ? Est-ce la comtesse Lydie Ivanovna ou Mme Stahl ? »

Il dévoile son jeu. Ce n’était peut-être que pour dire cela qu’il est arrivé si précipitamment de Karlsbad. Il est vrai que Serge Ivanovitch badine ensuite ; mais le naïf Lévine exprime franchement, en enfant terrible, ce que le prince dissimule sous une plaisanterie.

Koznischec ayant répondu que personne n’a déclaré la guerre, mais que les Russes ont compati aux souffrances de leurs frères et voulu les secourir, Lévine s’écrie en défendant son beau-père :

— Mais le prince ne parle pas de secours ; il parle de la guerre. Le prince se demande comment des particuliers osent prendre part à une guerre sans l’autorisation du gouvernement !

Vous voyez aussi maintenant quel était le souci de Lévine. La question posée carrément, et elle est encore soulignée par une répartie maladroite de Katavassov. Lévine explique ensuite sa théorie :

— … La guerre est une chose si bestiale, si féroce, si horrible, que pas un homme, — je ne dis pas même un chrétien — ne voudrait assumer la responsabilité de la déclarer. Le gouvernement, lui qui peut la déclarer, a été poussé systématiquement vers la guerre. D’un autre côté, il me semble que, d’après la science et le bon sens, dans des affaires d’État et surtout dans des affaires de guerre, les particuliers devraient abdiquer leur volonté personnelle.

Serge Ivanovitch et Katavassov qui ont des objections toutes prêtes parlent en même temps :

— Il peut y avoir des cas, dit Katavassov, où le gouvernement ne faisant pas la volonté des citoyens, la société a le devoir de se prononcer. Mais Serge Ivanovitch, évidemment, n’approuve pas cette façon de voir.

Somme toute on soutient que l’année dernière, la guerre a été déclarée contre le gré du gouvernement.

Lévine mène son accusation jusqu’au bout. Ce n’est pas tant la vérité qui lui est chère que la demi-conviction qu’il s’est forgée… Il conclut ainsi :

… Le peuple jadis a exprimé sa pensée dans cette légende de la royauté offerte au chef des Varègues : « Régnez et gouvernez-nous. Nous nous soumettrons avec joie. Nous assumerons tout le travail, toutes les peines, tous les sacrifices ; mais nous nous refusons à décider de quoi que ce soit » Et maintenant le peuple abdique ce droit à l’indifférence payé d’un si haut prix !

Il veut encore dire que si l’opinion publique est incapable, il n’y a pas de raison pour que la Révolution et la Commune ne soient pas aussi légitimes que l’agitation en faveur des Slaves.

Comprenez-vous ?… et aucune objection, même la plus forte, aucun fait, même le plus évident, n’arrêtent Lévine et le prince. L’un est un faiseur de paradoxes et l’autre un amour-propre blessé par la supériorité des arguments de Kosnischev.

Et son accusation ne tient pas debout ; elle va contre les faits.