Journal (Eugène Delacroix)/9 octobre 1848

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 390-393).

Mardi 9 octobre. — Par quelle triste fatalité l’homme ne peut-il jamais jouir à la fois de toutes les facultés de sa nature, de toutes les perfections dont elle n’est susceptible qu’à des âges différents ? Les réflexions que j’écris ici m’ont été suggérées par cette parole de Montesquieu, que je trouvai ici ces jours-ci, à savoir qu’au moment où l’esprit de l’homme a atteint sa maturité, son corps s’affaiblit.

Je pensais à propos de cela qu’une certaine vivacité d’impression, qui tient plus à la sensibilité physique, diminue avec l’âge. Je n’ai pas éprouvé, en arrivant ici, et surtout en y vivant quelques jours, ces mouvements de joie ou de tristesse dont ce lieu me remplissait, mouvements dont le souvenir m’était si doux… Je le quitterai probablement sans éprouver ce regret que j’avais autrefois. Quant à mon esprit, il a, bien autrement qu’à l’époque dont je parle, la sûreté, la faculté de combiner, d’exprimer ; l’intelligence a grandi, mais l’âme a perdu son élasticité et son irritabilité. Pourquoi l’homme, après tout, ne subirait-il pas le sort commun des êtres ? Quand nous cueillons le fruit délicieux, aurions-nous la prétention de respirer en même temps le parfum de la fleur ? Il a fallu cette délicatesse exquise de la sensibilité au jeune âge pour amener cette sûreté, cette maturité de l’esprit. Peut-être les très grands hommes, et je le crois tout à fait, sont-ils ceux qui ont conservé, à l’âge où l’intelligence a toute sa force, une partie de cette impétuosité dans les impressions,… qui est le caractère de la jeunesse ?

Passé la matinée à lire Montesquieu.

— A Fécamp, vers deux heures ; la mer était magnifique. Beaux aspects de la vallée. Après dîner, discussion politique.

— Je comparais ces jours-ci les peintures qui sont dans le salon du cousin. Je me suis rendu compte de ce qui sépare une peinture qui n’est que naïve, de celle qui a un caractère propre à la faire durer. En un mot, je me suis souvent pris à me demander pourquoi l’extrême facilité, la hardiesse de touche, ne me choquent pas dans Rubens, et qu’elles ne sont que de la pratique haïssable dans les Vanloo… j’entends ceux de ce temps-ci comme ceux de l’autre. Au fond, je sens bien que cette facilité dans le grand maître n’est pas la qualité principale ; qu’elle n’est que le moyen et non le but, ce qui est le contraire dans les médiocres… J’ai été confirmé avec plaisir dans cette opinion, en comparant le portrait de ma vieille tante[1] avec ceux de l’oncle Riesener. Il y a déjà, dans cet ouvrage d’un commençant, une sûreté et une intelligence de l’essentiel, même une touche pour rendre tout cela qui frappait Gaultron lui-même. Je n’attache d’importance à ceci que parce que cela me rassure… Une main vigoureuse, disait-il, etc.

— Le temps est tout à fait beau : nous avons été à Saint-Pierre[2], à travers la vallée.

Revu, en y allant, Angerville, où je suis venu, il y a tant d’années, avec ma bonne mère, ma sœur, mon neveu, le cousin,… tous disparus ! Cette petite maison est toujours là, comme la mer que l’on voit de là, et qui y sera encore à son tour, quand la maison aura disparu.

Nous sommes descendus à la mer par un chemin à droite, que je ne connaissais pas ; c’est la plus belle pelouse en pente douce que l’on puisse imaginer. L’étendue de mer que l’œil embrasse de la hauteur est des plus considérables. Cette grande ligne bleue, verte, rose, de cette couleur indéfinissable qui est celle de la vaste mer, me transporte toujours. Le bruit intermittent qui arrive déjà de loin et l’odeur saline enivrent véritablement.

— Je m’aperçois que mes belles réflexions des pages précédentes m’ont empêché de noter, je ne sais plus quel jour, notre première course à Fécamp, par un temps tout différent… La mer était forte et se brisait admirablement contre la jetée… Nous avons vu sortir deux petits bâtiments.

Aujourd’hui elle est, au contraire, très calme, et je l’adore ainsi, avec le soleil, qui semait d’étincelles et de diamants le côté d’où il venait, et donnait de la gaieté à cette nappe majestueuse.

Nous avons visité la maison du curé, qui a appartenu au bon M. Hébert. Décidément c’est un peu triste ; un solitaire surtout finirait par s’y changer en pierre.

On démolit l’ancienne église du lieu, qui est charmante, pour en faire une neuve. Nous avons été indignés.

  1. Anne-Françoise Delacroix, qui épousa Louis-Cyr Bornot, était la grand’tante d’Eugène Delacroix. Celui-ci avait fait le portrait de sa vieille parente, en 1818, quand il n’avait pas encore vingt ans. (Voir Catalogue Robaut, no 1460.)
  2. Saint-Pierre en Port.