Journal (Eugène Delacroix)/9 juillet 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 6-9).

Bruxelles, mardi 9 juillet. — Revenu à Bruxelles. Je devais partir aujourd’hui ; je me suis donné encore ce jour.

J’ai fait une longue séance au Musée, où j’ai grelotté tout le temps, malgré la saison.

Le Calvaire et le Saint Liévin sont le comble de la maestria de Rubens.

L’Adoration des mages, que je trouve supérieure à celle d’Anvers, a de la sécheresse quand on la compare à ces deux autres ; on n’y voit point de sacrifices ; c’est au contraire l’art des négligences à propos, qui élève si haut les deux favoris dont j’ai parlé. Les pieds et la main du Christ à peine indiqués.

Il faut y joindre le Christ vengeur. La furie du pinceau et la verve ne peuvent aller plus loin.

L’Assomption[1] un peu sèche : la Gloire me paraît manquée ; je ne puis croire qu’il n’y aiteu des accidents.

Il y a une belle Vierge couronnée, à droite en entrant. Vigueur d’effet, point autant de laisser aller que dans les beaux. Les nuages sont poussés jusqu’au noir. Ce diable d’homme ne se refuse rien. Le parti pris de faire briller la chair avant tout le force à des exagérations de vigueur.

— Chez le duc d’Arenberg, vers deux heures. Beau Rembrandt.

Tobie guéri par son fils. Esquisse de Rubens très grossièrement dessinée au pinceau, quelques figures ayant de la couleur, allégorie dans le genre de celle du Musée.

Lion de Van Thulden[2] sur son fond frotté d’une espèce de grisaille.

— Rubens indique souvent des rehauts avec du blanc ; il commence ordinairement à colorer par une demi-teinte locale très peu empâtée. C’est là-dessus, à ce que je pense, qu’il place les clairs et les parties sombres. J’ai bien remarqué cette touche dans le Calvaire. Les chairs des deux larrons très différentes, sans efforts apparents. Il est évident qu’il modèle ou tourne la figure dans ce ton local d’ombre et de lumière, avant de mettre ses vigueurs. Je pense que ses tableaux légers comme celui-ci, et un Saint Benoît, qui lui ressemble, ont dû être faits ainsi. Dans la manière plus sèche, chaque morceau a été peint plus isolément.

Se rappeler les mains de la Sainte Véronique, le linge tout à fait gris ; celles de la Vierge à côté, d’une sublime négligence ; les deux larrons sublimes de tout point… La pâleur et l’air effaré du vieux coquin qui est par devant.

Dans le Saint François cachant le monde avec sa robe, simplicité extraordinaire d’exécution. Le gris de l’ébauche paraît partout. Un très léger ton local sur les chairs et quelques touches un peu plus empâtées pour les clairs.

Se rappeler souvent l’étude commencée, de Femme au lit, il y a un mois environ ; le modelé déjà arrêté dans le ton local, sans rehauts d’ombres et de clairs ; j’avais trouvé cela, il y a bien longtemps, dans une étude couchée[3]. L’instinct m’avait guidé de bonne heure.

  1. « Rien des années, écrit Fromentin, séparent l’Assomption de la Vierge des deux toiles dramatiques de Saint Liévin et du Christ montant au Calvaire. » Il parle de « la main puissante, effrénée ou raffinée qui peignait à la même heure le Martyre de saint Liévin, les Mages du Musée d’Anvers, ou le Saint Georges de l’église Saint-Jacques ». (Fromentin, les Maîtres d’autrefois, p. 40, 41.)
  2. Théodore Van Thulden, peintre et graveur flamand (1607-1676).
  3. Voir Catalogue Robaut, nos 106 et 140.