Journal (Eugène Delacroix)/9 avril 1858

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 319-323).

9 avril. — De la correspondance de Voltaire avec le cardinal de Bernis[1] : « Cette tragédie (celle de Calas) ne m’empêche pas de faire à Cassandre toutes les corrections que vous m’avez bien voulu indiquer : malheur à qui ne se corrige pas, soi et ses œuvres ! En relisant une tragédie de Mariamne que j’avais faite il y a quelque quarante ans, je l’ai trouvée plate et le sujet beau ; je l’ai entièrement changée ; il faut se corriger, eût-on quatre-vingts ans. Je n’aime point les vieillards qui disent : — J’ai pris mon pli. — Eh ! vieux fou, prends-en un autre ; rabote tes vers si tu en as fait, et ton humeur si tu en as. Combattons contre nous-mêmes jusqu’au dernier moment ; chaque victoire est douce. Que vous êtes heureux, Monseigneur ! Vous êtes encore jeune et vous n’avez point à combattre. »

De Voltaire au cardinal de Bernis[2] : « Je ne sais, Monseigneur, si notre secrétaire perpétuel a envoyé à Votre Éminence l’Héractius de Calderon, que je lui ai remis pour divertir l’Académie. Vous verrez quel est l’original, de Calderon ou de Corneille. Cette lecture peut amuser infiniment un homme de goût tel que vous, et c’est une chose, à mon gré, assez plaisante. Je vois jusqu'à quel point la plus grave de toutes les nations méprise le sens commun.

« Voici, en attendant, la traduction très fidèle de la Conspiration contre César par Cassius et Brutus, qu’on joue tous les jours à Londres, et qu’on préfère infiniment au Cinna de Corneille. Je vous supplie de me dire comment un peuple qui a tant de philosophie peut avoir si peu de goût. Vous me répondrez peut-être que c’est parce qu’ils sont philosophes ; mais quoi ! la philosophie mènerait-elle tout droit à l’absurdité ? Et le goût cultivé n’est-il pas même une vraie partie de la philosophie ? »

Voici la réponse du cardinal qui se montre, à mon avis, plus homme d’un véritable goût que Voltaire. Celui-ci, — et c'était naturel, tout prévenu par l’habitude de notre théâtre, dans lequel, malgré son génie, et quoi qu’il en put penser lui-même, il n’avait pas innové véritablement, — ne voit le goût que dans les étroites convenances que l’habitude, plus qu’une vraie entente de ce qui plaît aux hommes, avait établies sur notre scène : « Je suis loin de m'élever contre la forme de Corneille et de Racine. Elle avait eu du moins d'être nouvelle dans leur main : cette préférence donnée au discours sur l’action est un système complet : le penchant de notre nation y convient. Cependant celui de Shakespeare et de Calderon qui a suffi aux Anglais et aux Espagnols qui ont précédé d’un siècle nos grands ouvrages, dans le même moment, il faut bien le dire, où notre théâtre se débattait dans d’incroyables ténèbres, ce système, dis-je, tout critiquable qu’il est, parle peut-être davantage à l’imagination et ne met pas aussi perpétuellement l’auteur entre le spectateur et la scène. »

La véritable innovation, — mais je crois que du temps de Voltaire, et dans la société où il vivait, elle était impossible à Voltaire lui-même, — cette innovation eût consisté à mettre seulement dans ces actions compliquées des Anglais et des Espagnols une espèce d’ordre et de raison ; mais laissons parler l’aimable cardinal, dont l’opinion est étonnante pour le temps où il vit : « Notre secrétaire perpétuel m’a envoyé l’Héraclius de Calderon, et je viens de lire le Jules César de Shakespeare. Ces deux pièces m’ont fait grand plaisir comme servant à l’histoire de l’esprit humain et du goût particulier des nations. Il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point, et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. Voyez les tableaux de Paul Véronèse, de Rubens et de tant d’autres peintres flamands ou italiens, ils pèchent souvent contre les costumes, ils blessent les convenances et offensent le goût ; mais la force de leur pinceau et la vérité de leur coloris font excuser ces défauts. Il en est à peu près de même des ouvrages dramatiques. Au reste, je ne suis pas étonné que le peuple anglais, qui ressemble à certains égards au peuple romain, ou qui du moins s’est flatté de lui ressembler, soit enchanté d’entendre les grands personnages de Rome s’exprimer comme la bourgeoisie et quelquefois comme la populace de Londres. Vous me paraissez étonné que la philosophie, éclairant l’esprit et rectifiant les idées, influe si peu sur le goût d’une nation ! Vous avez bien raison ; mais cependant vous aurez observé que les mœurs ont encore plus d’empire sur le goût que les sciences. Il me semble qu’en fait d’art et de littérature, les progrès du goût dépendent plus de l’esprit de société que de l’esprit philosophique. La nation anglaise est politique et marchande ; par là même elle est moins polie, mais moins frivole que la nôtre. Les Anglais parlent de leurs affaires ; notre unique occupation à nous est de parler de nos plaisirs ; il n’est donc pas singulier que nous soyons plus difficiles et plus délicats que les Anglais sur le choix de nos plaisirs et sur les moyens de nous en procurer. Au reste, qu'étions-nous avant le siècle de Corneille ? Il nous sied à tous égards d'être modestes. »

  1. Lettre du 21 juillet 1762.
  2. Lettre du 31 mars 1763.