Journal (Eugène Delacroix)/7 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 231-234).

Vendredi 7 octobre. — Grande promenade dans le jardin. Ravi par les odeurs de fleurs et du raisin. Mais étant remonté dans une situation paresseuse, elle s’est prolongée toute la journée que je suis resté à lire le Spectateur, à dormir, à le reprendre.

Le soleil s’était montré dans la journée, et j’ai eu l’esprit d’attendre qu’il fût passé, pour me mettre en route, vers trois heures seulement, ou deux heures. Une pluie battante m’a pris dans la forêt ; heureusement, elle s’est calmée au moment où j’allais rentrer, et j’ai continué par une allée que je n’avais jamais prise, partant de ce même centre qui va au chêne Prieur et à l’allée descendante, mais plus à droite, et remplie de bruyères. Remonté ensuite au chêne, etc.

Rentré avec appétit, ce qui est le grand point pour que la digestion se fasse convenablement. Dîné dans mon atelier, où je suis mieux pour cela, et arpenté toute la soirée le logement en tous sens, car la pluie et l’obscurité rendent toute sortie bien difficile, le soir. Samedi 8 octobre. — J’ai lu hier l’excellent passage du Spectateur sur la vieillesse. Je me réserve de le copier tout entier.

Je crois me rappeler qu’il met au premier rang des avantages quelle nous donne sur la jeunesse, la tranquillité. Effectivement, c’est là le véritable bien dont le vieillard doit jouir, s’il vit selon l’état où il est arrivé. Quoiqu’on dise que la vieillesse est l’âge de l’ambition, ce ne peut être que celui d’une ambition légitime ou facile, en comparaison, à satisfaire. En effet, quand on voit un homme mûr aspirer aux honneurs, ce ne peut être, à moins de folie complète de sa part, qu’à ceux auxquels il a le droit d’espérer comme étant la suite des avantages qu’il a su déjà se faire et de la position qu’il a prise par les travaux de toute sa vie. Certes, on ne se fait pas une carrière à cinquante ans. On goûte alors les fruits de celle qu’on s’est faite ; les honneurs vont trouver naturellement celui qui possède déjà la considération. Il faut donc au vieillard, je ne dirai pas dans la poursuite, ce mot sent encore trop la jeunesse, mais dans la recherche calme des prérogatives auxquelles il a droit, la même tranquillité que je regarde comme le souverain bien à cet âge. Que si la fortune n’a pas favorisé les efforts de la jeunesse, car je ne parle toujours ici que de celui qui a fait preuve de mérite ou de constance, si la position est médiocre, une longue habitude de cette médiocrité doit la lui rendre moins pénible, de même que la perspective de la continuation du même état jusqu’à la fin de sa vie. Est-il rien de plus ridicule que de s’agiter dans l’âge où tout invite, où tout force au repos ? d’être le compétiteur de gens doublement encouragés par la force de l’âge et par l’intérêt qui s’attache à la jeunesse ? L’homme de mérite que les circonstances n’ont pas servi, doit jouir encore, dans la situation où il voit s’achever ses jours, du calme que cette situation comporte ; et il n’y a que la misère qui puisse rendre cette condition intolérable ; et ceci ne s’adresse pas à ceux qui seraient, par un hasard fort rare et malgré de notables qualités, tombés dans un état si bas. C’est de la force d’âme alors, et une force bien rare, qui serait nécessaire à cet infortuné, pour faire tête au malheur. Chez celui-là, il y aurait encore lieu à tirer des consolations du sentiment de son propre mérite et de l’injustice de la fortune.

La jeunesse voit tout devant elle et veut aspirer à tout ; c’est ce qui fait son inquiétude et son agitation continuelles. L’idée du repos est aussi incompatible avec cet âge que celle de l’agitation l’est pour la vieillesse. Le vieillard, au contraire, serait inexcusable d’entretenir cette agitation fiévreuse. Il a mesuré ses forces et il connaît le prix du temps ; il sait celui qu’il lui faudrait pour parvenir à un but incertain. Il faut, à son âge, avoir atteint celui auquel on tendait, et non pas remettre encore en question quel sera l’avenir. Ce sont toutes ces raisons qui doivent le porter au calme et lui faire tirer de la position telle quelle qu’il s’est acquise, tout le fruit quelle comporte raisonnablement.