Journal (Eugène Delacroix)/7 mai 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 438-439).

Mardi 7 mai. — Je n’ai pas mis le pied dehors de toute la journée, malgré le projet d’aller à Fromont.

Je me suis occupé de rechercher à mettre au net la composition de Samson et Dalila. Quoique cela ne m’ait pris que peu de temps et dans la matinée seulement, je ne me suis pas ennuyé.

Écrit à Andrieu[1], à son oncle, à Haro pour le plafond, et à Duban.

— Pourquoi ne pas faire un petit recueil d’idées détachées qui me viennent de temps en temps toutes moulées et auxquelles il serait difficile d’en coudre d’autres ? Faut-il absolument faire un livre dans toutes les règles ? Montaigne écrit à bâtons rompus… Ce sont les ouvrages les plus intéressants. Après le travail qu’il a fallu à l’auteur pour suivre le fil de son idée, la couver, la développer dans toutes ses parties, il y a bien aussi le travail du lecteur qui, ayant ouvert un livre pour se délasser, se trouve insensiblement engagé, presque d’honneur, à déchiffrer, à comprendre, à retenir ce qu’il ne demanderait pas mieux d’oublier, afin qu’au bout de son entreprise, il ait passé avec fruit par tous les chemins qu’il a plu à l’auteur de lui faire parcourir.

  1. Ici paraît pour la première fois le nom du peintre Pierre Andrieu, qui fut le collaborateur assidu de Delacroix, après avoir été son élève. Il eut sa part dans ses principaux travaux décoratifs, notamment dans la galerie d’Apollon du Louvre et la chapelle de Saint-Sulpice. Après sa mort, il fut chargé de la restauration du plafond de la galerie d’Apollon et de la coupole de la bibliothèque du Luxembourg. Andrieu s’était assimilé si complètement la manière de Delacroix que Th. Gautier écrivait à propos de lui : « Les dessous de ses chefs-d’œuvre n’ont pas de secret pour lui. Ses personnages se meuvent naturellement… comme ceux de Delacroix ; ils ont les mêmes types, les mêmes allures, le même goût d’ajustement. Si ce ne sont pas des frères, ce sont au moins des cousins germains, et après quelques heures de retouche, le maître volontiers les signerait. » C’était à la fois faire l’éloge et la critique du talent d’Andrieu. La vénération de l’élève pour le maître revêtait le caractère d’une véritable religion : il conserva pendant près de trente années les copies du Journal que nous publions aujourd’hui, sans permettre qu’on y portât la main, malgré les propositions qui lui furent faites.