Journal (Eugène Delacroix)/6 août 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 19-22).

Malines, mardi 6 août. — A Cologne. Je comptais partir pour Bruxelles ou Malines dans la journée. Forcé de partir à dix heures, à cause des heures de départ.

Pris le commissionnaire pour aller voir la cathédrale. Ce malheureux édifice, qui ne sera jamais terminé, est encombré, pour l’éternité par conséquent, de baraques et de planches servant aux travaux. Saint-Ouen de Rouen, auquel on a cru devoir ajouter les clochers qui lui manquaient, pouvait très bien s’en passer ; mais Cologne est à un état d’ébauche singulier, la nef n’est pas même couverte. Voilà ce qu’on devrait s’appliquer à finir ; le portail entraînerait des travaux gigantesques, et les quelques pauvres diables qu’on aperçoit et qu’on entend dans ces baraques picoter des morceaux de pierre n’avanceront pas en trois siècles la besogne au dixième, à supposer qu’on leur donne de l’argent.

Ce qui est fait est magnifique. On sent une impression de grandeur, qui m’a rappelé la cathédrale de Séville. Le chœur et la croix sont faits depuis longtemps. On s’est amusé à dorer et peindre en rouge les chapiteaux du chœur. Les petits pendentifs sont occupés par des figures d’anges en style soi-disant raphaélesque, de l’effet le plus mesquin.

Plus j’assiste aux efforts qu’on fait pour restaurer les églises gothiques, et surtout pour les peindre, plus je persévère dans mon goût de les trouver d’autant plus belles qu’elles sont moins peintes. On a beau me dire et me prouver qu’elles l’étaient, chose dont je suis convaincu, puisque les traces existent encore, je persiste à trouver qu’il faut les laisser comme le temps les a faites ; cette nudité les pare suffisamment ; l’architecture a tout son effet, tandis que nos efforts, à nous autres hommes d’un autre temps, pour enluminer ces beaux monuments, les couvrent de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et odieux. Les vitraux que le roi de Bavière a donnés à Cologne sont encore un échantillon malheureux de nos écoles modernes ; tout cela est plein du talent des Ingres et des Flandrin. Plus cela veut ressembler au gothique, plus cela tourne au colifichet, à la petite peinture néo-chrétienne des adeptes modernes. Quelle folie et quel malheur, quand cette fureur, qui pourrait s’exercer sans nuire dans nos petites expositions, est appliquée à dégrader de beaux ouvrages comme ces églises ! Celle de Cologne est remplie de monuments curieux : des archevêques, des guerriers, des retables, tableaux ou sculptures, représentant la Passion, etc.

Vu en sortant l’église des Jésuites. Voilà le contre-pied de ce que nous faisons aujourd’hui : au lieu de s’amuser à imiter des monuments d’une autre époque, on faisait ce qu’on pouvait, mêlant gothique, Renaissance, tous les styles enfin ; et de tout cela des artistes vraiment artistes savaient faire des ensembles charmants. On est ébloui dans ces églises de la profusion des richesses en marbres, statues, tombeaux, tapissant les murs et s’étalant sous les pieds. Des stalles en bois se prolongent tout le long des murs ; l’orgue orné, etc.

En revenant, à l’Hôtel de ville : édifice charmait, de la Renaissance ; en face, une maison probablement du temps de Henri IV : très imposant style rustique.

Cette ville est des plus intéressantes, animée, gaie et, sauf les uniformes prussiens qui me font un effet désagréable, faite pour l’imagination.

En allant au chemin de fer, revu l’extérieur des tours, etc.

— Parti à dix heures ; chaleur extrême et route fatigante. Corvée des douanes, avant Verviers ou à Verviers même.

Écrivassé pendant la route sur mon petit calepin.

— Arrivé à Malines à six heures environ. Bon petit hôtel de Saint-Jacques et bon souper qui m’a remis. Les grands hommes qui écrivent leurs mémoires ne parlent pas assez de l’influence d’un bon souper sur la situation de leur esprit. Je tiens fort à la terre par ce côté, pourvu toutefois que la digestion ne vienne pas contre-balancer l’effet favorable de Cérès et de Bacchus. Encore serait-il vrai que, tout le temps qu’on tient table et même encore quelque temps après, le cerveau voit les choses sous un autre aspect qu’auparavant. C’est une grande question qui humilie certains hommes, qui se croient ou qui se voudraient beaucoup plus qu’hommes, que ce feu qui naît de la bouteille et vous porte plus loin que vous n’eussiez été sans cela. Il faut bien s’y résigner, puisque non seulement cela est, mais que, de plus, cela est fort agréable.