Journal (Eugène Delacroix)/5 août 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 405-408).

5 août. — Que chaque talent original présente dans son cours les mêmes phases que l’art parcourt dans ses évolutions différentes, savoir : timidité et sécheresse au commencement, et largeur ou négligence des détails à la fin. — Le comte Palatiano[1] comparé à mes récentes peintures.

Loi singulière ! Ce qui se produit ici se produit en tout. Je serais conduit à inférer que chaque objet est en lui-même un monde complet. L’homme, a-t-on dit, est un petit monde. Non seulement il est dans son unité un tout complet, avec un ensemble de lois conformes à celles du grand tout, mais une partie même d’un objet est une espèce d’unité complète ; ainsi une branche détachée d’un arbre présente les conditions de l’arbre tout entier. C’est ainsi que le talent d’un homme isolé présente dans la suite de son développement les phases différentes que présente l’histoire de l’art dans lequel il s’exerce (ceci peut encore se rapporter au système de Chenavard sur l’enfance et la vieillesse du monde).

On plante une branche de peuplier, qui devient bientôt un peuplier. Où ai-je vu qu’il y a des animaux, — et cela est probable, — qui, coupés en morceaux, font autant d’être distincts, ayant autant d’existences propres qu’il y a de fragments ? J’ai remarqué souvent, en dessinant des arbres, que telle branche séparée est elle-même un petit arbre : il suffirait, pour le voir ainsi, que les feuilles fussent proportionnées. La nature est singulièrement conséquente avec elle-même : j’ai dessiné à Trouville des fragments de rochers au bord de la mer, dont tous les accidents étaient proportionnés, de manière à donner sur le papier l’idée d’une falaise immense ; il ne manquait qu’un objet propre à établir l’échelle de grandeur. Dans cet instant, j’écris à côté d’une grande fourmilière, formée au pied d’un arbre, moitié par de petits accidents de terrain, moitié par Les travaux patients des fourmis ; ce sont des talus, des parties qui surplombent et forment de petits défilés, dans lesquels passent et repassent les habitants d’un air affairé et comme le petit peuple d’un petit pays, que l’imagination peut grandir dans un instant. Ce qui n’est qu’une taupinière, je le vois à volonté comme une vaste étendue entrecoupée de rocs escarpés, de pentes rapides, grâce à la taille diminuée de ses habitants. Un fragment de charbon de terre ou de silex, ou d’une pierre quelconque, pourra présenter dans une proportion réduite les formes d’immenses rochers.

Je remarque à Dieppe la même chose dans les rochers à fleur d’eau, que la mer recouvre à chaque marée ; j’y voyais des golfes, des bras de mer, des pics sourcilleux suspendus au-dessus des abîmes, des vallées divisant, par leurs sinuosités, toute une contrée présentant les accidents que nous remarquons autour de nous. Il en est de même pour les vagues de la mer, qui sont divisées elles-mêmes en petites vagues, se subdivisant encore et présentant individuellement les mêmes accidents de lumière et le même dessin. Les grandes vagues de certaines mers du Cap, par exemple, dont on dit qu’elles ont quelquefois une demi-lieue de large, sont composées de cette multitude de vagues, dont le plus grand nombre est aussi petit que celles que nous voyons dans le bassin de notre jardin.

— Fuir les méchants, même quand ils sont agréables, instructifs, séduisants. Chose étrange ! un penchant, autant que le hasard aveugle, vous rapproche souvent d’une perverse nature. Il faut combattre ce penchant, puisque l’on ne peut fuir le hasard des rencontres.

Lu dans la Revue un article de Saint-Marc Girardin[2], au sujet de la Lettre sur les spectacles, de Rousseau. Il discute longuement si les spectacles sont dangereux ; je suis de cet avis, mais ils ne le sont pas plus que toutes nos autres distractions. Tout ce que nous imaginons, pour nous tirer du spectacle constant de notre misère et des ennuis qu’engendre notre vie telle qu’elle est, tourne les esprits vers ce qui est plus ou moins défendu par la stricte morale. Vous n’intéressez que par le spectacle des passions et de leurs agitations : ce n’est guère le moyen d’inspirer la résignation et la vertu. Nos arts ne sont qu’allèchements pour la passion. Toutes ces femmes nues dans les tableaux, toutes ces amoureuses dans les romans et dans les pièces, tous ces maris ou ces tuteurs trompés ne sont rien moins que des excitations à la chasteté et à la vie de famille. Rousseau eût été révolté cent fois davantage par le théâtre et le roman modernes. A très peu d’exceptions près, on ne trouvait dans l’un et dans l’autre, autrefois, que des exemples de passions dont le triomphe ou la défaite tournait jusqu’à un certain point au profit de la morale. Le théâtre ne montrait guère le tableau de l’adultère (Phèdre, la Mère coupable). L’amour était une passion contrariée, mais dont la fin était légitime dans nos mœurs. On était à cent lieues de ces excentricités romanesques qui font le thème ordinaire des drames modernes et la pâture des esprits désœuvrés… Quels germes de vertu ou seulement de convenance apparente peuvent laisser dans les cœurs des Antony, des Lélia et tant d’autres parmi lesquels le choix est difficile pour l’exagération d’une part, et pour le cynisme de l’autre ?

  1. Delacroix fait ici allusion à une ancienne peinture de lui, datant de 1826 : le Portrait du comte Palatiano.
  2. Saint-Marc Girardin (1801-1873) était alors membre du conseil de l’instruction publique, professeur à la Sorbonne, et membre de l’Académie française depuis 1844.