Journal (Eugène Delacroix)/31 janvier 1860

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 374-377).

31 janvier. — Sur l'âme. Jacques avait de la peine à se persuader que ce qu’on appelle l’âme, cet être impalpable, — si on peut appeler un être ce qui n’a point de corps, ce qui ne peut tomber sous le sens, — puisse continuer à être ce quelque chose qu’il sent, dont il ne peut douter, quand l’habitation formée d’os, de chair, dans laquelle circule le sang, où fonctionnent les nerfs, a cessé d'être cette usine en mouvement, ce laboratoire de vie qui se soutient au milieu des éléments contraires à travers tant d’accidents et de vicissitudes.

Quand l'œil a cessé de voir, que deviennent les sensations qui arrivent à cette pauvre âme, réfugiée je ne sais où, par le moyen de cette manière de fenêtre ouverte sur la création visible ? L'âme se souvient, direz-vous, de ce qu’elle a vu, et s’exerce et se console par le souvenir ; mais si la mémoire, qui supplée à sa manière la vue, ou l’ouïe, ou les sens enfin que nous perdons tour à tour, vient à s'éteindre, quel sera l’aliment de cette flamme que personne n’a vue ? Que devient-elle quand, acculée dans ses refuges extrêmes par la paralysie ou l’imbécillité, elle est contrainte enfin par la cessation définitive de la vie, de l’exil pour jamais, de se séparer de ces organes qui ne sont plus qu’une argile inerte ? Exilée de ce corps, que quelques-uns appellent sa prison, assiste-t-elle au spectacle de cette décomposition mortelle, quand des prêtres viennent en cérémonie murmurer des patenôtres sur cette argile insensible, ou quand une voix s'élève par hasard pour lui adresser un dernier adieu ? Au bord de cette tombe qui va se fermer, recueille-t-elle sa part de ces momeries funèbres ? Que devient-elle à cet instant suprême où, forcée de s’exiler tout à fait de ce corps quelle animait ou de qui elle recevait l’animation, que devient sa condition dans ce veuvage de tous les sens et au moment où le sang se retire et se glace, cesse de donner l’impulsion à ce bizarre composé de matière et d’esprit, à peu près comme le balancier d’une horloge qui en s’arrêtant arrête les rouages et le mouvement ?

Jacques s’affligeait de ce doute mortel, etc., — et toutefois il sacrifiait à la gloire… Il passait des journées et des nuits à polir un ouvrage ou des ouvrages destinés, à ce qu’il espérait, à perpétuer son nom. Cette singulière contradiction de la recherche d’une vaine renommée à laquelle sa cendre serait insensible, ne pouvait, d’une part, ni le corriger de sa recherche, ni de l’autre lui donner l’espoir de se survivre et de se sentir admiré quand il ne se sentirait plus vivre.

Un ami de Jacques était un matérialiste parfait : c'était un homme pour qui ce petit domaine que nous appelons la science n’avait pas de coin qu’il n’eût fouillé et approfondi. Il se demandait avec chagrin d’où cette âme immortelle aurait obtenu ce privilège de l'être toute seule au milieu de tout ce que nous voyons ; à moins de faire décidément de cette âme des portions, des émanations du grand être, il lui semblait quelle dût partager le soit commun, naître, si quelque chose qui n’est rien peut naître, se développer dans sa nature et périr. Pourquoi, se disait-il, si elle ne doit finir, aurait-elle commencé jamais ?

Les âmes innombrables de toutes les créatures humaines, y compris celles des idiots, des Hottentots et de tant d’hommes qui ne diffèrent en rien de la brute, auraient existé de toute éternité ? Car enfin, la matière, sauf ses modifications successives, est dans ce cas : il fallait donc dans cette immensité de riens quelque chose destinée un jour à donner l’intelligence à celle-ci. Pourquoi, si l’esprit ne se perd pas, les créations des grandes âmes ne participent-elles pas à ce privilège ?

Un bel ouvrage semble contenir une partie du génie de son auteur. Le tableau, qui est de la matière, n’est beau que parce qu’il est animé par un certain souffle, qui ne parvient pas plus à le préserver de la destruction que notre âme chétive à faire durer notre chétif corps. Au contraire, dans ce dernier cas, c’est souvent cette intempérante, folle, déréglée, avare, qui précipite son compagnon, j’allais dire inséparable, dans mille dangers et dans mille hasards.