Journal (Eugène Delacroix)/31 août 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 69-71).

31 août. — Sorti vers trois heures pour voir des logements rues d’Amsterdam, Pigalle, etc.

Chez Schwiter[1], j’ai été frappé là, en voyant sa propre peinture et le portrait de West, de Lawrence, ainsi que des gravures d’après Reynolds, de l’influence fâcheuse de toute manière. Ces Anglais, et Lawrence tout le premier, ont copié aveuglement leur grand-père Reynolds, sans se rendre compte des entorses qu’il donnait à la vérité ; ces licences, qui ont contribué à donner à sa peinture une sorte d’originalité, mais qui sont loin d'être justifiables, l’exagération pour l’effet et même les effets complètement faux qui en sont la conséquence, ont décidé du style de tous ses suivants, ce qui donne à toute cette école un air factice que ne rachètent pas certaines qualités. Ainsi la tête de West, qui est peinte dans la lumière la plus vive, est accompagnée d’accessoires tels que les vêtements, un rideau, etc., qui ne participent nullement à cette lumière ; en un mot, elle est dépourvue de toute raison ; il s’ensuit qu’elle est fausse et l’ensemble maniéré. Une tête de Van Dyck ou de Rubens, placée à côté de semblables résultats, les place tout de suite dans les rangs les plus secondaires. (Rapprocher ceci de ce que j’ai écrit quelques jours plus tard à Dieppe sur l’imitation naïve et l’influence des écoles.)[2].

La vraie supériorité, comme je l’ai dit quelque part dans ces petits souvenirs, n’admet aucune excentricité. Rubens est emporté par son génie et se livre à des exagérations qui sont dans le sens de son idée et fondées toujours sur la nature.

De prétendus hommes de génie comme nous en voyons aujourd’hui, remplis d’affectation et de ridicule, chez lesquels le mauvais goût le dispute à la prétention, dont l’idée est toujours obscurcie par des nuages, qui portent, même dans leur conduite, cette bizarrerie qu’ils croient un signe de talent, sont des fantômes d'écrivains, de peintres et de musiciens. Ni Racine, ni Mozart, ni Michel-Ange, ni Rubens, ne pouvaient être ridicules de cette façon-là ; le plus grand génie n’est qu’un être supérieurement raisonnable. Les Anglais de l'école de Reynolds ont cru imiter les grands coloristes flamands et italiens ; ils ont cru, en faisant des tableaux enfumés, faire des tableaux vigoureux ; ils ont imité le rembrunissement que le temps donne à tous les tableaux et surtout cet éclat factice que causent les dévernissages successifs qui rembrunissent certaines parties en donnant aux autres un éclat qui n’était pas dans l’intention des maîtres. Ces altérations malheureuses leur ont fait croire, comme dans le portrait de West, qu’une tête pouvait être très brillante à côté de vêtements complètement dépourvus de lumière, et que des fonds pouvaient être très obscurs derrière des objets éclairés : ce qui est de toute fausseté.

  1. Le baron Schwiter devait être un des légataires de Delacroix, qui lui laissa par testament divers tableaux anciens.
  2. Voir plus loin, p. 95 et 96.