Journal (Eugène Delacroix)/30 novembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 285-286).

Mercredi 30 novembre. — Dîné chez la princesse Marcellini. Duo de basse et de piano de Mozart, dont le commencement rappelle : Du moment qu’on aime. — Duo idem de Beethoven, celui que je connais déjà et qu’ils ont joué.

Quelle vie que la mienne[1] ! Je faisais cette réflexion en entendant cette belle musique, surtout celle de Mozart qui respire le calme d’une époque ordonnée. Je suis dans cette phase de la vie où le tumulte des passions folles ne se mêle pas aux délicieuses émotions que me donnent les belles choses. Je ne sais ce que c’est que paperasses et occupations rebutantes, qui sont celles de presque tous les humains ; au lieu de penser à des affaires, je ne pense qu’à Rubens ou à Mozart : ma grande affaire pendant huit jours, c’est le souvenir d’un air ou d’un tableau. Je me mets au travail comme les autres courent chez leur maîtresse, et quand je les quitte, je rapporte dans ma solitude ou au milieu des distractions, que je vais chercher, un souvenir charmant, qui ne ressemble guère au plaisir troublé des amants.

J’ai vu chez la princesse le portrait du prince Adam[2] par Delaroche[3] ; on dirait le fantôme du pauvre prince, tant il semble qu’il lui ait tiré tout le sang de ses veines, et tant il lui a allongé la figure. Voilà vraiment, suivant l’expression de Delaroche lui-même, ce qu’on peut appeler de la peinture sérieuse. Je lui parlais un jour des admirables Murillo du maréchal Soult, qu’il voulait bien me laisser admirer ; seulement, disait-il, ce n’est pas de la peinture sérieuse.

Je suis rentré à une heure du matin. Jenny me disait que quand on a entendu de la musique pendant une heure, c’est tout ce qu’on en peut porter. Elle a raison : c’est même beaucoup. Un air ou deux comme le duo de Mozart, et le reste fatigue et donne de l’impatience.

  1. Ce passage est à rapprocher du fragment de l’année 1824 : « Quelle sera ma destinée ? Sans fortune et sans disposition propre à rien acquérir. »
  2. Le prince Adam Czartoryski.
  3. « Le seul homme dont le nom eût puissance pour arracher quelques gros mots à cette bouche aristocratique, était P. Delaroche. » {Baudelaire, sur Delacroix.)