Journal (Eugène Delacroix)/30 avril 1847

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 303-305).

30 avril. — J’essaye de travailler et j’éprouve toujours cette irritation intérieure ; il faut de la patience.

Vers trois heures j’ai été chez Mme Delessert : je l’ai trouvée changée. Je suis parti avec elle : elle m’a déposé chez Souty[1], où j’ai été voir le tableau de Susanne, attribué à Rubens. C’est un Jordaens des plus caractérisés et un magnifique tableau.

On voit là quelques tableaux modernes, qui font une triste figure à côté du flamand. Ce qui attriste dans toutes ces malheureuses toiles, c’est l’absence absolue de caractère ; on voit dans chacun celui qu’ils ont voulu se donner, mais rien ne porte un cachet ; il faut en excepter l’Allée d’arbres, de Rousseau, qui est une œuvre excellente dans beaucoup de parties ; le bas est parfait ; le haut est d’une obscurité qui doit tenir à quelques changements ; le tableau tombe par écailles. — Il y a un tableau de Cottreau[2], déplorable : la tête d’un certain sultan qui rit est l’ouvrage du plus sot des hommes, et il s’en faut bien que l’auteur soit cela. Pourquoi a-t-il choisi une profession dans laquelle son esprit lui est inutile ?

Le Jordaens est un chef-d’œuvre d’imitation, mais d’imitation large et bien entendue, comme peinture. Voici un homme qui fait bien ce qu’il est propre à faire !… Que les organisations sont diverses ! Cette absence complète d’idéal choque malgré la perfection de la peinture : la tête de cette femme est d’une vulgarité de traits et d’expression qui passe toute idée. Comment ne s’est-il pas senti le besoin de rendre le côté poétique de ce sujet, autrement qu’avec les admirables oppositions de couleur qui en font le chef-d’œuvre ?… La brutalité de ces vieillards, le chaste effroi de la femme honnête, ses formes délicates, qu’il semble que l’œil lui-même ne dût point voir, tout cela eût été chez Prud’hon, chez Lesueur, chez Raphaël ; ici elle a l’air d’intelligence avec eux et il n’y a d’animé chez eux que l’admirable couleur de leurs têtes, de leurs mains, de leurs draperies. Cette peinture est la plus grande preuve possible de l’impossibilité de réunir d’une manière supérieure la vérité du dessin et de la couleur à la grandeur, à la poésie, au charme. J’ai d’abord été renversé par la force et la science de cette peinture, et j’ai vu qu’il m’était également impossible de peindre aussi vigoureusement et d’imaginer aussi pauvrement ; j’ai besoin de la couleur, j’en ai un besoin égal, mais elle a pour moi un autre but ; je me suis donc réconcilié avec moi-même, après avoir reçu d’abord l’impression d’une admirable qualité qui m’est refusée ; ce rendu, cette précision sont à mille lieues de moi, ou plutôt j’en suis à mille lieues ; cette peinture ne m’a pas saisi, comme beaucoup de belles peintures. Un Rubens m’eût ému davantage ; mais quelle différence entre ces deux hommes ! Rubens, à travers ses couleurs crues et ses grosses formes, arrive à un idéal des plus puissants. La force, la véhémence, l’éclat le dispensent de la grâce et du charme.

  1. Souty, marchand de couleurs, de toiles et de cadres.
  2. Cottreau ou Cottereau, favori de la petite cour d’Arenenberg, était un peintre de second ordre ; mais le prince président le nomma inspecteur général des Beaux-Arts, poste qu’il remplit jusqu’à sa mort. Il eut pour successeur Alfred Arago.