Journal (Eugène Delacroix)/2 mai 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 20-21).

2 mai. — Ce soir chez l’insipide Païva. Quelle société ! Quelles conversations ! Des jeunes gens avec barbe et sans barbe ; des jeunes premiers de quarante-cinq ans, des barons et des ducs allemands, des journalistes, et tous les jours de nouvelles figures !

Amaury Duval y est venu. Je n’ai commencé à pouvoir ouvrir la bouche qu’avec lui ; j’étais pétrifié de tant d’inutilité et d’insipidité. Le bon X… croit être là en société. Comme on ne jure que par lui, qu’il fait là un excellent dîner chaque semaine et qu’il y mène sa donzelle, qu’on le consulte même sur les talents du cuisinier, qu’il décide s’il faut le conserver ou le changer, il est là comme autrefois le Mondor de l’ancien régime dans certains salons ; il bâille, il dort pendant qu’on lui parle ; au demeurant, c’est un bon garçon.

En sortant de cette peste assoupissante à onze heures et demie et en respirant l’air de la rue, je me suis cru à un régal ; j’ai marché une heure avec moi-même, peu satisfait néanmoins, morose, faisant retour sur mille objets désagréables et me plaçant en esprit au milieu de tous ces dilemmes que pose l’existence telle qu’elle est ; celui-ci surtout qui est le fond de tous les raisonnements possibles à cet endroit : solitude, ennui, torpeur, société avec et sans liens, rage de tous les moments et surtout aspiration à la solitude. Conclusion : rester dans la solitude, sans traverser d’autre épreuve, puisque le vœu suprême est enfin d’être tranquille, quand la tranquillité devrait être une sorte d’anéantissement.