Journal (Eugène Delacroix)/29 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 211-213).

Dimanche 29 mai. — Tous ces jours derniers se sont écoulés rapidement, moitié travaillant et moitié sortant, mais beaucoup moins le dernier, à cause de la pluie que nous avons depuis deux ou trois jours. Tantôt je veux jeter Poussin par les fenêtres, tantôt je le reprends avec fureur ou par raison.

Mme Barbier, qui est venue passer la journée, malgré cet affreux temps, m’a invité à dîner ; j’ai éprouvé dans la causerie de cette femme, qui a de l’esprit, le plaisir et le besoin que j’éprouve dans la conversation ; mais il faut avec l’esprit les petites manières du monde que les rustres de nos jours peuvent critiquer, mais qui ajoutent le piquant nécessaire. Nos pères devaient prodigieusement s’amuser, car ces manières étaient infiniment plus répandues, et ce qui reste encore de politesse dans notre nation, malgré la grossièreté qui envahit tout, prouve ce que la société a dû être. Pour ceux qui éprouvent cette sorte de charme, il n’y a pas de progrès matériels qui puissent le compenser. Il n’est pas étonnant qu’on trouve insipide le monde à présent. La révolution qui s’accomplit dans les masses le remplit continuellement de parvenus, ou plutôt ce n’est plus le monde comme il était : ce qu’on appelle ainsi est effectivement tout ce qu’il y a de plus ennuyeux. Quel agrément pouvez-vous trouver chez des marchands enrichis, qui sont à peu près tout ce qui compose aujourd’hui les classes supérieures ? Les idées rétrécies du comptoir en lutte avec l’ambition de paraître distingué est le contraste le plus sot… Que dirai-je à M. Minoret, par exemple, qui n’a ni instruction, ni envie de plaire, ni envie de parler ?

Il faudrait cultiver les gens aimables, pour le peu qu’il s’en trouve ; avec les gens aimables, la frivolité est charmante, mais la frivolité dans le salon des gens qui ont rangé les comptoirs et mis leurs livres de comptes dans leur armoire pour donner un bal, et qui ont fait endimancher leurs commis pour offrir la main aux dames ! Je préfère une réunion de paysans[1] !

Revenu vers dix heures ; la pluie donnait à toute cette verdure toute fraîche une odeur délicieuse ; les étoiles brillantes, mais surtout cette odeur ! Vers le potager de Gibert, jusqu’à celui de Quantinet, une odeur de ma jeunesse, si pénétrante, si délicieuse, que je ne peux la comparer à rien. Je suis passé et repassé cinq ou six fois : je ne pouvais m’en arracher. Il m’a rappelé l’odeur de certaines petites plantes de potager, — que je voyais à Angerville, dans le jardin de M. Gastillon le père, — qui portent une espèce de fruit qui fait explosion dans la main.

Dans la conversation de ce soir, Mme Barbier m’a parlé de P… ; quoiqu’en laissant percer l’animosité qu’elle conserve peut-être justement, comme elle l’a fait valoir, elle m’a fait réfléchir profondément sur ses qualités, sur son dévouement à sa manière, sur l’affection qu’elle a pour moi, et que je retrouve chez moi pour elle ; il y a des êtres qui naissent accouplés : son souvenir me plaît et me remue toujours.

  1. Delacroix, comme presque tous les esprits supérieurs, estimait plus la simple et franche ignorance des âmes naïves que l’insuffisante et prétentieuse instruction des gens du monde. « Un jour, écrit Baudelaire, un dimanche, j’ai aperçu Delacroix au Louvre, en compagnie de sa vieille servante, celle qui l’a si dévotement soigné et servi pendant trente ans, et lui, l’élégant, le raffiné, l’érudit, ne dédaignait pas de montrer et d’expliquer les mystères de la sculpture assyrienne à cette excellente femme, qui l’écoutait d’ailleurs avec une naïve application. »