Journal (Eugène Delacroix)/29 juin 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 382-384).

29 juin. — Dîné chez Poinsot.

— Sur la fragilité[1] de la peinture et de tout ce que produisent nos arts. — Sur les tableaux : les toiles, les huiles, les vernis, pendant que les chimistes exaltent le progrès. C’est comme le progrès social, qui consiste à mettre en guerre toutes les classes par les sottes ambitions excitées dans les classes inférieures : moyen de socialité, si l’on veut, mais point de sociabilité. Ces lithographies de Charlet, les mieux faites il y a vingt ans, tombent en poussière. Le progrès a perfectionné, à ce qu’il croit, le papier, et pas un de nos livres, de nos écrits, des actes qui servent à régler nos rapports d’affaires, n’existera dans un demi-siècle. La socialité veut que chacun travaille pour soi et s’inquiète peu des autres. Il faut égayer notre court passage en cette vie et laisser à ceux qui nous suivront à s’en tirer comme ils pourront. Ce qu’on appelait la famille est aujourd’hui un vain mot. La suppression, dans nos mœurs, de la vénération, de la crainte même du père, par la familiarité que permettent les usages, en est le principal dissolvant. Le partage égal achève de dissoudre tous les liens qui unissent les membres d’une famille. Le lieu de la naissance, l’habitation paternelle est aliénée naturellement après la mort du père. On sacrifie, dira-t-on, à d’autres dieux ; le bien de l’humanité est devenu la passion de tous ceux qui ne peuvent vivre avec leurs frères issus du même sang dont ils sont formés. Il y a des entrepreneurs de charité qui nous évitent le souci de bien placer les offrandes que l’on adresse aux malheureux du monde entier qu’on soulage ainsi sans les connaître ni les rencontrer jamais. Ces philanthropes de profession sont tous gras et bien nourris : ils vivent heureux du bien qu’ils sont chargés de répandre. Heureux donc le siècle et tous ces bienfaiteurs qui croient avoir supprimé tous les maux, parce qu’ils en détournent la vue ; plus heureux les adroits dispensateurs de l’universelle charité qui ont résolu le problème de ne se priver de rien, en donnant à tout le monde.

— Chez Boissard à deux heures, pour entendre de la musique. Ils ne possèdent pas encore le Beethoven de la dernière époque.

Je demandais à Barbereau[2] s’il avait pénétré tout à fait les derniers quatuors : il me dit qu’il faut encore une loupe pour tout apercevoir, et peut-être faudra-t-il toujours la loupe. Le principal violon me disait que c’était magnifique, et qu’il y avait toujours des endroits obscurs. Je lui ai dit témérairement que ce qui restait obscur pour tout le monde, et surtout pour les violons, l’avait été sans doute dans l’esprit de son auteur. Cependant ne nous prononçons pas encore ; il faut toujours parier pour le génie.

  1. Baudelaire écrit à ce sujet : « Une des grandes préoccupations de notre peintre dans ses dernières années était le jugement de la postérité et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si sensible s’enflammait à l’idée d’une gloire immortelle, tantôt il parlait amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs… Cette friabilité de l’œuvre peinte, comparée avec la solidité de l’œuvre imprimée, était un de ses thèmes habituels de conversation. » (Art romantique. L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix.)
  2. Barbereau, compositeur (1799-1879). Grand prix de Rome, il devint chef d’orchestre du Théâtre-Italien, et dirigea en 1854 et 1855 l’orchestre de la société de Sainte-Cécile.