Journal (Eugène Delacroix)/28 novembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 283-285).

Lundi 28 novembre. — Première représentation de Mauprat[1]. Toutes les pièces de Mme Sand offrent la même composition, ou plutôt la même absence de composition : le début est toujours piquant et promet de l’intérêt ; le milieu de la pièce se traîne dans ce qu’elle croit des développements de caractères et qui ne sont que des moyens d’ouvrager l’action.

Il semble que dans cette pièce, comme dans les autres, à partir du deuxième acte jusqu’à la fin, — et il y en a six ! — la situation ne fait pas un pas ; le caractère indécrottable de son jeune homme à qui on dit sur tous les tons qu’on l’aime, ne sort pas du désespoir, de l’emportement et du non-sens. C’est juste comme dans le Pressoir.

Pauvre femme ! elle lutte contre un obstacle de nature qui lui défend de faire des pièces ; c’est au-dessous des plus minces mélodrames sous ce rapport ; il y a des mots pleins de charme ; c’est là son talent. Ses paysans vertueux sont assommants ; il y en a deux dans Mauprat… Le grand seigneur est également vertueux, la jeune personne irréprochable… le rival du jeune homme, plein de convenance et de modération quand il s’agit d’instrumenter contre son rival. Le jeune homme emporté est lui-même excellent au fond. Il y a un pauvre petit chien qui amène des situations ridicules. Elle manque du tact de la scène, comme de celui de certaines convenances dans ses romans ; elle n’écrit pas pour des Français, quoique en français excellent ; et le public, en fait de goût, n’est pourtant pas bien difficile à présent. C’est comme Dumas qui marche sur tout, qui est toujours débraillé et qui se croit au-dessus de ce que tout le monde est habitué à respecter.

Elle a incontestablement un grand talent, mais elle est avertie, encore moins que la plupart des écrivains, de ce qui lui va le mieux. Suis-je injuste encore ? Je l’aime pourtant, mais il faut dire que ses ouvrages ne dureront pas. Elle manque de goût.

— Revenu à plus d’une heure du matin. Retrouvé là mon vieux Ricourt[2]. Il me parlait et se souvient encore de l’esquisse du Satyre dans les filets[3] : il m’a parlé de ce que j’étais déjà dans ce temps lointain. Il se rappelle l’habit vert[4], les grands cheveux, l’exaltation pour Shakespeare, pour les nouveautés, etc.

— Dîné à l’Hôtel de ville. — Didot m’a emmené chez lui et montré des manuscrits intéressants avec vignettes.

  1. Le roman de Mauprat avait été l’un des plus grands succès de George Sand, un de ceux qui avaient le plus contribué à rendre son nom populaire. Transporté à la scène, dans un drame en six actes, il fut joué à l’Odéon ; mais la pièce n’eut pas le succès du livre.
  2. Ricourt, fondateur du journal l’Artiste, qu’il dirigea longtemps. Il avait su réunir autour de lui les plus éminents des écrivains de l’époque. Ce journal avait alors un caractère romantique très accusé. Ricourt mourut en 1865. Delacroix était très lié avec lui et lui adressa la lettre sur les Concours que nous avons citée plus haut, et qui compte parmi les plus originales et les plus intéressantes de la correspondance.
  3. Probablement une des compositions du début de l’Artiste. Nous n’en avons pas trouvé trace dans le Catalogue Robaut.
  4. Allusion au gilet vert qui servit pour son portrait du Louvre.