Journal (Eugène Delacroix)/28 mars 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 151-152).

Lundi 28 mars. — A Irène :

« Je suis le premier puni de mon horrible paresse à écrire, puisqu’elle me prive de recevoir souvent de vos nouvelles et de renouveler, en m’entretenant avec vous, le charme des souvenirs d’enfance. Je suis en cela d’autant plus coupable et ennemi de moi-même, qu’isolé comme je suis, je vis bien plus souvent dans mon esprit avec le passé qu’avec ce qui m’entoure. Je n’ai nulle sympathie pour le temps présent ; les idées qui passionnent mes contemporains me laissent absolument froid ; mes souvenirs et toutes mes prédilections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d’œuvre des siècles écoulés. Il est heureux, au moins, qu’avec ces dispositions, je n’aie jamais songé au mariage : j’aurais certainement paru à une femme jeune et aimable infiniment plus ours et plus misanthrope que je ne le parais à ceux qui ne me voient qu’en passant. »

A Andrieu :

« Je n’ai pas autant de mérite qu’on pourrait le penser, à travailler beaucoup, car c’est la plus grande récréation que je puisse me donner… J’oublie, à mon chevalet, les ennuis et les soucis qui sont le lot de tout le monde. L’essentiel dans ce monde est de combattre l’ennui et le chagrin. Sans doute, parmi les distractions qu’on peut prendre, je pense que celui qui les trouve dans un objet comme la peinture, doit y trouver des charmes que ne présentent point les amusements ordinaires. Ils consistent surtout dans le souvenir que nous laissent, après le travail, les moments que nous lui avons consacrés. Dans les distractions vulgaires, le souvenir n’est pas ordinairement la partie la plus agréable ; on en conserve plus souvent du regret, et quelquefois pis encore. Travaillez donc le plus que vous pourrez : c’est toute la philosophie et la bonne manière d’arranger sa vie[1].  »


  1. Confidence rapportée par Baudelaire à qui Delacroix l’avait faite : « Autrefois, dans ma jeunesse, je ne pouvais me mettre au travail que quand j’avais la promesse d’un plaisir pour le soir, musique, bal, ou n’importe quel autre divertissement. Mais aujourd’hui je ne suis plus semblable aux écoliers, je puis travailler sans cesse et sans aucun espoir de récompense. » (Art romantique. L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix.)