Journal (Eugène Delacroix)/28 juillet 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 395-396).

28 juillet. — Je pense aux romans de Voltaire, aux tragédies de Racine, à mille et mille chefs-d’œuvre. Comment ! tout cela aura été fait pour que les hommes soient éternellement, à chaque quart de siècle, à demander s’il n’y a pas quelque chose pour les amuser dans les œuvres de l’esprit ! Cette incroyable consommation de chefs-d’œuvre, produits pour cette tourbe humaine, par les plus brillants esprits et les génies les plus sublimes, n’effraye-t-elle pas la partie délicate de cette triste humanité ? Cette soif insatiable de nouveauté ne donnera-t-elle à personne le désir de revoir si, par hasard, ces chefs-d’œuvre vieillis ne seraient pas plus neufs, plus jeunes, que les rapsodies dont se contente notre oisiveté, et qu’elle préfère aux chefs-d’œuvre ? Quoi ! ces miracles d’invention, d’esprit, de bon sens, de gaieté ou de pathétique auront été produits, auront coûté à ces grands esprits des sueurs, des veilles si rarement, hélas ! récompensées par la louange banale du moment qui les a vus naître, pour retomber, après une courte apparition suivie de rares éloges, dans la poussière des bibliothèques et dans l’estime infertile et presque déshonorante de ce qu’on appelle les savants et les antiquaires ! Quoi ! ce seront des pédants de collège qui viendront nous tirer par la manche, pour nous avertir que Racine est simple du moins, que La Fontaine a vu dans la nature autant que Lamartine, que Lesage a peint les hommes comme ils sont, pendant que les coryphées de la civilisation, les hommes qu’on fait ministres ou pasteurs de peuples, de simples pédants qu’ils étaient, parce qu’ils ont eu un quart d’heure d’inspiration à la hauteur des lumières du jour, ce seront les hommes qui feront une littérature, du nouveau, enfin ! Quelle nouveauté !…