Journal (Eugène Delacroix)/28 décembre 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 44-45).

Samedi 28 décembre. — Chez Chabrier le soir. J’ai vu là Desgranges[1], qui me disait qu’il s’était heurté une fois contre un pendu dans les rues de Constantinople. C’était un boucher en contravention… Il en faut de très légères pour être puni du dernier supplice ; une augmentation de moins d’un liard sur le prix fixé par la police est une raison suffisante. Au reste, cela n’étonne personne. Les janissaires lui disaient (à Desgranges), et c’est l’opinion commune dans le peuple, que le sultan a quatorze hommes à tuer par jour.

— Il y avait Villemain l’ingénieur et un ingénieur des ponts et chaussées. Ces messieurs regardaient une invasion comme impossible, d’abord parce que tout le monde se réunirait contre l’étranger (plaisante sécurité dans un pays divisé) ; ensuite parce que l’artillerie était si perfectionnée que nulle force envahissante n’était capable d’en triompher, non plus que des tirailleurs combattant isolément et armés d’excellentes carabines, sous ce prétexte qu’une armée d’invasion devait agir par colonnes profondes, et que les habitants s’éparpillant et travaillant sur elle devaient en avoir raison. On avait beau leur objecter que l’artillerie d’une part était perfectionnée pour tout le monde, et que les assaillants auraient à ce sujet un avantage égal ; que, de l’autre côté, rien ne les empêchait d’agir en tirailleurs… Il n’y a pas eu moyen de les tirer de là.

  1. Desgranges avait fait en 1832 le voyage au Maroc avec Delacroix et le comte de Mornay, en qualité d’interprète.