Journal (Eugène Delacroix)/28 août 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 426-427).

Lundi 28 août. — Rendez-vous avec Chenavard, sur la plage à une heure, pour le mener voir mes croquis. Il semble toujours estimer moins le talent des grands maîtres, à proportion de la décadence au milieu de laquelle ils vivent ; c’est le contraire qui devrait être et qu’il faudra dire. Peut-être est-il vrai qu’au milieu de l’indifférence générale, le talent ne porte pas tous ses fruits ; il est convenu que pour avoir fait le peu que j’ai produit, il a fallu déployer mille fois plus d’énergie que ces Raphaël et ces Rubens, qui n’avaient qu’à se montrer au monde surpris, et préparé cependant à l’admiration, pour être comblés d’encouragements et d’applaudissements.

Nous sortons ensemble ; il me mène par les chemins verdoyants qui sont au revers de la falaise, du côté du château. Je rentre pour dîner et le quitte au Puits salé.

Le soir, vue magnifique de l’autre côté, au Pollet, par la mer basse. Je suis resté longtemps au bout de la jetée. J’avais été happé, en rentrant pour dîner, par le jeune Gassies, qui m’apprend que Mme Manceau est à Dieppe. Il me promet de ne pas trahir ma sauvagerie, en donnant mon adresse. Le hasard l’avait mis au-dessus de moi ; nous étions là depuis dix jours, sans nous rencontrer.

— C’est le matin que j’ai retrouvé Chenavard, qui m’a conseillé d’aller voir Guérin[1], pour lui parler de la maladie de Jenny.

  1. Jules Guérin (1801-1886), chirurgien distingué, auteur de nombreux mémoires qui lui valurent, en 1857, le grand prix de chirurgie à l’Académie des sciences. Il fut aussi un des fondateurs de la presse médicale de Paris et collabora à l’ancien National. Il était membre de l’Académie de médecine.