Journal (Eugène Delacroix)/27 septembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 91-93).

27 septembre. — Je m’achemine de bonne heure et sans la précaution d’un paletot vers le couvent de Lichtenthal. Délicieuse et matinale promenade ; dans l'église du couvent, la divine surprise, au moment où j’allais partir, du chant des religieuses ; on ne trouverait pas pareille chose en cent ans, dans toute la France. Je disais à Mme Kalergi, qui prend fort le parti des Allemands, que chez eux la musique[1] venait pour ainsi dire en pleine terre ; chez nous, c’est une production artificielle.

Grand Christ en bois peint très expressif et effrayant pendu de côté et sous les yeux de ces pauvres religieuses quand elles sont dans leur tribune.

Que ces voix pures et timbrées avaient d’expression ! Quel chant et quelle simple harmonie ! La voix, cette émanation du tempérament physique plus que de l'âme, semblait trahir les désirs comprimés : je me le figurais au moins. Je suis revenu enchanté.

Je passe au petit bazar en plein vent, faire quelques achats. Je reviens déjeuner et je m’apprête pour aller chez Mme Kalergi ; de chez elle chez son prince, qui me montre un Auguste Delacroix[2], qu’on lui avait vendu pour un Eugène. (A Rowland for an Oliver, c’est le titre d’une pièce anglaise.)

Promenade par un soleil ardent jusqu'à Eberstein, parlant sentiment, politique, arts, etc. Château comme toutes ces résidences allemandes : du faux gothique, des ornements de tous les styles, mais toujours détestablement et gauchement arrangés. La gaucherie est la muse qui se tient le plus souvent derrière l'épaule de leurs artistes. Une demi-gaucherie est presque toute la grâce de leurs femmes.

Revenu fatigué, je quitte ces dames et reviens dormir une heure. Dîner ensuite.

Nouvelle promenade dans la partie des bosquets découverts qui est près de la rivière, et promenade toujours aussi charmante sous les chênes de Lichtenthal. Musique affreuse exécutée ce soir par les Badois. Celle des Autrichiens, le premier jour, était d’une meilleure exécution ; mais ils ne jouent, avec tous leurs talents, que de la musique à l’usage de la grande foule des auditeurs qui sont là.

  1. Delacroix note ici une observation que seuls ont pu faire ceux qui ont voyagé en Allemagne. Déjà avant d’y être allé, il rapporte dans son journal un fragment de conversation avec A. de Musset, dans lequel il observe que les Français ne sont d’instinct ni musiciens ni peintres. Il faut avoir visité les villes d’Allemagne, non pas seulement les capitales, comme Leipzig, Dresde, Berlin, mais même les villes de second ou de troisième ordre, pour se rendre compte du rôle que joue la musique dans l'éducation nationale.
  2. Auguste Delacroix (1812-1868), peintre, qui se consacra presque exclusivement à l’aquarelle, et obtint de brillants succès dans ce genre alors peu recherché.
    Aucun lien de parenté ne le rattachait à Eugène Delacroix, et celui-ci s’irritait de cette similitude de nom, qui pouvait créer une confusion dans l’esprit du public.