Journal (Eugène Delacroix)/27 mai 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 365-367).

27 mai. — Départ de la princesse à neuf heures. — Flâné sur le perron avec ces dames qui étaient restées.

Avant déjeuner, dessiné les jeunes chevaux et croquis d’après les figures fantastiques, dans les roches. Je me rappelais en les faisant ce mot de Beyle : « Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand. »

— Essayer de faire du cresson en manière d’épinards.

— Agréable flânerie — après le déjeuner et le départ des Suzanet et de M. de la Ferronays — sur le perron avec ces dames : partie de billard anglais. Elles devaient rester la soirée : tout à coup, elles changent de résolution. Nous dînons à cinq heures un quart, et elles partent à six heures.

Promenade charmante avec Berryer et Hennequin par les bords de la rivière, à gauche le long du potager : à cette heure du jour, tout cela est plus beau que je ne l’ai jamais vu ; je ne puis me lasser de la réflexion placide des arbres et du ciel dans le miroir des eaux. Voilà ce que nous perdons par la mauvaise heure du dîner.

Monté au haut du parc et fait le tour par les murs, jusqu’à un endroit que je ne connaissais pas : salles de verdure avec avenues de tous côtés, etc.

Berryer très intéressant sur la musique des anciens… Sur la partie consacrée, hiératique : l’empereur de la Chine allant tous les ans donner le ton dans certains temples, sur des vases d’un métal particulier. C’était le diapason de l’Empire.

S’il n’est pas satisfait de son intonation en commençant à parler, il ne débrouille pas clairement ses idées, sa parole n’est pas la même.

Je dis que nous ne connaissons rien aux anciens. Nous les défigurons quand nous leur prêtons nos petites manières et nos sentiments modernes. Ils avaient été tout de suite ce qui est essentiel dans tout : le sentiment est le meilleur guide dès l’origine, dans les arts et même dans les sciences. Hippocrate a trouvé tout de suite tout ce qu’il y a de positif dans la médecine. Je me trompe : il a visité l’Égypte, peut-être quelques autres dépôts des connaissances primitives, et en a rapporté ces principes. Se rappeler ce que dit Pariset à ce sujet[1].

Je dis aussi qu’il a plus de mérite, dans un temps de décadence, de revenir à la simplicité et à la nature que n’en out eu les anciens en découvrant ces principes de prime abord, quand tout cela était nouveau.

Grand charme le long du canal. J’ai remarqué l’absence des femmes : leur présence anime une solitude comme celle-ci ; quelque charme qu’on y trouve, on se rappelle où on a été auprès d’elles. Il me parle de Mme de la G…, me disant que l’amitié près d’une bonne femme était bien supérieure au sentiment basé sur d’autres relations.

Dans le courant de la promenade, parlé de Sainte-Beuve avec peu d’estime : il flatte le pauvre pour se faire une petite fortune et se retirer quand il aura ce qu’il lui faut.

Achevé la soirée au coin du feu.

— Beau ton de chair brune très sanguine : jaune de chrome foncé et ton violet de laque brun et blanc.

  1. Étienne Pariset (1770-1847), médecin et littérateur, connu surtout par ses recherches sur les maladies épidémiques.