Journal (Eugène Delacroix)/27 décembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 302-304).

Mardi 27 décembre. — Travaillé peu, et un peu de malaise qui a augmenté à dîner.

La bonne Alberthe m’avait envoyé une stalle le matin. J’ai donc été aux Italiens, et cette sortie, qui me coûtait, m’a fait du bien plutôt que du mal. On donnait la Lucia. L’autre jour, à Lucrezia, je rendais justice à Donizetti ; je me repentais de ma sévérité à son égard. Aujourd’hui, tout cela a paru, à ma courbature et à ma fatigue, bien bruyant, bien peu intéressant. Rien du sujet, ni des passions, excepté peut-être le fameux quintette. L’ornement tient toute la place dans cette musique ; ce ne sont que festons et astragales : je l’appelle de la musique sensuelle, uniquement, qui n’est calculée que pour chatouiller l’oreille un moment.

J’ai rencontré mon ami Chasles au foyer. Il a commencé, avec cette manière mielleuse et raide à la fois qui caractérise cette nature sans franchise, se rabaissant avec une humilité qu’il ne voulait pas même que je crusse réelle. Je lui ai dit qu’il ne fallait dire de soi ni bien ni mal. En effet, si vous en dites du mal, tout le monde vous prend au mot ; si vous en dites trop de bien ou seulement un peu de bien, vous fatiguez tout le monde. Il est sorti de tous ces compliments, et nous avons parlé du théâtre, d’art dramatique, de Racine, de Shakespeare. Il préfère ce dernier à tout, « mais, m’a-t-il dit, c’est moins pour moi un artiste qu’un philosophe. Il ne cherche pas l’unité, le résumé, le type comme les artistes, il prend un caractère : c’est quelque chose qu’il a vu et qu’il étudie, en vous le faisant voir au naturel. » Cette explication me paraît juste. Je lui ai demandé si, avec ses entrées et ses sorties, et tout ce remue-ménage continuel de lieux et de personnages, les pièces de Shakespeare n’étaient point fatigantes même pour un homme qui comprend tout le mérite de son langage. Il en est convenu.

J’ai rencontré Berryer avec le plus grand plaisir, et un peu honteux de l’avoir négligé. Il me témoignait le regret de ne pas me voir, et ce n’étaient pas même de tendres reproches. C’est une nature vraiment riche et sympathique. Il m’a dit que je devais l’aller trouver à la campagne quelquefois ; je l’aime beaucoup.

Je suis sorti avant la fin, très fatigué, et j’ai passé une nuit tout en sueur et en maladie. La matinée était meilleure.