Journal (Eugène Delacroix)/27 avril 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 339-341).

27 avril. — Je suis sorti de bonne heure ; cela me réussit à présent, et je travaille facilement l’après-midi après avoir fait de l’exercice le matin, ce qui m’était impossible autrefois.

J’ai pris l’allée de l’Ermitage et, au croisé des deux chemins, le petit sentier autrefois couvert, maintenant en taillis de quatre ou cinq ans, que je me rappelle souvent avoir pris avec Villot. J’y ai vu nombre de pousses de chêne gelées comme la vigne. Ce sentier aboutit au grand chemin herbu qui fait le tour de la forêt. En prenant à gauche, j’ai trouvé presque aussitôt le chemin direct de Mainville à Champrosay, en passant par le chêne d’Antain. On ne peut pas revenir plus directement.

J’ai beaucoup étudié les feuillages des arbres en revenant ; les tilleuls y sont en abondance et développés plus tôt que les chênes. Le principe est plus facile à observer dans ce genre de feuilles.

Revenu agréablement. Cette étude des arbres de ma route m’a aidé à remonter le tableau du Tueur de lions, que j’avais mis hier, au milieu de ma fâcheuse disposition, dans un mauvais état, quoique la veille il fût en bon train. J’ai été pris d’une rage inspiratrice, comme l’autre jour, quand j’ai retravaillé la Clorinde, non pas qu’il y eût des changements à faire, mais le tableau était venu subitement dans cet état languissant et morne, qui n’accuse que le défaut d’ardeur en travaillant. Je plains les gens qui travaillent tranquillement et froidement. Je crois que tout ce qu’ils font ne peut être que froid et tranquille, et ne peut mettre le spectateur que dans un état pire de froideur et de tranquillité. Il y en a qui s’applaudissent de ce sang-froid et de cette absence d’émotion ; ils se figurent qu’ils dominent l’inspiration.

La pluie est arrivée avec abondance ; il a été impossible de sortir le soir, que j’ai passé à dormir et à me promener dans ma maison en faisant des projets. Je roule dans ma tête les deux tableaux de Lions[1] pour l’Exposition ; je pense aussi à l’allégorie du Génie arrivant à la gloire[2].

Sensation délicieuse, en me couchant fort tard, de la fraîcheur du soir, les fenêtres ouvertes, et du chant diamanté du rossignol. S’il était possible de peindre ce chant à l’esprit, au moyen des yeux, je le comparerais à l’éclat que jettent les étoiles, par une belle nuit et à travers les arbres ; ces notes légères ou vives, ou flûtées ou pleines d’une énergie inconcevable dans ce petit gosier, me représentent ces feux, tantôt étincelants, tantôt un peu voilés, semés inégalement comme des diamants immortels dans la voûte profonde de la nuit. La réunion de ces deux émotions, qui est des plus fréquentes dans cette saison, le sentiment de la solitude et de la fraîcheur qui s’y joint, l’odeur des plantes et surtout des forêts qui semble le soir plus intense, sont pour l’âme un de ces festins spirituels auxquels l’imparfaite création la convie rarement.

  1. L’un d’eux est sans doute le tableau de Lions qui figure au Musée de Bordeaux, et dont toute la partie supérieure a été détruite dans un incendie du Musée. (Voir Catalogue Robaut, nos 1242 et 1278.)
  2. Voir Catalogue Robaut, nos 727, 728.