Journal (Eugène Delacroix)/26 avril 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 99-102).

Lundi 26 avril. — Le résultat de mes journées est toujours le même : un désir infini de ce qu’on n’obtient jamais, un vide qu’on ne peut combler, une extrême démangeaison de produire de toutes les manières, de lutter le plus possible contre le temps qui nous entraîne, et les distractions qui jettent un voile sur notre âme ; presque toujours aussi une sorte de calme philosophique, qui prépare à la souffrance et élève au-dessus des bagatelles. Mais c’est l’imagination qui peut-être nous abuse encore là ; au moindre accident, adieu presque toujours la philosophie ! Je voudrais identifier mon âme avec celle d’un autre.

— M. L…, chez Perpignan, parlait du roman de Saint-Léon de Godwin[1] ; il a trouvé le secret de faire de l’or et de prolonger sa vie au moyen d’un élixir. Toutes ses misères deviennent la suite de ses fatals secrets, et cependant au milieu de ses douleurs, il éprouve un secret plaisir de ces facultés étranges, qui l’isolent dans la nature. Hélas ! je n’ai pu trouver les secrets, et je suis réduit à déplorer en moi ce qui faisait la seule consolation de cet homme. La nature a mis une barrière entre mon âme et celle de mon ami le plus intime[2] : il éprouve la même chose. Encore, si je pouvais favoriser à loisir ces impressions que seul j’éprouve à ma manière ! Mais la loi de la variété se fait un jeu de cette dernière consolation. Ce ne sont pas des années qu’il faut pour détruire les innocentes jouissances que chaque incident fait éclore dans une vive imagination. Chaque instant qui s’écoule ou les emporte ou les dénature. Au moment où j’écris, j’ai commencé de sentir vingt choses que je ne reconnais plus quand elles sont exprimées. Ma pensée m’échappe. La paresse de mon esprit ou plutôt sa faiblesse me trahit plutôt que la lenteur de ma plume ou que l’insuffisance de la langue ; c’est un supplice de sentir et d’imaginer beaucoup, tandis que la mémoire laisse évaporer au fur et à mesure.

Que je voudrais être poète ! tout me serait inspiration. Chercher à lutter contre ma mémoire rebelle, ne serait-ce pas un moyen de faire de la poésie ? Car, qu’est-ce que ma position ? J’imagine. Il n’y a donc que paresse à fouiller et ressaisir l’idée qui m’échappe.

— Je me suis levé matin et j’ai été de suite à l’atelier : il n’était pas sept heures. Pierret était déjà à la besogne.

La Laure m’a manqué de parole. J’ai travaillé toute la journée avec chaleur. J’étais fatigué sur le soir. Retouché les jambes du jeune homme au coin et la vieille.

Retourné chez moi m’habiller et pris Fielding et Soulier ; dîné ensemble chez Rouget. Chez M. Guillemardet, m’informer de la santé de Louis. Chez Perpignan. Vu M. N…, fort amusant et intéressant. C’est encore un philosophe tant soit peu décourageant et qui sent le machiavélisme. Nous avons parlé de lord Byron et de ce genre d’ouvrages dramatiques qui captivent singulièrement l’imagination.

  1. William Godwin. Économiste et romancier anglais, né en 1756, mort en 1836. Après quelques années de travaux, il devint du coup célèbre par la publication de deux ouvrages : un traité de politique sociale et un roman. Le premier, intitulé Recherches touchant la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur gêneral, parut en 1793. Dans cet ouvrage, Godwin a la prétention de réformer la société d’après des données rationnelles tirées de la philosophie du dix-huitième siècle et de l’esprit de la Révolution française. Son roman, Caleb Williams, fut inspiré par un même sentiment d’indignation contre les vices de la société qui l’entourait. Sa fille épousa le poète Shelley, et il est probable que les idées de Godwin ne furent pas étrangères aux tendances révolutionnaires et rénovatrices de l’auteur des Cenci.
  2. Les idées de Delacroix sur l’amitié s’étaient modifiées avec l’expérience de la vie. Nous rapprocherons simplement de cette remarque un court fragment d’une lettre écrite à Pierret en 1820 : « Sainte amitié, amitié divine, excellent cœur ! Non, je ne suis pas digne de toi. Tu m’enveloppes de ton amitié, je suis ton vaincu, ton captif. Bon ami, c’est toi qui sais aimer. Je n’ai jamais aimé un homme comme toi, mais ton cœur, j’en suis sûr, sera inépuisable. » (Corr., t. I, p. 52.)