Journal (Eugène Delacroix)/25 septembre 1855 2

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 86-88).

Baden, en arrivant, 25 septembre. — J’ai vu hier, à Strasbourg, avec la bonne cousine Lamey, à l'église Saint-Thomas, le tombeau du maréchal de Saxe : c’est le meilleur exemple de l’inconvénient que je signale. L’exécution des figures est merveilleuse, mais elles vous font presque peur, tant elles sont imitées d’après le modèle vivant. Son Hercule, quoique de l'école et avec l’inspiration du Puget, n’a pas ce souffle et cette hardiesse, j’oserai dire ces défectuosités partielles qu’on voit partout dans ses ouvrages ; les proportions de cet Hercule sont très justes ; chaque partie offre des plans exacts et un grand sentiment de la chair, mais sa pose est insipide ; c’est un Savoyard affligé, et non le fils d’Alcmène ; il est là, il pourrait être ailleurs. Cette France affligée, qui conjure la Mort avec une expression de douleur très juste, est le portrait d’une Parisienne ; la figure de la Mort, figure idéale par excellence, est tout simplement un squelette articulé, comme il y en a dans tous les ateliers et sur lequel le sculpteur a jeté un grand drap, qu’il a copié avec soin, en faisant sentir très exactement, sous les plis et dans les endroits où on les voit à découvert, les têtes d’os, les creux et les saillies.

Nos pères, tout barbares dans leurs naïves allégories, dont le gothique est plein, ont représenté tout autrement les figures symboliques.

Je me rappelle encore cette petite figure de la Mort qui sonnait les heures dans la vieille horloge de l'église de Strasbourg, que j’ai vue au rebut avec toutes celles qui y faisaient leur rôle, le vieillard, le jeune homme, etc. ; « c’est un objet terrible, mais non pas hideux seulement ». Quand ils font des figures de diables ou d’anges, l’imagination y voit ce qu’ils ont voulu faire, à travers les gaucheries et l’ignorance des proportions.

Je ne parle pas du monument du maréchal de Saxe sous le rapport de l’unité d’impression et de style, il en est entièrement dépourvu, l’esprit ne sait où se prendre dans ces figures dispersées, dans ces drapeaux brisés, ces animaux renversés. Et pourtant quel sujet pour l’imagination d’un vrai artiste sur son seul énoncé ! Ce héros armé qui descend au tombeau son bâton de commandement à la main ; cette France, qu’il a servie, qui s'élance entre lui et le monstre impitoyable qui va le saisir ; ces trophées de sa gloire, vains ornements pour son tombeau ; ces emblèmes des puissances subjuguées, cet aigle, ce lion, ce léopard expirant !

— M. Janmot, qui vient me voir ce matin, médit, à propos des bonnes ébauches, qu’Ingres dit : On ne finit que sur du fini.