Journal (Eugène Delacroix)/25 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 257-258).

Mardi 25 octobre. — Je n’écris pas tous ces jours-ci, parce que j’ai trop à écrire. Le temps est si rempli par mon travail et un peu de promenade, que quand je me mets à en écrire trop long ici, je n’ai plus le même entrain pour travailler.

J’ai tenu la petite Sainte Anne la matinée, en entremêlant le travail de petites promenades dans le jardin. J’adore ce petit potager : cette vigne jaunissante, ces tomates le long du mur, ce soleil doux sur tout cela, me pénètrent d’une joie secrète, d’un bien-être comparable à celui qu’on éprouve quand le corps est parfaitement en santé. Mais tout cela est fugitif ; je me suis trouvé une multitude de fois dans cet état délicieux, depuis les vingt jours que je passe ici.

Il semble qu’il faudrait une marque, un souvenir particulier pour chacun de ces moments, ce soleil qui envoie les derniers rayons de l’année sur ces fleurs et sur ces fruits, cette belle rivière que je voyais aujourd’hui et hier couler si tranquillement en réfléchissant le ciel du couchant, et la poétique solitude de Trousseau, ces étoiles que je vois dans mes promenades de chaque soir briller comme des diamants au-dessus et à travers les arbres de la route.

Le soir, chez Mme Barbier, où elle a lu des Mémoires de Véron… Ai-je été trop sévère en en parlant il y a deux ou trois jours ? Quoique je ne connaisse encore que ces passages détachés, je ne le pense pas.

Qu’est-ce que les mémoires d’un homme vivant sur des vivants comme lui ? Ou il faut qu’il se mette tout le monde à dos en disant sur chacun ce qu’il y a à dire, et un pareil projet mènerait loin, ou il prendra le parti de ne dire que du bien de tous ces gens qu’il coudoie et avec lesquels il se rencontre à chaque moment. De là la fastidieuse nécessité d’appeler à son secours les anecdotes qui traînent partout, ou qui, pour lui avoir été communiquées, n’en sont pas plus intéressantes, parce que tout cela ne se tient point, en un mot que ce ne sont pas ses mémoires, c’est-à-dire ses véritables et sincères jugements sur les hommes de son temps. Ajoutez à cela l’absence de toute composition et la banalité du style, que Barbier admire pourtant beaucoup.