Journal (Eugène Delacroix)/25 août 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 419-423).

25 août. — Le soir chez Mme Scheppard, que j’avais rencontrée il y a cinq ou six jours ; elle partait, ainsi que sa fille, pour aller entendre les chansonnettes de Levassor, quelle appelait un concert[1]. J’ai résisté à son invitation de l’accompagner et ai été promener, sur la jetée et dans l’obscurité, la toilette dont j’avais fait les frais contre mon ordinaire depuis que je suis ici et qui était à son intention.

Dans la promenade de ce matin, étudié longuement la mer. Le soleil étant derrière moi, la face des vagues qui se dressait devant moi était jaune, et celle qui regardait le fond réfléchissait le ciel. Des ombres de nuages ont couru sur tout cela et ont produit des effets charmants : dans le fond, à l’endroit où la mer était bleue et verte, les ombres paraissaient comme violettes ; un ton violet et doré s’étendait aussi sur les parties plus rapprochées quand l’ombre les couvrait. Les vagues étaient comme d’agate. Dans ces parties ombrées, on retrouvait le même rapport de vagues jaunes, regardant le côté du soleil, et de parties bleues et métalliques réfléchissant le ciel. Lettre à Mme de F… et qui a du rapport avec ce que j’ai écrit le 12 août courant.

« Je vous écris bien tard ; j’ai été ballotté de logement en logement, avant de me fixer ; enfin, me voici sur le quai Duquesne, en pleine marine ! Je vois le port et les collines du côté d’Arqués : c’est une vue charmante, et dont la variété donne des distractions continuelles, quand on ne sort pas. Je suis ici, comme à mon ordinaire, ne voyant personne, évitant de me trouver là où je puis rencontrer des gens ennuyeux. J’en ai trouvé deux ou trois en débarquant ; nous nous sommes promis, juré même de nous voir tous les jours ; mais comme je ne mets jamais le pied dans l’établissement, qui est le rendez-vous de tout le monde, il y a de grandes chances que je ne les rencontrerai pas. J’ai eu recours à ma ressource ordinaire, pour bannir l’ennui des moments où je ne sais que faire : j’ai loué un roman de Dumas, et avec cela j’oublie quelquefois d’aller voir la mer. Elle est superbe depuis hier : les vents vont commencer à souffler, et nous aurons de belles vagues. Je vous plains d’avoir déjà fini vos excursions, moi qui suis au commencement des miennes ; mais Paris vous plaît plus qu’à moi. Hors de Paris, je me sens plus homme ; à Paris, je ne suis qu’un monsieur. On n’y trouve que des messieurs et des dames, c’est-à-dire des poupées ; ici, je vois des matelots, des laboureurs, des soldats, des marchands de poisson.

La grande toilette de ces dames, toutes à la dernière mode, contraste avec les grosses bottes des pêcheurs du Pollet et les robes courtes des Normandes, qui ne manquent pas d’un certain charme, malgré leurs coiffures, qui ressemblent à des bonnets de coton.

Je fais une cuisine excellente. J’ai trouvé dans mon logement un fourneau dans le genre du vôtre, et j’ai pris une passion pour tout ce qui sort de ce fourneau. Quant au poisson et aux huîtres, aux tourteaux et aux homards, ils sont incomparables. Vous ne mangez à Paris que le rebut en comparaison. Je me vautre, comme vous le voyez, dans la matière ; il n’est point jusqu’au cidre que je ne trouve excellent. Je bâille quelquefois de n’avoir rien à faire de suivi. Les petits dessins que je fais principalement ne suffisent point pour m’occuper l’esprit[2] ; alors je reprends mon roman, ou je vais à la jetée voir entrer et sortir les bateaux.

Voilà la vie que je vais mener encore quelque temps ; je ferai sans doute quelques excursions aux environs, mais mon quartier général sera toujours sur le quai Duquesne. Il faut conjurer comme on peut les fantômes de cette diable de vie qu’on nous a donnée, je ne sais pourquoi, et qui devient amère si facilement, quand on ne présente pas à l’ennui et aux ennuis un front d’acier. Il faut agiter, en un mot, ce corps et cet esprit, qui se rongent l’un l’autre dans la stagnation, dans une indolence qui n’est plus que de la torpeur. Il faut absolument passer du repos au travail, et réciproquement ; ils paraissent alors également agréables et salutaires. Le malheureux accablé de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est sans doute horriblement malheureux, mais celui qui est obligé de s’amuser toujours ne trouve pas dans ses distractions le bonheur ni même la tranquillité ; il sent qu’il combat cet ennui qui le prend aux cheveux ; le fantôme se place toujours à côté de la distraction et se montre par-dessus son épaule. Ne croyez pas, chère amie, que parce que je travaille à mes heures, je sois exempt des atteintes de ce terrible ennemi : ma conviction est qu’avec une certaine tournure d’esprit, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas s’ennuyer, et savoir se tirer, à force de volonté, de cette langueur où nous tombons à chaque instant. Le plaisir que je trouve dans ce moment même à m’étendre avec vous sur ce sentiment est une preuve que je saisis avidement, quand j’en ai la force, les occasions de m’occuper l’esprit, même pour parler de cet ennui que je cherche à conjurer. J’ai, toute ma vie, trouvé le temps trop long. J’attribue, pour une bonne partie, cette disposition au plaisir que j’ai presque toujours trouvée dans le travail lui-même ; les plaisirs vrais ou prétendus qui lui succédaient ne faisaient peut-être pas un assez grand contraste avec la fatigue que me donnait le travail, fatigue qui est très durement éprouvée par la plupart des hommes. Je me figure à merveille la jouissance que trouve dans le repos cette foule d’hommes que nous voyons accablés de travaux rebutants ; et je ne parle pas seulement des pauvres gens qui travaillent pour le pain de chaque jour : je parle aussi de ces avocats, de ces hommes de bureau, noyés dans les paperasses et occupés sans cesse d’affaires fastidieuses on qui ne les concernent pas. Il est vrai que la plupart de ces gens-là ne sont guère tourmentés par l’imagination ; ils trouvent même dans leurs machinales occupations une manière comme une autre de remplir leurs heures. Plus ils sont bêtes, moins ils sont malheureux.

Je finis en me consolant avec ce dernier axiome, que c’est à force d’avoir de l’esprit que je m’ennuie, non pas à présent au moins et en vous écrivant ; je viens au contraire de passer une demi-heure agréable en m’adressant à vous, chère amie, et en vous parlant à ma manière de ce sujet qui intéresse tout le monde. Ces idées, à leur tour, vous feront peut-être passer cinq minutes avec quelque plaisir, quand vous les lirez, surtout en souvenir de la véritable affection que je vous porte.  »

  1. Levassor, le célèbre comique du Palais-Royal, faisait de fréquentes tournées en province, où il débitait des chansonnettes, des scènes comiques de son répertoire.
  2. Voir Catalogue Robaut, no 1268, un croquis pris par Delacroix de sa fenêtre, à Dieppe.