Journal (Eugène Delacroix)/24 mai 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 360-362).

24 mai. — Journée un peu décousue ; presque point de promenade : avant déjeuner, du côté du pont de pierre, sans aller jusque-là.

Temps incertain. Pendant que ces dames jouaient à un insipide petit jeu de billard sur le perron, j’ai été me mettre sur mon canapé, où j’ai alternativement lu et dormi. Je lisais la Fille du capitaine, traduit de Pouchkine par ce pauvre Viardot ; c’est dire que ce n’est pas le genre de traduction que je préfère ; ces romans russes se ressemblent tous : ce sont toujours des histoires de petites garnisons sur les frontières de l’Asie. Ces côtés ont tenu une grande place dans l’histoire des Russes, et on voit que les esprits de cette nation y sont sans cesse tournés.

Promenade en bateau avec ces dames et Berryer. Le brave M. de X…, type de jeune mari d’aujourd’hui : il va tout seul en bateau, a sans cesse le cigare à la bouche et ne dit jamais un mot à sa femme ni à personne, si ce n’est pour contredire les timides observations de chacun. Il m’a redressé, avec une superbe aménité et plus d’une fois, sur l’Orient, sur le Maroc, où il a été. Il est possible qu’il connaisse l’Orient, mais il ne connaît pas les femmes : la sienne, qui est la fille de Mme de V…, est très piquante, aussi froide que lui, mais qui le fera probablement passer par des chemins qu’il ne connaît pas, malgré la multitude de ses excursions. Pendant que Batta et la princesse nous jouaient le soir des choses délicieuses, il découpait sans dire mot des morceaux de papier, et il ne s’est pas dérangé une minute de cette occupation.

Sonate de Beethoven entendue la veille, mais surtout une autre, dont je connaissais déjà la partie de piano. Très grand et très rare plaisir.

Au moment de passer à table, Berryer nous contait, à propos de la passion pour les éloges de Chateaubriand et en général des hommes de lettres, que se trouvant un jour chez Michaud[1], il voit arriver M. d’Arlincourt[2], qui venait de faire paraître un de ses fameux ouvrages et qui venait demander à Michaud d’en parler de manière à faire sentir au public tout ce qu’il y avait de profond, de délicat dans cette conception : « Donnez-moi des notes là-dessus », lui dit Michaud ; ce que d’Arlincourt ne manqua pas de faire, en apportant une apologie en règle, qui mettait l’ouvrage et l’auteur dans les nues et en étalait avec une complaisance admirable le sublime de l’ouvrage. Le journaliste inséra tout bonnement le volume de d’Arlincourt, tel qu’il était. A quelques jours de là, Berryer, se trouvant encore chez Michaud, voit arriver d’Arlincourt qui vient remercier son ami de l’article aimable qu’il a inséré, l’assurant de sa reconnaissance pour la manière dont il avait apprécié l’ouvrage.

Berryer m’a conté ou plutôt avoué qu’il était un des trois auteurs de la complainte de Fualdès : il avait pour collaborateurs Désaugiers et Catalan ou Castellan[3].

  1. Joseph Michaud, dit Michaud aîné, littérateur, auteur de l’Histoire des Croisades, directeur de la Quotidienne et grand ami de Berryer.
  2. Vicomte d’Arlincourt, poète et romancier médiocre, né en 1789, mort en 1856.
  3. L’auteur de la fameuse complainte de Fualdès fut en effet un dentiste, homme de beaucoup d’esprit, nommé Catalan. La collaboration de Berryer et de Désaugiers était inconnue, mais on a attribué à M. Dupin la paternité de certains couplets.