Journal (Eugène Delacroix)/24 décembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 296-302).

Samedi 24 décembre. — Dîné chez Buloz.

Dans la journée, discussion à l’Hôtel de ville sur la question des boulangers. Chaix d’Est-Ange[1] a fait une sortie qui a intéressé tout le monde comme fait un spectacle. Quant à moi, je ne vois là qu’un assez grand talent d’acteur et d’improvisateur, mais je vois toujours l’acteur. Il est rare que toute cette chaleur de commande tienne contre la plus mince argumentation en sens contraire, faite par un homme sans prétention, mais convaincu de ce qu’il dit.

Au dîner de Buloz, Meyerbeer, Cousin et Rémusat[2] ; en somme, amusant. Babinet est venu le soir[3]. Je parlais avec Cousin des découragements qui s’emparent des artistes, non pas quand ils sentent que leur verve diminue, mais quand leur public commence à se lasser d’eux, ce qui arrive tôt ou tard. C’est, m’a-t-il dit, qu’ils n’ont plus le diable au corps, et il a raison. Je disais à Rémusat que je me faisais éveiller avec le jour, et que dans cette saison, à travers le froid et la neige, je courais à mon travail avec ardeur et plaisir. Que c’est beau ! m’a-t-il dit ; que vous êtes heureux !… Et il a grandement raison.

Je suis revenu à pied et suis entré à Saint-Roch à la messe de minuit. Je ne sais si cette foule entassée là, ces lumières, enfin cette espèce de solennité ne mont pas fait paraître plus froides et plus insipides toutes les peintures qui sont là sur les murs… Que le talent est rare ! Que de labeurs dépensés à barbouiller de la toile, et quelles plus belles occasions que ces sujets religieux ! Je ne demandais à tous ces tableaux si patiemment ou même si habilement fabriqués par toutes sortes de mains, et de toutes sortes d’écoles, qu’une touche, qu’une étincelle de sentiment et d’émotion profonde, qu’il me semble que j’y aurais mise presque malgré moi. Dans ce moment, qui avait quelque solennité, ils me semblaient plus mauvais qu’à l’ordinaire ; mais, en revanche, combien une belle chose m’eût ravi ! C’est ce que j’ai éprouvé, toutes les fois qu’une belle peinture était devant mes yeux à l’église, pendant qu’on exécutait de la musique religieuse, qui, elle, n’a pas besoin d’être aussi choisie pour produire de l’effet, la musique s’adressant sans doute à une partie de l’imagination, différente et plus facile à captiver. Je me rappelle avoir vu ainsi, et avec le plus grand plaisir, une copie du Christ de Prud’hon, à Saint-Philippe du Roule ; je crois que c’était pendant l’enterrement de M. de Beauharnais… Jamais, à coup sûr, cette composition, qui est critiquable, ne m’avait paru meilleure. La partie sentimentale semblait se dégager et m’arrivait sur les ailes de la musique. Les anciens ont connu quelque chose d’analogue et l’ont mis en pratique : on dit d’un grand peintre de l’antiquité qu’en montrant ses tableaux il faisait entendre aux spectateurs une musique propre à les mettre dans une situation d’esprit conforme au sujet de la peinture ; ainsi il faisait sonner de la trompette, en montrant la figure d’un soldat armé, etc. Je me rappelle mon enthousiasme, lorsque je peignais à Saint-Denis du Saint-Sacrement et que j’entendais la musique des offices ; le dimanche était doublement un jour de fête ; je faisais toujours ce jour-là une bonne séance[4]. La meilleure tête de mon tableau du Dante a été faite avec une rapidité et un entrain extrêmes, pendant que Pierret me lisait un chant du Dante, que je connaissais déjà, mais auquel il prêtait, par l’accent, une énergie qui m’électrisa. Cette tête est celle de l’homme qui est en face, au fond, et qui cherche à grimper sur la barque, ayant passé son bras par-dessus le bord.

On parlait à table de la couleur locale. Meyerbeer disait avec raison qu’elle tient à un je ne sais quoi qui n’est point l’observation exacte des usages et des coutumes : « Qui en est plus plein que Schiller, a-t-il dit, que Schiller dans son Guillaume Tell ? et cependant il n’a jamais rien vu de la Suisse. » Meyerbeer est maître en cela : les Huguenots, Robert, etc. Cousin ne trouvait pas la moindre couleur locale dans Racine, qu’il n’aime point ; il se figure que Corneille, dont il est engoué, en est plein. Je disais sur Racine ce que je pense et ce qu’on doit en dire, c’est-à-dire qu’il est trop parfait ; que cette perfection et l’absence de lacunes et de disparates lui ôtent le piquant que l’on trouve à des ouvrages pleins de beautés et de défauts à la fois. Il me disait à satiété que ses idées étaient prises partout et n’étaient que des traductions. Il me citait je ne sais combien d’exemplaires d’Euripide ou de Virgile annotés de sa main, de manière à en tirer des vers tout faits… Que de gens ont annoté Euripide et tous les anciens, sans en tirer la moindre parcelle de quoi que ce soit qui ressemble à un vers de Racine ! Mme Sand me disait la même chose : ce sont là de ces curiosités de gens de métier ! La langue d’un grand homme parlée par lui est toujours une belle langue. Autant vaudrait-il dire que Corneille, qui est très beau dans notre langue, aurait été plus beau encore en espagnol ! Les gens de métier critiquent plus finement que les autres, mais ils sont entêtés des choses de métier. Les peintres ne s’inquiètent que de cela. L’intérêt, le sujet, le pittoresque même, disparaissent devant les mérites de l’exécution, j’entends de l’exécution scolastique.

En relisant ce que j’ai dit de Meyerbeer, à propos de la couleur locale, il m’arrive de penser qu’il en est trop épris. Dans les Huguenots, par exemple : la lourdeur croissante de son ouvrage, la bizarrerie des chants vient en grande partie de cette recherche outrée. Il veut être positif, tout en recherchant l’idéal ; il s’est brouillé avec les grâces en cherchant à paraître plus exact et plus savant. Le Prophète, que je ne me rappelle pas, ne l’ayant presque point entendu, doit être un pas nouveau dans cette route. Je n’en ai rien retenu. Dans Guillaume Tell, s’il l’eût composé, il eût voulu, dans le moindre duo, nous faire reconnaître des Suisses et des passions de Suisses. Rossini, lui, a peint à grands traits quelques paysages dans lesquels on sent, si l’on veut, l’air des montagnes, ou plutôt cette mélancolie qui saisit l’âme en présence des grands spectacles de la nature, et sur ce fond, il a jeté des hommes, des passions, la grâce et l’élégance partout. Racine a fait de même. Qu’importe qu’Achille soit Français ! Et qui a vu l’Achille grec ? Qui oserait, autrement qu’en grec, le faire parler comme Homère l’a fait ? « De quelle langue allez-vous vous servir ? demande Pancrace à Sganarelle. — Parbleu ! de celle que j’ai dans la bouche ! » On ne peut parler qu’avec la langue, mais aussi qu’avec l’esprit de son temps. Il faut être compris de ceux qui vous écoutent, et surtout il faut se comprendre soi-même. Faire l’Achille grec ! Eh, bon Dieu ! Homère lui-même l’a-t-il fait ? Il a fait un Achille pour les gens de son temps. Les hommes qui avaient vu le véritable Achille n’étaient plus depuis longtemps. Cet Achille devait ressembler à un Huron plus qu’à celui d’Homère. Ces bœufs et ces moutons que le poète lui fait embrocher de ses propres mains, peut-être les mangeait-il tout crus et assommés par lui. Ce luxe, dont Homère le relève, sortait de son imagination ; ces trépieds, ces tentes, ces vaisseaux, ne sont autre chose que ceux qu’il avait sous les yeux, dans le monde où il vivait. Plaisants vaisseaux, que ceux des Grecs au siège de Troie ! Tout l’ost des Grecs eût capitulé devant la flottille qui sort de Fécamp ou de Dieppe pour aller à la pêche du hareng. Ç’a été la faiblesse de notre temps, chez les poètes et les artistes, de croire qu’ils avaient fait une grande conquête, avec l’invention de la couleur locale. Ce sont les Anglais qui ont ouvert la marche, et nous nous sommes évertués, à leur suite, à donner l’assaut aux chefs-d’œuvre du génie humain.

(Reporter là tout ce qui est plus haut, sur l’invraisemblance des fables de Walter Scott et des romans modernes mis en regard de la recherche de la vérité dans les détails.)

  1. Chaix d’Est-Ange, célèbre avocat et homme politique. Son goût pour les arts et ses fréquentes relations avec les artistes sont connus.
  2. Le comte Charles de Rémusat (1797-1875), écrivain et homme politique. De 1830 à 1852 il fit partie de toutes les assemblées délibérantes, et devint ministre de l’intérieur en 1840. Sous l’Empire, il resta complètement étranger aux affaires publiques et reprit ses travaux philosophiques, faisant paraître des ouvrages et publiant des études dans la Revue des Deux Mondes. En 1846, il avait succédé à Royer-Collard comme membre de l’Académie française.
  3. Jacques Babinet (1794-1872), mathématicien, membre de l’Académie des sciences depuis 1840, auteur d’un grand nombre de travaux qui embrassent diverses parties de l’astronomie, de la physique et de la météorologie. Il a publié de nombreux articles scientifiques à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats.
  4. Il éprouva cette même émotion à l’église Saint-Sulpice, en peignant le dimanche, au son des orgues. Mais, comme on le verra plus loin, les autorités ecclésiastiques et administratives lui refusèrent l’autorisation de travailler le dimanche pendant les offices.