Journal (Eugène Delacroix)/24 avril 1846

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 219-222).

24 avril. — J’ai vu hier soir le Déserteur, de Sedaine : voici un genre qui semble bien près de la perfection de l’art dramatique, si ce n’est la perfection même. Il était encore réservé aux Français de modifier eux-mêmes le système grandiose, mais artificiel, de leurs grands génies, de Corneille, de Racine, de Voltaire. L’amour outré du naturel ou plutôt le naturel porté à l’extrême dans des détails accessoires, comme dans les drames de Diderot, de Sedaine, etc., n’empêche pas cette forme d’être un progrès réel : elle laisse une latitude immense pour le développement des caractères et des faits, puisqu’elle permet les changements de lieux et aussi de grands intervalles entre les actes ; et cependant la loi de progression dans l’intérêt, l’art avec lequel les faits et les caractères concourent à augmenter l’effet moral, y est bien supérieur à celui des plus belles tragédies de Shakespeare : on n’y trouve pas ces entrées et ces sorties éternelles, ces changements de décoration, pour apprendre un mot qui se dit à cent lieues de là, cette foule de personnages secondaires, au milieu desquels l’attention se fatigue, en un mot cette absence d’art. Ce sont de magnifiques morceaux, des colonnes, des statues même ; mais on est réduit à faire soi-même en imagination le travail destiné à les recomposer et à en ordonner l’ensemble. Il n’y a pas de drame de deuxième et même de troisième ordre, en France, qui ne soit bien supérieur, comme intérêt, aux ouvrages étrangers : cela tient à cet art, à ce choix dans les moyens d’effet, qui est encore une invention française.

La belle idée d’un Goethe, avec tout son génie, si c’en est un, d’aller recommencer Shakespeare trois cents ans après !… La belle nouveauté que ces drames remplis de hors-d’œuvre, de descriptions inutiles, et si loin, au demeurant, de Shakespeare, par la création des caractères et la force des situations. En suivant le système français des tragédies, il eût été impossible de produire l’effet de la dernière scène du Déserteur, par exemple. Ce changement de lieu de cinq minutes, pour montrer la scène où le déserteur est prêt à subir son arrêt, fait frémir, malgré l’attente où l’on est de voir arriver la grâce. Voilà un effet que nul récit ne pourrait suppléer. Goethe ou tel autre de cette école eût mis cette scène sans doute, mais nous en aurait montré vingt autres auparavant et d’un médiocre intérêt. Il n’aurait pas manqué de mettre en action la jeune fille demandant au roi la grâce de son amant : il eût peut-être trouvé que c’était introduire de la variété dans l’action. Il n’est même peut-être pas possible, avec ce système, de supprimer grand’chose dans le fait matériel ; sans cela, il n’y a plus de proportion entre les faits que l’on montre aux spectateurs et ceux qu’on ne fait que raconter. Ainsi ces sortes de pièces ne marchent que par saccades : c’est comme dans le roulis où vous n’avancez que tout à fait penché d’un seul côté, ou tout à fait penché de l’autre ; de là, fatigue, ennui pour le spectateur, forcé de s’atteler à la machine de l’auteur et de suer avec lui, pour se tirer de toutes ces évolutions de contrées et de personnages. Il est clair que, dans un drame anglais ou allemand, la dernière scène du Déserteur, où le théâtre change, pour produire un grand effet, venant après vingt ou trente changements d’un moindre intérêt, doit trouver le spectateur plus froid, plus difficile à remuer. Ce fait, dans le génie de Goethe, de n’avoir su tirer aucun parti de l’avancement de l’art à son époque, de l’avoir plutôt fait rétrograder aux puérilités des drames espagnols et anglais, le classe parmi les esprits mesquins et entachés d’affectation. Cet homme qui se voit toujours faire, n’a pas même le sens de choisir la meilleure route, quand toutes les routes sont tracées avant lui et autour de lui, et déjà parcourues admirablement. Lord Byron, dans ses drames, a su, du moins, se préserver de cette affectation d’originalité : il reconnaissait le vice du système de Shakespeare, et, tout en étant loin de comprendre le mérite des grands tragiques français, la justesse de son esprit lui montrait néanmoins la supériorité du goût et le sens de cette forme.