Journal (Eugène Delacroix)/23 octobre 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 481-483).

Augerville, 23 octobre. — Parti à sept heures moins un quart. Pluie. — Voyagé dans l’omnibus jusqu’à Villeneuve en face d’un ecclésiastique de la plus belle figure, un peu dans le genre de Cottereau. — Attendu pour le convoi.

Arrivé à Fontainebleau par la pluie et trouvé le cabriolet attelé. Route à travers la forêt, qui eût été plus agréable sans le froid, dont je ne pouvais me garantir malgré mes précautions.

Arrivé vers une heure à Augerville. Personne n’était là ; j’ai été trouver Berryer et ces dames dans le parc.

Il y a peu de monde ; cela met moins d’entrain. La princesse n’y est pas, Mme de la Grange non plus, Mme de Suzannet non plus ; cela fait beaucoup de charme de moins. L’ami de Berryer, Richomme[1], est un bonhomme très amusant.

Le soir, jetais très fatigué et suis monté après la musique. Petits morceaux de Batta, de sa composition, très gracieux.

Berryer nous conte à dîner sa visite au fameux Dugas, d’Amiens, pour lui commander un pâté. Il le trouve dans son cabinet, dans une robe de chambre à grands ramages et avec la gravité convenable, tirant de son tiroir les assaisonnements de ses pâtés, qu’il distribuait à ses garçons et à ses fils chargés aussi de la confection, et graduant les doses à raison de la proportion du pâté ou du lieu où on devait l’employer. Il s’informait aussi du moment où on devait manger le pâté.

C’était à dîner ; on parlait beaucoup de cuisine, et je disais qu’elle dégénérait. Berryer citait à ce propos la préface de Carême attestant, de cette décadence qu’il déplore, les mânes de l’immortel Lavoypiere son maître. Cet illustre artiste avait été choisi par Murat, pour le suivre à Naples, quand il fut fait roi. Le grand Lavoypiere se récria sur la barbarie du pays où il arrivait : « On me donne deux batteries, grands dieux ! deux batteries pour faire la cuisine d’un roi ! »

J’ai oublié de mentionner que l’illustre Dugas, l’homme aux pâtés d’Amiens, avait cru devoir emporter dans la tombe le secret de ses doses. Il en avait déshérité ses fils : ceci est le trait de caractère de l’artiste, de l’homme inspiré. Le grand Dugas eût tué ses disciples ignorants, de peur de voir compromettre la réputation des produits auxquels son nom avait donné la célébrité.

Il nous conte l’histoire de ce garçon menuisier, qui allait travailler chez X…, lequel était très habile sur le violon. Cet homme enthousiasmé ne se lassait pas de l’entendre et lui montrait le désir d’en apprendre autant. L’artiste le fait venir à ses moments perdus, le dimanche, quand il peut, et lui fait faire des exercices. Au bout d’un certain temps le menuisier, trouvant l’apprentissage un peu long, lui dit : « Monsieur, je ne suis qu’un pauvre homme, et ne puis mettre à cela autant de temps qu’un monsieur tel que vous. Soyez assez bon pour m’apprendre tout de suite le mot fin. »

  1. Mme Jaubert donne sur Richomme les détails suivants : « L’intérieur de Berryer paraîtrait incomplet si l’on n’y retrouvait la figure de son fidèle Richomme, qui avait débuté dans la même étude d’avoué que lui, tous deux clercs et compagnons de plaisir… Une déraison pleine de comique, des lueurs de bon sens et de sensibilité, une gaieté inaltérable avec un grain de malice, tel était l’hôte admis au foyer de Berryer, sans que jamais il pût sentir que la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit. »