Journal (Eugène Delacroix)/22 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 207-209).

Dimanche 22 mai. — Mauvaise disposition, sommeil, lectures prolongées, néant complet…

M. Beck venu me surprendre dans le jardin : visite prolongée, vers cinq heures et demie, chez Mme Villot, qui n’était pas encore rentrée. J’ai été dans le jardin de la grande maison admirer les lilas, et je n’ai pu résister au désir d’aller jusqu’au bas, à la fontaine. Que les objets changent peu, malgré l’instabilité des choses humaines, si on les compare à nous-mêmes et à nos sentiments ! Cependant, en revoyant ces beaux arbres, je me suis reporté avec vivacité à quelques années en arrière… La petite fontaine du bon père Barbier ne coulait plus : un des côtés était cultivé, et j’ai vu dans l’intérieur les tuyaux en plomb qui épanchaient, sans se montrer, l’eau de la source limpide. Cet aspect prosaïque n’a pas suffi pour me désenchanter : je suis remonté rapidement, mais avec regret, en abandonnant cet endroit agréable.

Causé à dîner des tables tournantes : Mme Villot a vu et fait des expériences ; elle en vient à croire presque au surnaturel. J’ai effectivement, après dîner, éprouvé par mes yeux, sinon autrement, cette fameuse découverte. Geneviève, la femme de chambre, a fait tourner un chapeau… ; un guéridon a sensiblement tourné et levé le pied d’un côté ; mais après nous être mis une demi-heure autour de la grande table à manger, il a été impossible de l’arracher à son immobilité de nature. Ces dames ont prétendu que j’étais un sujet peu propre : de même, d’une ou deux personnes présentes…

L’homme fait des progrès en tous sens : il commande à la matière, c’est incontestable, mais il n’apprend pas à se commander à lui-même. Faites des chemins de fer et des télégraphes, traversez en un clin d’œil les terres et les mers, mais dirigez les passions comme vous dirigez les aérostats ! Abolissez surtout les passions mauvaises, qui, dans les cœurs, n’ont pas perdu leur empire détestable, en dépit des maximes libérales et fraternelles de l’époque ! Là est le problème du progrès, et même du véritable bonheur. Il semble, tout au contraire, que nos instincts de convoitise ou de jouissance égoïste soient infiniment plus excités par toutes ces matérialistes améliorations.

Le désir d’un bonheur impossible, puisqu’il serait obtenu indépendamment de la satisfaction que donne la paix de l’âme, vient toujours se placer à côté de chaque nouvelle conquête et semble faire reculer la chimère de ce bonheur des sens. La fourberie et la trahison, l’ingratitude et la bassesse intéressée veillent toujours dans les cœurs ! Vous n’avez pas même pour les inventeurs de ces perfectionnements ingénieux la reconnaissance qu’il semble que vous leur devriez, si réellement vous vous trouvez heureux par leur moyen. Au lieu de leur dresser des statues et de les faire jouir les premiers de ce bien-être tant souhaité, vous les laissez mourir dans l’obscurité, ou vous permettez qu’on leur conteste, sous vos yeux, le mérite de leurs inventions.