Journal (Eugène Delacroix)/21 octobre 1860

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 413-415).

21 octobre. — Ce Rubens est admirable ; quel enchanteur ! Je le boude quelquefois, je le querelle sur ses grosses formes, sur son défaut de recherche et d'élégance. Qu’il est supérieur à toutes ces petites qualités qui sont tout le bagage des autres ! Il a du moins, lui, le courage d'être lui ; il vous impose ces prétendus défauts qui tiennent à cette force qui l’entraîne lui-même et nous subjugue en dépit des préceptes qui sont bons pour tout le monde excepté pour lui. Bayle faisait profession d’estimer les anciens ouvrages de Rossini plus que les derniers, qui sont pourtant regardés comme supérieurs par la foule ; il donne cette raison que, dans sa jeunesse, il ne cherchait pas à faire de la musique forte, et c’est vrai. Rubens ne se châtie pas, et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu’atteignent à peine les plus grands peintres ; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse.

Je remarque aussi que sa principale qualité, s’il est possible qu’il en faille préférer quelqu’une, c’est la prodigieuse saillie, c’est-à-dire la prodigieuse vie. Sans ce don, point de grand artiste ; c’est à réaliser le problème de la saillie et de l'épaisseur qu’arrivent seulement les plus grands artistes. J’ai dit ailleurs, je crois, que, même en sculpture, il se trouvait des gens qui avaient le secret de ne point faire saillant ; cela deviendra évident pour tout homme doué de quelque sentiment qui comparera le Puget à toutes les sculptures possibles, je n’en excepte pas même l’antique. Il réalise la vie par la saillie comme personne n’a pu le faire ; de même pour Rubens à l'égard des peintres. Titien, Véronèse sont plats à côté de lui ; remarquons en passant que Raphaël, malgré le peu de couleur et de perspective aérienne, est en général très saillant dans les figures individuellement. On n’en dirait pas autant de ses modernes imitateurs. On ferait une bonne plaisanterie sur la recherche du plat, si estimé dans les arts à la mode, y compris l’architecture.