Journal (Eugène Delacroix)/21 octobre 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 480-481).

21 octobre. — Les rôles de Racine sont presque tous parfaits. Il a pensé à tout, n’a point fait de remplissages : Burrhus, premier rôle s’il en fut ; Narcisse de même ; Britannicus, le naïf, l’ardent, l’imprudent Britannicus ; Junie, si aimante, mais délicate, prudente au milieu de toute sa tendresse, mais prudente seulement pour son amant. Je passe sous silence Néron et Agrippine, parce que, au théâtre, avec deux rôles comme ceux-là, avec un seul quand il est rempli par un acteur passable, on sort content ; on croit qu’on a vu une pièce de Racine, même quand on a laissé passer sans les remarquer, à travers le débit des mauvais auteurs, toutes ces nuances, qui sont cependant tout Racine.

Il y a des pièces où le personnage principal, celui qui est le pivot de la pièce, est sacrifié et donné toujours à des subalternes. Est-il un personnage comparable à celui d’Agamemnon ? L’ambition, la tendresse, ses attitudes devant sa femme, enfin ses agitations perpétuelles, qu’on ne peut imputer pourtant à une faiblesse de sentiment, qui lui ôterait l’estime du spectateur, mais à la situation la mieux faite pour mettre à l’épreuve un grand caractère. Je ne dis pas que le rôle d’Achille, que prend ordinairement le coryphée du théâtre, soit inférieur à celui d’Agamemnon ; il est ce qu’il doit être, mais ce n’est pas celui-là qui fait l’intérêt de la pièce. Clytemnestre, Achille, Iphigénie, tous personnages frappants par la passion, par leur situation dans la pièce, mais qui sont en quelque sorte des instruments pour agir sur Agamemnon, qui le poussent, le pressent dans des sens divers.

Combien y a-t-il de gens qui réfléchissent à tout cela dans un spectacle ?… et à ceux qui sont capables de réfléchir, je demanderai si c’est le jeu des acteurs qui les a portés à se rendre compte de ces impressions diverses ?