Journal (Eugène Delacroix)/20 novembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 276-277).

Dimanche 20 novembre. — Rubens n’est pas simple, parce qu’il n’est pas travaillé.

J’ai été voir la bonne Alberthe, que j’ai trouvée sans feu, dans sa grande chambre d’alchimiste, et dans une de ces toilettes bizarres, qui la font ressembler à une magicienne. Elle a toujours eu du goût pour cet appareil nécromancien, même dans le temps où sa beauté était sa plus véritable magie. Je me rappelle encore cette chambre tapissée de noir et de symboles funèbres, sa robe de velours noir et ce cachemire rouge roulé autour de sa tête, toutes sortes d’accessoires qui, mêlés à ce cercle d’admirateurs qu’elle semblait tenir à distance, m’avaient passagèrement monté la tête… Où est le pauvre Tony ?… Où est le pauvre Beyle ?… Elle raffole aujourd’hui des tables tournantes : elle m’en a conté des choses incroyables. Les esprits se logent là dedans ; vous forcez à vous répondre à votre gré, tantôt l’esprit de Napoléon, tantôt celui d’Haydn et de tant d’autres ! Je cite les deux qu’elle m’a nommés… Comme tout se perfectionne !… Les tables vont aussi faisant du progrès ! Dans les commencements, elles frappaient un certain nombre de coups, qui voulaient dire oui ou non, ou bien l’âge qu’on avait, ou le quantième du mois où tel événement s’accomplirait. Depuis, on en a fabriqué tout exprès qui ont au centre une aiguille de bois, qui va tour à tour se fixer sur les lettres de l’alphabet tracées en cercle, en les choisissant, bien entendu, avec le plus grand à propos, pour former des phrases d’un profond admirable, en manière d’oracles. On a encore dépassé ce point de leur éducation déjà assez surprenant : on se place sous la main une petite planche à laquelle est adapté un crayon, et en s’appuyant ainsi armé sur la table inspirée, le crayon trace de lui-même des paroles et des discours entiers. Elle m’a parlé de gros manuscrits dont les tables sont les auteurs, et qui feront sans doute la fortune de ces gens assez doués de fluide pour donner à la matière tout cet esprit. On sera ainsi un grand homme à bon marché.