Journal (Eugène Delacroix)/20 juillet 1860

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 405-406).

20 juillet. — Après une très longue séance à la jetée où la mer est très belle, mais où le soleil me réchauffait un peu malgré le vent, je suis retourné à Saint-Remy. J’y ai fait un très mauvais croquis d’une copie de tableau de maître que j’avais dessiné dans un de mes précédents voyages : Christ déposé de la croix.

Je crois apercevoir Mme … entrant dans l'église avec un enfant. Je m’esquive, mais c’est pour retrouver, rue de la Barre, Mme Grimblot chez son épicier où elle était en voisine. J’ai été chez elle causer une heure. Elle m’a rappelé d’anciens temps et d’anciennes connaissances. La pauvre Mirbel est morte pour ainsi dire à temps : elle serait morte d’ennui et de tristesse. Ses anciens amis ne la voyaient plus guère. La solitude, qui attend tous ceux qui vivent trop longtemps, l’entourait déjà prématurément. Elle n’avait pas une grande fortune pour les dehors qu’elle étalait ; elle s’en tirait à force d'économies, triste situation quand tous ses efforts ne tendaient qu'à satisfaire des jouissances de vanité. Elle cherchait à attirer chez elle les personnages du régime qui avait succédé à celui des premiers Bourbons. Mme Grimblot, dans un temps qui n'était pas encore celui de sa décadence, l’avait un matin rencontrée sur le pont Neuf, rapportant de la halle deux maquereaux. Elle ne gagnait plus guère d’argent dans les derniers temps.

Le soir, retourné à la jetée par un très beau temps ; la mer superbe, quoique à marée basse. J’y vois tous les effets propres à mon Chris marchant sur la mer[1]. Mme Manceau, que j’y retrouve après tant de temps, me promet de me chanter Orphée, si je vais la voir.

Je retourne par la plage et rentre encore dans Saint-Remy. Un malaise de l’estomac me fait encore prolonger avec succès ma promenade jusqu'à dix heures passées. J’entre à Saint-Jacques, éclairé de même par de rares chandelles ; mais son architecture écrasée ne produit pas le même effet que celle de Saint-Remy[2].

  1. Voir Catalogue Robaut, nos 1202 à 1204.
  2. Delacroix, en écrivant cette note, a dû interposer les noms des deux églises de Dieppe, dans un moment de confusion ; car rien n’est plus massif que Saint-Remy avec ses énormes colonnes, trois fois plus grosses que celles de Saint-Jacques.