Journal (Eugène Delacroix)/20 janvier 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 2-4).

20 janvier. — Chez Viardot[1]. Musique de Gluck chantée admirablement par sa femme.

Le philosophe Chenavard ne disait plus que la musique est le dernier des arts ! Je lui disais que les paroles de ces opéras étaient admirables. Il faut des grandes divisions tranchées ; ces vers arrangés sur ceux de Racine et par conséquent défigurés, font un effet bien plus puissant avec la musique.

Le lendemain dimanche, chez Tattet[2]. Membrée[3] a chanté des morceaux de sa composition ; celui des Étudiants serait mauvais, même avec la plus belle musique. C’est un petit opéra sans récitatif, c’est-à-dire que le récit et le chant ne font qu’un ; c’est fatigant pour l’esprit, qui n’est ni au récit ni à la musique, tout en courant à chaque instant après l’un et l’autre. Nouvelle preuve qu’il ne faut pas sortir des lois qui ont été trouvées au commencement sur tous les arts. Racontez ce qu’il vous plaira avec les récitatifs, mais avec le chant ne faites chanter que la passion, sur des paroles que mon esprit devine avant que vous les disiez.

Il ne faut point partager l’attention : les beaux vers sont à leur place dans la tragédie parlée ; dans l’opéra, la musique seule doit m’occuper.

Chenavard convenait, sans que je l’en priasse, qu’il n’y a rien à comparer à l’émotion que donne la musique : elle exprime des nuances incomparables. Les dieux pour qui la nourriture terrestre est trop grossière, ne s’entretiennent certainement qu’en musique. Il faut, à l’honneur mérité de la musique, retourner le mot de Figaro : Ce qui ne peut pas être chanté, on le parle. Un Français devait dire ce que dit Beaumarchais.

— Dîné chez Thiers : Cousin, Mme de Rémusat que j’ai revue avec plaisir, etc.

Chez Tattet ensuite, où j’ai entendu Membrée.

Ce qui met la musique au-dessus des autres arts (il y a de grandes réserves à faire pour la peinture, précisément à cause de sa grande analogie avec la musique), c’est qu’elle est complètement de convention, et pourtant c’est un langage complet ; il suffit d’entrer dans son domaine.

  1. Louis Viardot (1800-1883), littérateur. On lui doit un grand nombre de traductions d’ouvrages espagnols et russes. Il avait en 1841 fondé avec George Sand et Pierre Leroux la Revue indépendante et pris un moment la direction du théâtre italien à la salle Ventadour en 1838. C’est là qu’il connut la célèbre cantatrice Pauline Garcia, qui devint sa femme en 1840.
  2. Alfred Taltet, banquier très répandu dans le monde artistique et littéraire, ami fidèle d’Alfred de Musset, qui lui dédia quelques-unes de ses poésies.
  3. Edmond Membrée (1820-1882), compositeur français, élève de Carafa. Il écrivit notamment les chœur» de l’Œdipe-Roi, de J. Lacroix, joué au Théâtre-Français en 1858.