Journal (Eugène Delacroix)/1er novembre 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 130-132).

Lundi 1er novembre. — Faire des traités sur les arts ex professo, diviser, traiter méthodiquement, résumer, faire des systèmes pour instruire catégoriquement : erreur, temps perdu, idée fausse et inutile. L’homme le plus habile ne peut faire pour les autres que ce qu’il fait pour lui-même, c’est-à-dire noter, observer, à mesure que la nature lui offre des objets intéressants. Chez un tel homme, les points de vue changent à chaque instant. Les opinions se modifient nécessairement ; on ne connaît jamais suffisamment un maître pour en parler absolument et définitivement.

Qu’un homme de talent, qui veut fixer les pensées sur les arts, les répande à mesure qu’elles lui viennent ; qu’il ne craigne pas de se contredire ; il y aura plus de fruit à recueillir au milieu de la profusion de ses idées, même contradictoires, que dans la trame peignée, resserrée, découpée, d’un ouvrage dans lequel la forme l’aura occupé[1]… Quand le Poussin disait, dans une boutade, que Raphaël était un âne, à côté de l’antique, il savait ce qu’il disait : il ne pensait qu’à comparer le dessin, les connaissances anatomiques de l’un et des autres, et il avait beau jeu à prouver que Raphaël était ignorant à côté des anciens.

À ce compte-là, il aurait pu dire aussi que Raphaël n’en savait pas autant que lui même Poussin, mais dans une autre disposition… En présence des miracles de grâce et de naïveté unies ensemble, de science et d’instinct de composition poussés à un point où personne ne l’a égalé, Raphaël lui eût paru ce qu’il est en effet, supérieur même aux anciens, dans plusieurs parties de son art, et particulièrement dans celles qui ont été entièrement refusées au Poussin.

L’invention chez Raphaël, et j’entends par là le dessin et la couleur, est ce qu’elle peut ; non pas que j’entende dire par là qu’elle est mauvaise ; mais telle quelle est, si on la compare aux merveilles en ce genre du Titien, du Corrège, des Flamands, elle devient secondaire, et elle devait l’être ; elle eût pu l’être encore beaucoup davantage, sans distraire notablement des mérites qui mettent Raphaël non seulement au premier rang, mais au-dessus de tous les artistes, anciens et modernes, dans les parties où il excelle. J’oserais même affirmer que ces qualités seraient amoindries par une plus grande recherche dans la science anatomique ou le maniement du pinceau et de l’effet. On pourrait presque en dire autant du Poussin lui-même, eu égard aux parties dans lesquelles il est supérieur. Son dédain de la couleur, la précision un peu dure de sa touche, surtout dans les tableaux de sa meilleure manière, contribuent à augmenter l’impression de l’expression ou des caractères.

  1. C’est un retour à l’idée que nous notions dans notre Étude et dont nous nous servions pour justifier la publication du Journal : « Pourquoi ne pas faire un petit recueil d’idées détachées qui me viennent de temps en temps toutes moulées, et auxquelles il serait difficile d’en coudre d’autres ? Faut-il absolument faire un livre dans toutes les règles ? Montaigne écrit à bâtons rompus… Ce sont les ouvrages les plus intéressants. » (Voir t, p. iv, v.)