Journal (Eugène Delacroix)/19 octobre 1856

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 176-177).

19 octobre. — Promenade avec Berryer et Gadillan dans la campagne ; plaine du haut. Vu les murs extérieurs du parc.

Cette campagne, toute plate et sans routes sablées, m’a fait un effet charmant. Le bon Cadillan éprouvait la même chose : il semblait que nous respirions plus librement.

Berryer me contait le soir que Pariset[1] lui disait que chaque découverte un peu importante qu’il semblait que l’on fit en médecine, ne faisait que lui expliquer ou même lui faire comprendre un trait d’Hippocrate encore obscur.

Tous les soirs, pendant que ces messieurs font leur partie interminable de billard, je me promène devant le château. J’ai eu au commencement de la semaine des clairs de lune délicieux. Nous avons eu une éclipse presque totale qui a donné à la lune cette couleur sanglante qu’on voit racontée dans les poètes et que Berryer me disait ne pas connaître : il en est de cela comme de Pariset avec Hippocrate. Les grands hommes voient ce que le vulgaire ne voit point : c’est pour cela qu’ils sont des grands hommes ; ce qu’ils ont découvert et souvent crié sur les toits, est négligé ou incompris de ceux à qui ils s’adressent. Le temps, mais plus souvent un autre homme de leur trempe, retrouve le phénomène et le montre à la foule à la fin.

Je voudrais me rappeler si Virgile, dans la description de la tempête, fait tourner le ciel sur la tête de ses matelots, comme je l’ai vu en allant à Tanger, dans ce coup de vent où le ciel, pendant la nuit, était sans nuages et où il semblait, à cause des mouvements du navire, que la lune et les étoiles fussent dans un continuel et immense mouvement.

  1. Étienne Pariset (1770-1847), médecin, connu surtout par ses recherches sur les maladies épidémiques.