Journal (Eugène Delacroix)/19 juillet 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 389-391).

19 juillet. — Andrieu me dit que le temps qu’il faut pour la vigne, c’est le contraire de celui qu’il faut pour le blé : il faut un temps frais et net pour ce dernier ; pour la vigne, il faut le temps étouffant, le mistral, le siroco. — Rapporter ceci à ma réflexion sur les malheurs nécessaires.

Non seulement nous voyons cette apparente contradiction dans la nature, qui semble satisfaire ceux-ci aux dépens de ceux-là, mais nous sommes nous-mêmes pleins de contradictions, de fluctuations, de mouvements en sens divers, qui rendent agréable ou détestable la situation où nous sommes et qui ne change pas, tandis que nous changeons. Nous désirons un certain état de bonheur, qui cesse d’en être un, quand nous l’avons obtenu. Cette situation que nous avons désirée est souvent pire, effectivement, que celle où nous nous trouvons.

L’homme est si bizarre qu’il trouve dans le malheur même des sujets de consolation et presque du plaisir, comme celui, par exemple, de se sentir injustement persécuté et d’avoir en soi la conscience d’un mérite supérieur à sa fortune présente ; mais il lui arrive bien plus souvent de s’ennuyer dans la prospérité et même de s’y trouver très malheureux. Le berger de La Fontaine, devenu premier ministre, entouré dans son poste élevé de jalousie et d’embûches, devait être et se trouvait à plaindre ; il dut éprouver un vif moment de bonheur, quand il reprit ses simples habits de berger et qu’il s’en empara en quelque sorte aux yeux de tous, pour retourner dans les lieux et au milieu de la vie où il goûtait sous ces habits le bonheur le plus vraiment fait pour l’homme, celui d’une vie simple et adonnée au travail.

L’homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens réels ; il le met presque toujours dans la vanité, dans le sot plaisir d’attirer sur soi les regards et par conséquent l’envie. Mais, dans cette vaine carrière, il n’en atteint point ordinairement l’objet au moment où il se réjouit de se voir sur un théâtre où il attire les regards, il regarde encore plus haut ; ses désirs montent à mesure qu’il s’élève, il envie lui-même autant qu’il est envié ; quant aux vrais biens, il s’en éloigne toujours davantage : la tranquillité d’esprit, l’indépendance fondée sur des désirs modestes et facilement satisfaits, lui sont interdites. Son temps appartient à tout le monde ; il gaspille sa vie dans de sottes occupations. Pourvu qu’il se sente sous l’hermine et sous la moire, pourvu que le vent de la faveur le pousse et le soutienne, il dévore les ennuis d’une charge, il consume sa vie dans les paperasses, il la donne sans regret aux affaires de tout le monde. Être ministre, être président, situations scabreuses[1] qui ne compromettent pas seulement la tranquillité, mais la réputation, qui mettent un caractère à des épreuves difficiles, qui exposent an naufrage, au milieu d’écueils sans cesse renaissants, une conscience peu assurée d’elle-même.

Le plus grand nombre des hommes se compose de malheureux, qui sont privés des choses les plus nécessaires à la vie. La première de toutes les satisfactions serait pour eux la possibilité de se procurer ce qui leur manque ; le comble du bonheur, d’y joindre ce degré d’aisance et de superflu qui complète la jouissance des facultés physiques et morales.

  1. Delacroix écrivait en 1824 : « Quelles grâces ne dois-je pas au ciel de ne faire aucun de ces métiers de charlatan qui en imposent au genre humain ! Au moins je puis en rire ! »