Journal (Eugène Delacroix)/18 janvier 1856

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 127-129).

18 janvier. — Voir Guillemardet, avant le conseil. — Après le conseil : Guérin, Mesnard[1], Philippe Rousseau. — Carte à Baroche, Grosclaude[2]. — Voir à l’Hôtel de ville pour le surplus du payement du salon de la Paix. — Cerfbeer.

— A l’Hôtel de ville et flânerie complète ; j’aime beaucoup à rôder ainsi toute une journée dans ce vieux Paris. Quinze jours avant, j’avais été dans le Marais pour trouver le général C…, à la place Royale, et j'étais revenu tout le long des boulevards. Aujourd’hui, j’ai été chez Guérin, que je n’ai pas trouvé, et je suis entré à Notre-Dame.

Chez Baroche ; lui écrire.

Le soir, dormi après dîner, malgré toutes sortes de projets.

Je devais, dans la journée, aller chez Mesnard, au Sénat. Rencontré Ravaisson[3], à qui j’ai promis d’envoyer les deux dessins de Chenavard, place du Palais-Bourbon, 6.

Le matin, j’avais été chez mon cher Guillemardet. Il me remet un paquet de mes lettres écrites anciennement à Félix ; il est facile d’y voir combien l’esprit a besoin des années pour se développer dans les vraies conditions. Il me dit qu’il y voit déjà le même homme que je suis aujourd’hui. Plus de mauvais goût et d’impertinence que d’esprit, mais il faut que ce soit ainsi. Ce désaccord singulier entre la force de l’esprit qu’amène l'âge et l’affaiblissement du corps, qui en est aussi la conséquence, me frappe toujours et me paraît une contradiction dans les décrets de la nature. Faut-il y voir un avertissement que c’est surtout vers les choses de l’esprit qu’il faut se tourner, quand le corps et les sens nous font défaut ? Il est du moins incontestable que c’est une compensation ; mais combien il faut veiller sur soi pour ne pas lâcher quelquefois la bride à ces recrudescences mensongères, qui nous font croire que nous pouvons être jeunes ou faire comme si nous l’étions ! Tel est le piège où tout va s’abîmer.

  1. Jacques-André Mesnard (1792-1858), magistrat et homme politique, qui devint sénateur et vice-président du Sénat en 1852.
  2. Louis Grosclaude, né a Genève en 1786, peintre de genre, dont plusieurs toiles ont été au Musée du Luxembourg.
  3. Jean-Gaspard-Félix Ravaisson-Mollien, philosophe et archéologue, né en 1813. Ses travaux sur Atistote l’avaient fait remarquer de M. de Salvandy, qui le choisit comme chef de son cabinet, quand il fut ministre de l’instruction publique en 1837. Nommé quelque temps plus tard inspecteur général des bibliothèques publiques, puis en 1853 inspecteur général de l’enseignement supérieur, il devint, en 1862, conservateur du Musée du Louvre. Il appartient depuis 1839 à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et depuis 1881 à l’Académie des sciences morales et politiques.