Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 140-141).

1825

Sans date[1]. — L’envie a noirci chaque feuillet de son histoire. Pendant que les Tartufe et les Basile de l’Angleterre se liguaient contre lui, il déposait la lyre à laquelle il devait sa renommée, il saisissait l’épée de Pélopidas et prodiguait en faveur des Hellènes ses travaux, ses fatigues, ses veilles, sa santé, sa fortune et enfin sa vie. — Ses ennemis ont été nombreux : mais voici son tombeau. La haine expire, l’envie pardonne. L’avenir juste va le ranger au nombre de ces hommes que des passions, le trop d’activité ont condamnés au malheur en leur donnant le génie. On dirait qu’il s’est voulu peindre dans ses vers : le malheur, voilà le partage de ces grands hommes. Telle est la récompense de leurs pensées élevées, et de ce grand sacrifice qu’ils consomment, lorsque, réunissant pour ainsi dire en des paroles harmonieuses la sensibilité de leurs organes, la délicatesse de leurs idées, leur force, leur âme, leurs passions, leur sang, leur vie, ils donnent à leurs semblables de grandes leçons et d’immortelles voluptés.

  1. Le journal subit ici une interruption de plusieurs années, soit que Delacroix eût alors cessé de prendre ses notes journalières, soit que les petits cahiers où il inscrivait ses impressions aient disparu ; cette dernière hypothèse nous paraît la plus vraisemblable.
    Sur cette période de sa vie (1825-1832) il n’a été retrouvé, en fait de document intime, qu’un petit album rouge que Delacroix portait sur lui dans son voyage en Angleterre (1826) et qui contient des croquis de paysages.
    On y lit aussi ces courtes réflexions inspirées par la vie et la mort de lord Byron, pour qui Delacroix eut toujours une admiration passionnée. L’idée qu’il exprime sur le malheur réservé aux grands hommes lui tenait au cœur, car il l’a développée à plusieurs reprises ; il remarque quelque part que « les grands hommes ont une vie plus traversée et plus misérable que les autres ».