Journal (Eugène Delacroix)/17 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 201-202).

Mardi 17 mai. — Fait encore le paresseux, toute la journée, à lire l’article de Charles-Quint et un peu de l’Essai sur les mœurs, sur ledit et sur François Ier et Louis XI aussi.

Vers trois heures, embarqué vers Draveil, mais la pluie presque tout le temps, et en revenant, acheté une quantité de cigares.

Je trouve dans la Presse un article de Gautier, sur une nouvelle création de Frédérick, le Vieux Caporal[1] : « Il parcourt d’un bout à l’autre le clavier de l’âme humaine, don admirable, qui se rencontre rarement chez la même personne ; il a la passion, la foi, l’ironie et le scepticisme ; il sait rendre tous les beaux mouvements du cœur et s’en railler avec une verve diabolique ; il peut être, dans la même soirée, Roméo et Méphistophélès, Ruy Blas et Robert Macaire, Gennaro et le Joueur. Le manteau lui sied comme la souquenille, la pourpre comme le haillon ; mais, quel que soit le personnage qu’il représente, il lui donne la vie, et infuse aux veines du mélodrame le plus débile un sang rouge et généreux. Frédérick Lemaître est de la race des Hugo, des Dumas, des Balzac, des Delacroix, des Préault ; il appartient à cette forte et puissante génération romantique dont il a partagé le succès et soulevé les enthousiasmes ; c’est l’acteur shakespearien[2] par excellence, la plus complète incarnation du drame moderne. »

  1. Le Vieux Caporal, drame en cinq actes, de Dumanoir et d’Ennery, fut représenté pour la première fois le 9 mai 1853 sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, sous la direction de Marc Fournier. Antoine Simon, le principal rôle, fut une des plus belles créations de Frédérick Lemaître. Son jeu muet, l’éloquence de son geste, lui valurent un véritable triomphe.
  2. Dans l’Histoire du romantisme de Gautier, on lit à propos de Frédérick Lemaître : « C’est toujours un noble et beau spectacle que de voir ce grand acteur, le seul qui chez nous rappelle Garrick, Kemble, Macready, et surtout Kean, faire trembler de son vaste souffle shakespearien les frêles portants des coulisses des scènes du boulevard. »