Journal (Eugène Delacroix)/16 mars 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 263-266).

Lundi 16 mars. — Il faut maintenant qu’un écrivain soit universel. La nuance entre le savant et le poète ou le romancier est complètement abolie. Le moindre roman demande plus d'érudition qu’un traité scientifique, que dis-je ? que vingt traités ! Car un savant est, ou un chimiste, ou un astronome, ou un géographe, ou un antiquaire ; il peut avoir une certaine teinture des connaissances qui touchent à celle dont il a fait l’occupation de sa vie ; mais plus il se renferme dans cette étude spéciale, plus il obtient de résultats de ses recherches. Il n’en est pas de même du métier de critique. La nécessité de parler de tout met dans l’obligation de savoir tout ; mais qui peut tout savoir ? Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire ? tout cela, c’est la mer à boire. Ainsi n’en apprennent-ils pas si long ! mais il leur faut un peu l’apparence de tout cela.

Je suis effrayé de ce qui peut passer sous les yeux d’un homme, comme Sainte-Beuve par exemple, de lectures diverses, digérées ou non. Voici aujourd’hui un article sur Tite-Live ; il raconte la vie de Tite-Live, détail peu connu, et dont les lecteurs ne s'étaient jamais embarrassés. Dans un article toujours trop long sur Virgile, Thierry, du Moniteur, après avoir parlé de la préférence que notre siècle accorde aux ouvrages de la première main, primitifs, etc., comme Homère, se demande si Virgile, venu trente ou quarante siècles après, pouvait faire une Iliade, et il ajoute : « Si les anciens sont à jamais nos maîtres, ne dédaignons pas pour cela ceux de leurs disciples qui s’efforcent vainement de se faire leurs égaux. C’est un grand point de venir le premier, on prend le meilleur même sans choisir ; on peut être simple même sans savoir ce que c’est que la simplicité ; on est court parce qu’on n’a besoin ni de remplir, ni de passer la mesure de personne ; on s’arrête à temps parce que nulle émulation n’excite à poursuivre au delà… »

Ne prendrait-on pas souvent l’absence de l’art pour le comble de l’art ? Si l’art dans la suite de son développement n’aboutit qu'à produire des articles toujours moindres, on me pardonnera d’avoir une profonde compassion pour les époques qui ne peuvent se passer du labeur compliqué de l’art.

Je demande qu’on ne soit pas trop dupe d’un grand mot : la simplicité, et qu’on veuille bien ne pas faire de la simplicité la règle du temps où elle n’est plus possible. C’est le thème de tous les pédants d’aujourd’hui. Chenavard ne voit rien après ce qui a été fait. Delaroche se hérissait quand on parlait de l’antique romain ; Phidias avant tout, comme Michel-Ange pour Chenavard ! Cependant ce dernier met Rubens dans sa fameuse heptarchie. Il admire Rubens et écrase avec Rubens les infortunées tentatives des hommes de notre temps. Cependant Rubens a paru dans une époque de décadence relative ; comment le donne-t-on dans ce système pour compagnon à Michel-Ange ? Il a été grand d’une autre manière. Cette simplicité qu’on exalte, dont parle Thierry, tient souvent à des tournures de langage plus incultes dans les poésies primitives ; en un mot, elle est plus dans l’habit de la pensée que dans la pensée elle-même.

Beaucoup de gens, surtout dans ce temps où on a cru qu’on allait retremper la langue et la rajeunir à volonté comme on rase un homme qui a la barbe trop longue, ne préfèrent Corneille à Racine que parce que la langue est moins polie dans le premier que dans le dernier de ces deux poètes. De même pour Michel-Ange et Rubens : la pratique de la fresque, qui était le moyen de Michel-Ange, force le peintre à une plus grande simplicité de moyen d’effet ; il en résulte, indépendamment du talent même, et par le fait des moyens matériels, une certaine grandeur, une nécessité de renoncer aux détails. Rubens, avec un autre procédé, trouve des effets différents qui satisfont à d’autres titres. Montesquieu dit bien : Deux beautés communes se défont, deux grandes beautés se font valoir. Un chef-d'œuvre de Rubens mis en pendant d’un chef-d'œuvre de Michel-Ange ne pâlira nullement. Si, au contraire, vous regardez séparément chacun de ces ouvrages, il arrivera sans doute qu'à proportion de votre impressionnabilité vous serez tout à celui que vous regardez. Une nature sensible est facilement possédée et entraînée par le beau ; vous serez à celui qui frappe vos yeux dans le moment. Il faut se servir des moyens qui sont familiers aux temps où vous vivez ; sans cela vous n'êtes pas compris et vous ne vivrez pas. Ce moyen d’un autre âge que vous allez employer pour parler à des hommes de votre temps, sera toujours un moyen factice, et les gens qui viendront après vous, en comparant cette manière d’emprunt aux ouvrages de l'époque où cette manière était la seule connue et comprise, et par conséquent supérieurement mise en œuvre, vous condamneront à l’infériorité comme vous vous y serez condamné vous-même.