Journal (Eugène Delacroix)/16 mai 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 272-274).

16 mai. — Jenny est allée à Paris. Assis à la place du vieux marronnier arraché à l’Ermitage. Mon cher petit Chopin s’élevait beaucoup contre l’école qui fait dériver une partie du charme de la musique de la sonorité. Il parlait en pianiste.

Voltaire définit le beau ce qui doit charmer l’esprit et les sens. Un motif musical peut parler à l’imagination sur un instrument qui n’a qu’une manière de plaire aux sens, mais la réunion de divers instruments ayant une sonorité différente donnera plus de force à la sensation. A quoi servirait d’employer tantôt la flûte, tantôt la trompette ? La première s’associera à un rendez-vous de deux amants, la seconde au triomphe d’un guerrier ; ainsi de suite. Dans le piano même, pourquoi employer tour à tour les sons étouffés ou les sons éclatants, si ce n’est pour renforcer l’idée exprimée ? Il faut blâmer la sonorité mise à la place de l’idée, et encore faut-il avouer qu’il y a dans certaines sonorités, indépendamment de l’expression même, un plaisir pour les sens.

Il en est de même pour la peinture : un simple trait exprime moins et plaît moins qu’un dessin qui rend les ombres et les lumières. Ce dernier exprimera moins qu’un tableau : je suppose toujours le tableau amené au degré d’harmonie où le dessin et la couleur se réunissent dans un effet unique. Il faut se rappeler ce peintre ancien qui, ayant exposé une peinture représentant un guerrier, faisait entendre en même temps derrière une tapisserie la fanfare d’une trompette.

Les modernes ont inventé un genre qui réunit tout ce qui doit charmer l’esprit et les sens. C’est l’opéra. La déclamation chantée a plus de force que celle qui n’est que parlée. L’ouverture dispose à ce qu’on va entendre, mais d’une manière vague : le récitatif expose les situations avec plus de force que ne ferait une simple déclamation, et l’air, qui est en quelque sorte le point admiratif de chaque scène, complète la sensation par la réunion de la poésie et de tout ce que la musique peut y ajouter. Joignez à cela l’illusion des décorations, les mouvements gracieux de la danse.

Malheureusement tous les opéras sont ennuyeux, parce qu’ils vous tiennent trop longtemps dans une situation que j’appellerai abusive. Ce spectacle, qui tient les sens et l’esprit en échec, fatigue plus vite. Vous êtes promptement fatigué de la vue d’une galerie de tableaux : que sera-ce d’un opéra qui réunit dans un même cadre l’effet de tous les arts ensemble ?

— Je remarque dans cette forêt que non seulement les yeux sont mon seul moyen pour saisir les objets, mais encore qu’ils sont affectés agréablement ou désagréablement[1].

  1. Cette dernière phrase est biffée dans le manuscrit.