Journal (Eugène Delacroix)/16 mai 1823

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 30-34).

Vendredi 16 mai. — C’est samedi 10 que je l’ai revue ; je ne mettrai pas comment elle m’a reçu : je m’en souviendrai. Cela m’a troublé…

Je suis maintenant tout à fait calme. La jalousie commençait à gronder. J’ai le jour même dîné avec Pierret.

— Le lendemain matin, Bompart vient m’entretenir du concours projeté qu’il m’a présenté sous les plus belles couleurs du monde.

Aujourd’hui, vendredi, 16 mai, j’ai vu Laribe et lui ai porté la rédaction que j’avais tirée de l’histoire de France. Ce que je prévoyais arrive ; on retardera, on amoindrira l’idée, et on élaguera parmi les concurrents. Je lui ai parlé sans façon, peut-être trop. Je me suis rejeté sur la promesse de commande pour une église, mais en homme qui n’y compte guère ; il m’a répondu en homme qui ne veut guère faire de même.

— Fortifie-toi contre la première impression ; conserve ton sang-froid.

Ni les promesses brillantes de tes meilleurs amis, ni les offres de service des puissants, ni l’intérêt qu’un homme de mérite te témoigne ne doivent te faire croire à rien de réel dans tout ce qu’ils te diront ; quant à l’effet, j’entends, parce que beaucoup de prometteurs ont de bonnes intentions en vous parlant, comme les faux braves, ou les gens qui se mettent en colère à la manière des femmes, et dont toute l’effervescence se calme considérablement à l’approche de l’action. De ton côté, sois prudent dans l’accueil que tu fais toi-même, et surtout point de ces prévenances ridicules, fruits seulement de la disposition du moment.

— L’habitude de l’ordre dans les idées est pour toi la seule route au bonheur ; et pour y arriver, l’ordre dans tout le reste, même dans les choses les plus indifférentes, est nécessaire.

— Que je me sens faible, vulnérable et ouvert de tous côtés à la surprise, quand je suis en face de ces gens qui ne disent pas les paroles par hasard, et dont la résolution est toujours prête à soutenir le dire par l’action !… Mais y en a-t-il, et ne m’a-t-on pas pris souvent pour un homme ferme ?

Le masque est tout. Il faut convenir que je les crains ; et est-il rien de plus flétrissant que d’avoir peur ? L’homme le plus ferme par nature est poltron, quand ses idées sont flottantes ; et le sang-froid, la première défense, ne vient que de ce que la surprise n’a point d’accès dans une âme qui a tout vu d’avance. Je sais que cette détermination est immense, mais à force d’y revenir, on fait naturellement une grande partie du chemin.

— J’ai vu mardi dernier Sidonie. Il y a eu quelques moments ravissants. Qu’elle était bien, nue et au lit ! Surtout des baisers et des approches délicieuses…

Elle revient lundi.

— Géricault est venu me voir le lendemain mercredi. J’ai été ému à son abord[1] : sottise ! De là au manège royal, dont je n’attends pas grand fruit ; puis été voir Cogniet.

— Le soir chez les Fielding[2].

— Hier jeudi, Taurel[3] venu me voir ; il m’a donné envie de l’Italie et longue conversation à Monceaux et au retour. Quelques-unes des idées ci-dessus en sont le fruit.

— Aujourd’hui, reçu une lettre de Philarète, qui a couru après moi.

— Voici quelques-unes des folies que j’écrivais, il y a quelques jours, au crayon, tout en travaillant à mon tableau de Phrosine et Melidor[4]. C’était à la suite d’une narration de jouissances éprouvées qui m’avait donné une dose passable de mauvaise humeur.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas reçue froidement comme vous m’aimez ? Quels droits ai-je sur vous ? Pourquoi avoir demandé de m’amener ? Vous me dites de vous aller voir ! Quel partage, ô ciel ! Quelle folie ! en sortant de vous voir, je me suis flatté que vos yeux m’avaient dit vrai. Il fallait me traiter en ami : c’était bien le moins. D’ailleurs qu’ai-je demandé ? Je serais un misérable, si j’étais revenu chez vous avec l’espoir de vous aimer et d’être aimé. Je croyais avoir tout surmonté ; je comptais surtout sur votre aide. Qu’est-ce qu’ont voulu dire vos yeux ? Vous avez eu la cruauté de me donner un baiser ! Pensez-vous que je vivrai avec cet homme, si je me mets à vous aimer ?… et que je le souffrirai près de vous ? Ou par pitié, sans doute, vous lui accorderez tout ? Cette pitié-là n’accommode pas un cœur aimant… mon cœur n’est pas si compatissant… Vous me méprisez donc ? »

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Ici je ne suis plus fou. — Socrate dit qu’il faut combattre l’amour par la fuite.

— Il faudrait lire Daphnis et Chloé : c’est un des motifs antiques qu’on souffre le plus volontiers.

— Ne pas perdre de vue l’allégorie de l’Homme de génie aux portes du tombeau, et de la Barbarie qui danse autour des fagots, dans lesquels les Omar musulmans et autres jettent livres, images vénérables et l’homme lui-même. Un œil louche l’escorte à son dernier soupir, et la harpie le retient encore par son manteau ou linceul. Pour lui, il se jette dans les bras de la Vérité, déité suprême : son regret est extrême, car il laisse l’erreur et la stupidité après lui, mais il va trouver le repos. On pourrait le personnifier dans la personne du Tasse : ses fers se détachent et restent dans les mains du monstre. La couronne immortelle échappe à ses atteintes et au poison qui coule de ses lèvres sur les pages du poème.

  1. Delacroix a retracé d’autre part, dans le cahier manuscrit dont nous avons déjà parlé, le caractère de ses relations avec Géricault : « Quoiqu’il me reçût avec familiarité, la différence d’âge et mon admiration pour lui me placèrent, à son égard, dans la situation d’un élève. Il avait été chez le même maître que moi, et, au moment où je commençais, je l’avais déjà vu, lancé et célèbre, faire à l’atelier quelques études. Il me permit d’aller voir sa Méduse pendant qu’il l’exécutait dans son atelier bizarre près des Ternes. L’impression que j’en reçus fut si vive qu’en sortant je revins toujours courant et comme un fou jusqu’à la rue de la Planche que j’habitais alors. » (Eugène Delacroix, Sa vie et ses œuvres, p. 61.)
  2. Il s’agit ici des quatre Anglais, les frères Fielding, Théodore, Copley, Thalès et Nathan, tous artistes, aquarellistes de talent. Le plus célèbre est Copley. Ce fut Thalès Fielding qui se lia le plus intimement avec Delacroix, pendant un séjour qu’il fit à Paris en 1823. M. Léon Riesener, dans ses notes sur Delacroix, donne des détails assez piquants sur la communauté d’existence des deux artistes : « Pour faire du café le matin, on ajoutait de l’eau et un peu de café sur le marc de la veille, dans l’unique bouilloire, jusqu’à ce qu’on fût forcé de la vider. De temps en temps on avait un gigot en provision, dans l’armoire, auquel on coupait des tranches pour les rôtir dans la cheminée. Mais un jour les deux amis, partageant ce déjeuner, se fâchèrent. Fielding disait très sérieusement qu’il descendait du roi Bruce. Delacroix l’appelait « Sire ». Mais Fielding ne pouvait sur ce sujet admettre la plaisanterie et se fâcha pour toujours. » (Corresp., t. I, p. 23.)
  3. François Taurel, peintre de marines, né à Toulon en 1787, mort à Paris en 1832.
  4. Le tableau dont parle ici Delacroix est sans doute resté inachevé, car il ne se retrouve pas dans l’œuvre du maître et ne figure pas au catalogue Robaut.
    Sous ce même titre, Prud’hon exposa au Salon de l’an VI une gravure célèbre, dont la composition dramatique peut avoir tenté l’imagination toujours en éveil de Delacroix. Phrosine et Melidor est également le titre d’un opéra-comique en trois actes, de Méhul, dont le poème fort médiocre est d’Arnault, et qui fut représenté pour la première fois en 1794. Il se peut qu’après avoir vu jouer cette pièce, Delacroix ait songé à en tirer un sujet de tableau.
    En l’absence de tout document, il est impossible de se prononcer entre ces deux hypothèses.