Journal (Eugène Delacroix)/16 décembre 1843

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 198-199).

1843

16 décembre. — Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité. Exemple : j’ai sous les yeux des oiseaux qui se baignent dans une petite flaque d’eau formée par la pluie, sur le plomb qui recouvre la saillie plate d’un toit ; je vois à la fois une foule de choses que le poète ne peut pas même mentionner, loin de les décrire, sous peine d’être fatigant et d’entasser des volumes, pour ne rendre encore qu’imparfaitement.

Notez que je ne prends qu’un instant : l’oiseau se plonge dans l’eau ; je vois sa couleur, le dessous argenté de ses petites ailes, sa forme légère, les gouttes d’eau qu’il fait voler au soleil, etc… Ici est l’impuissance de l’art du poète ; il faut que de toutes ces impressions il choisisse la plus frappante pour me faire imaginer toutes les autres.

Je n’ai parlé que de ce qui touche immédiatement au petit oiseau ou ce qui est lui ; je passe sous silence la douce impression du soleil naissant, les nuages qui se peignent dans ce petit lac comme dans un miroir, l’impression de la verdure qui est aux environs, les jeux des autres oiseaux attirés près de là, ou qui volent et s’enfuient à tire-d’aile, après avoir rafraîchi leurs plumes et trempé leur bec dans cette parcelle d’eau. Et tous les gestes gracieux, au milieu de ces ébats, ces ailes frémissantes, le petit corps dont le plumage se hérisse, cette petite tête élevée en l’air, après s’être humectée, mille autres détails, que je vois encore en imagination, si ce n’est en réalité. Et encore, en décrivant tout ceci[1]

  1. La suite manque dans le manuscrit.