Journal (Eugène Delacroix)/15 mars 1858

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 316-317).

15 mars. — Je suis souffrant depuis quelques jours de l’estomac ; je l’ai fatigué un peu peut-être, et de plus je travaille beaucoup depuis un mois et demi.

J’ai sous les yeux dans ma chambre la petite répétition du Trajan[1] et le Christ montant au Calvaire. Le premier est blond et clair beaucoup plus que l’autre. Le petit Watteau[2] que j’ai mis à côté de tous les deux a achevé de me démontrer où sont les avantages des fonds clairs. Dans le Christ, les terrains, surtout ceux du fond, se confondent presque avec les parties sombres des personnages : la règle la plus générale est d’avoir toujours des fonds d’une demi-teinte claire, moins que les chairs, bien entendu, mais calculés de manière que les accessoires bruns, tels que vêtements, barbe, chevelures, tranchent en brun pour enlever les objets du premier plan. C’est ce qui est très remarquable dans le Watteau ; il y a même plusieurs parties qui ont la même valeur que leurs fonds respectifs. Ainsi les bas des souliers gris ou jaunâtres ne sortent du terrain que par des parties légèrement plus foncées, etc. Il faudrait d’autres Watteau pour étudier l’artifice de son effet.

Dans mon Watteau, les arbres du fond, quoiqu'à un plan peu reculé, sont extrêmement clairs : il ne s’y trouve pas un seul ton, non plus que dans les tombeaux, qui rivalise même de loin pour la vigueur avec ceux du premier plan. Il en résulte même un défaut de liaison que je trouve choquant quand je le compare avec mon Trajan ; chaque petite figure est isolée, et on voit trop clairement qu’elle a été faite à loisir, indépendamment de ses voisines.

C’est aujourd’hui, après y avoir réfléchi ce matin dans mon lit, que j’ai donné à Haro l’idée qui peut mettre sur la voie de la peinture des Van Eyck, le problème consistant d’une part dans le moyen à prendre pour éviter la trop grande quantité d’huile dans les couleurs, et de l’autre dans celui d’ajouter du vernis en quantité correspondante. Je lui ai dit de renverser le problème : on broierait les couleurs avec un vernis qui permettrait de conserver les couleurs fraîches, et on ajouterait de l’huile en peignant. Il est très frappé de mon idée.

  1. Il s’agit de l’esquisse de la fameuse toile la Justice de Trajan, peinte en 1840 et qui est l’honneur du musée de Rouen. (Voir Catalogue Robaut, no 693.) « La Justice de Trajan est peut-être comme couleur la plus belle toile de M. Eugène Delacroix, et rarement la peinture a donné aux yeux une fête si brillante : la jambe s’appuyant dans son cothurne de pourpre et d’or au flanc rose de sa monture est le plus frais bouquet de tons qu’on ait jamais cueilli sur une palette, même à Venise. » (Th. Gautier, Les Beaux-Arts en Europe.)
  2. Delacroix tenait de Barroilhet ce petit tableau de Watteau, les Apothicaires. Il l’a légué par testament à M. le baron Schwiter. (Corresp., t. I, p. vi.)